Husserl attribue - légitimement - au sujet une "conscience constituante" créatrice de sens et capable de reconstruire le savoir, à condition de dépasser l'attitude naturelle par la réduction phénoménologique. Or cette capacité suppose a minima une foi en la raison, héritée de la philosophie grecque. Mais il est illusoire, pour la conscience, de prétendre dépasser la finitude radicale sur la foi de l'intersubjectivité raisonnable - altérité fausse. S'impose, au coeur même de la conscience, la présence d'un Autre absolu capable d'instiller une "conscience de la rupture de la conscience" (Levinas), ce qui ouvre alors la voie vers l'inconscient - altérité vraie.
CONSCIENCE, Intersubjectivité, Finitude, Autre, HUSSERL
CONSCIENCE, Entendement, Subjectivité, Sens
Pour le sujet fini, la conscience se manifeste initialement par la reconnaissance de ce qui est objectivement partagé dans son monde. Cependant, la vraie conscience définie comme sens et subjectivité, émerge lorsque le sujet reconstitue un sens objectif à partir de sa propre liberté. C'est la condition pour que lui-même, mais aussi tout autre, puisse "entende" (et comprendre) le sens de ce qui est dit. Ce sens concerne l’existence humaine, dans sa finitude et son autonomie, lorsqu'interviennent les concepts philosophiques : correctement définis et articulés, ils deviennent des règles pour la pensée, à réinstituer à chaque fois par chaque sujet.
CONSCIENCE, Entendement, Autre, Subjectivité
"La conscience se donne au savoir comme entendement... On a ouï (ouïr, d'audire) l'appel de l'Autre, on y a obéi (obéir, d'oboedire, ob-audire), on l'a entendu (au sens de l'entendement — entendre a pris en français le sens d'ouïr, mais en gardant celui de comprendre). C'est la « vocation » en tant qu'elle mène jusqu'au bout de l'œuvre. Et c'est, pour l'œuvre qu'est la philosophie, la formation et l'usage des concepts spéculatifs où la conscience philosophique répond à la parole (appel) de l'Autre en supposant dans ses objets (et en elle-même) la même parole."
JURANVILLE, HUCM, 2017
CONSCIENCE, Autre, Liberté, Sujet, HEIDEGGER
"La conscience est toujours d’abord ce qui vient de l’Autre, l’Autre dans le sujet. Elle est toujours d’abord conscience morale. Et cependant elle est toujours aussi, finalement, le sujet lui-même en tant qu’il s’identifie pleinement à cet Autre, et qu’il va jusqu’au savoir rationnel. Elle est toujours conscience psychologique et phénoménologique."
JURANVILLE, 2000, JEU
CONSCIENCE, Autre, Inconscient, Mémoire
"Or cette conscience, qui est en chacun appel de l'Autre à devenir individu et, traversant, à l'imitation du Christ, sa passion propre, à faire oeuvre, s'accomplit suprêmement dans ce qui est apparu de nos jours sous le nom de relation psychanalytique, de psychanalyse. Là où elle comprend existentiellement la conscience, la pensée contemporaine ne peut lui donner tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps l'inconscient — c'est le cas de Heidegger. Et, là où elle en vient à affirmer l'inconscient (et ouvre par là même l'espace de la relation psychanalytique), la pensée contemporaine ne peut donner à celui-ci tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps la conscience — c'est le cas de Lacan."
JURANVILLE, HUCM, 2017
CONSCIENCE, Autre, Appel, Oubli, HEIDEGGER
La conscience existante est l'Autre dans le sujet, conscience qui l’appelle à ne pas oublier ...l'inévitable oubli de l'existence. Elle est l'étranger en moi, cette "étrangeté qui traque le Dasein et menace sa perte oublieuse de soi." écrit Heidegger. Le sujet qui entend l'appel de cette conscience, d'abord morale, éprouve sa culpabilité constitutive qu'il assume en "voulant-avoir-conscience", dans la résolution du "se projeter silencieux et prêt à l’angoisse vers la culpabilité la plus propre" écrit-il toujours. Une résolution qui, "s’appropriant authentiquement la non-vérité", débouche sur l’œuvre. Juranville, comme toujours, souligne les limites de cette analyse heideggérienne qui, au nom de la conscience existante, dénie à celle-ci le pouvoir de poser socialement son autonomie en travaillant, justement, à faire reconnaître l'objectivité de l'oeuvre. Ce qui revient, comme toujours, à laisser libre court à la conscience ordinaire et inauthentique, à la valider passivement.
CONNAISSANCE, Oeuvre, Occasion, Objectivité
Celui qui affirme l'existence suppose certes une oeuvre primordialement vraie, celle de l'Autre absolu, mais il exclut d'abord de poser son oeuvre propre en toute objectivité. Or il n'y a pas d'autre moyen de poser et de confirmer l'oeuvre primordiale que d'y répondre (et d'en répondre) par son oeuvre propre - laquelle recrée de quelque manière la consistance de l'oeuvre antérieure. C'est ainsi seulement que l'oeuvre devient connaissance. Et c'est ainsi que s'accomplit l'occasion, seulement quand l'oeuvre est posé dans son objectivité.
CONNAISSANCE, Métaphysique, Sujet, Existence
En matière de connaissance, la métaphysique évite la question de la finitude radicale, ainsi que la relation à l'Autre comme tel. A l'époque antique, en plaçant la vérité dans l'objet à connaître, indépendamment des limitations du sujet ; à l'époque moderne, en situant au contraire la vérité dans le sujet, à partir de quoi seulement l'objet peut être connu. Avec cette conséquence que la connaissance métaphysique s'accomplit sous la forme d'une auto-objectivation du sujet tendant à faire disparaître l'extériorité de l'objet... et donc, avec ce dernier, le principe même de toute connaissance objective au profit du seul savoir (intérieur). Il est facile de voir qu'une telle connaissance métaphysique, avec son sujet tout puissant, réalise un fantasme sexuel, pervers qui plus est, où l'objet est censé venir combler tout manque dans l'Autre. Inversement, c'est contre toute forme de connaissance absolue et vraie que se dresse la pensée de l'existence, au nom du choix existentiel (« Choisis-toi toi-même » énonce Kierkegaard) et de la confrontation avec la finitude, primant sur toute démarche de connaissance (y compris le « Connais-toi toi-même » de Socrate). Lacan en particulier, remet radicalement en question les préjugés liés au statut épistémique de l'objet aussi bien que celui du sujet, les ordonnant plutôt, du point de vue de la psychanalyse, à la cause de désir. Toutefois la question des conséquences sociales et politiques d'une telle position reste entière et non résolue.
CONNAISSANCE, Individu, Autre, Messie
L'individu est le principe subjectif de toute connaissance vraie. Car se vouloir individu, c'est affirmer son identité dans son unicité, et donc en faisant l'épreuve de la finitude, s'arracher aux lois ordinaires de ce monde. L’identité est l’acte de la connaissance, tandis que la chose est ce qui est à connaître, à travers l'oeuvre, et ce dans quoi s’accomplit la connaissance. L'oeuvre est connaissance dès lors qu'elle s'ouvre aux autres oeuvres, qui la précèdent, d'abord celle de l'Autre absolu, la création, ensuite toutes celles, humaines, avec lesquelles elle accepte d'entrer en dialogue. La reconnaissance pour son oeuvre, l'individu ne l'obtient pas immédiatement, c'est pourquoi dans ce chemin vers l'autonomie il est porté par la grâce qui lui permet d'anticiper cette reconnaissance - pour peu, une nouvelle fois, qu'il s'ouvre aux autres, qu'il accepte la grâce qu'ils peuvent lui communiquer. Mais l'existant préfère s'attacher, tout d'abord, à des formes de connaissance moins exigeantes. Il peut notamment choisir la connaissance empirique (scientifique et positive) en s'identifiant au sujet transcendantal en vigueur, avec ses maîtres et ses modèles socialement établis, dans le but de "produire" (non de créer) et surtout de "capitaliser" des connaissances utiles. Cette connaissance exclut toute relation à l'Autre comme tel, toute épreuve de la finitude radicale, et ne permet pas de créer l'oeuvre-chose dans son unité ; le travail de l'individu est toujours sacrifié à des fins collectives, monnayables, capitalisables. A contraire s'il accepte l'existence, et avec elle le principe d'une connaissance vraie, absolue, le sujet doit d'abord supposer cette connaissance à l'Autre absolu, et que cet Autre donne toutes les conditions à tout Autre pour y accéder à son tour. Mais, à cause de la finitude, il faut supposer également l'intervention en personne de cet Autre, par la médiation de son Fils incarné (c'est toujours d'un fils dont est attendue l'accès à la connaissance et au-delà la rédemption, ce fils initialement rejeté du microcosme sexuel parental - la fameuse "scène primitive") ; c'est pourquoi le Fils de l'Homme ne saurait être, d'abord et en même temps, que le Fils de Dieu. La connaissance vraie revêt donc, inévitablement, une portée messianique, puisqu'elle doit préparer, par l'instauration d'un monde juste, le retour du Messie.
CONNAISSANCE, Existence, Sens, Inconscient
La connaissance porte sur le particulier externe, même si elle en tire de l'universel, et elle est toujours oeuvre particulière, certes tournée vers l'universel. Affirmer l'existence, c'est donc toujours viser une connaissance particulière, mais aussi essentielle. En effet en posant l'extériorité de l'Autre absolu, aussi bien que son identité, l'existant suppose sa propre extériorité séparée et la possibilité de l'exposer dans son oeuvre propre, ayant alors valeur de connaissance. Mais la pensée de l'existence juge d'abord inconciliables l'existence, vécue authentiquement, et l'extériorité objective de la connaissance, sans se rendre compte que l'existence soi-disant authentique n'est alors que le reflet idéaliste et donc la continuation complaisante du monde social, avec son faux savoir écrasant. C'est en affirmant l'inconscient, en plus de l'existence, que l'on peut éviter le piège de l'idéalisme et parvenir à une connaissance objective. Seule la science de l'inconscient laisse place au non-sens constitutif de l'existence, et lui donne un sens finalement à la (dé)mesure du sens que l'Autre absolu a donné à son Oeuvre. A la condition de s'identifier, dans son oeuvre, à cet Autre absolu, l'oeuvre peut délivrer un sens qui soit connaissance essentielle et universelle.
CONCEPT, Essence, Etre, Métaphore
La position de l'essence est le concept, en tant qu'énonciation et acte de la pensée (non comme simple signifié, comme le veut Hegel), là ou l'être n'était que la substance de la pensée. Le concept est l'essence vraie et existante recevant effectivement sa vérité. Cet acte positionnel consiste en une métaphore, qui est le principe en acte de toute objectivité. Juranville dit quelle est "la chose originelle se posant elle-même comme Autre, créant son Autre", c'est-à-dire qu'elle pose l'essence et, avec celle-ci, maintient ouvert le champ de l'objectivité. Notons que la toute première métaphore reste la métaphore de l'être, où celui-ci se substitue à l'étant et reçoit par-là même une signification nouvelle, essentielle, celle de substance pour la pensée comme on l'a dit (en ce sens il n'est pas un concept comme les autres, il est le concept d'avant toute différenciation et toute conceptualisation). Les concepts se forment successivement dès qu'il s'agit de poser chacune des essences, chacun des modes particuliers de l'être. Les concepts surgissent donc, certes imprévisiblement, mais pour s'ordonner immanquablement en système, ne serait-ce qu'en raison de la structure propre de toute création métaphorique : en effet l'essence n'est posée dans un ternaire que pour être d'abord refusée, recréée dans un quaternaire (où le sujet se pose comme quart-élément), puis reposée dans un nouveau ternaire. Enfin la dynamique de la création des concepts relève de l'élection (de même que l'ouverture de l'être relevait de la grâce) ; élection qui "suppose l’assomption, par le sujet, de l’appel de l’Autre comme appel à l’œuvre et au savoir" dit Juranville, cet appel donc à poser les essences, à créer les concepts. Cela ne veut pas dire que l'existant reçoive et assume l'élection, le concept est donc toujours d'abord partiellement faux : ordinaire et convenu, empirique ou "scientifique", voire absolu ou métaphysique. Ou bien alors le concept est assumé comme création vraie et existante, mais dénié comme débouchant sur un savoir transmissible et systématique (c'est la position des pensées de l'existence, voire des pensées contemporaines de la "différence").
COMPLOTISME, Soupçon, Totalitarisme, Liberté de la presse, NIETZSCHE
Nietzsche a bien diagnostiqué la maladive proximité entre le ressentiment et le soupçon, la souffrance et la culpabilisation de l'autre - il aurait pu ajouter entre la veulerie du troupeau et le complotisme. C'est toujours le même rejet de l'individualité créatrice, même lorsqu'elle se voue au bien commun ou au progrès de la justice. Le poison du soupçon n'est pas seulement dangereux par son mode de propagation, la rumeur, mais surtout parce que la rumeur mensongère, à l'ère de la démocratie dévoyée, est constamment orchestrée et entretenue par les Etats totalitaires. C'est pourquoi la meilleure antidote au complotisme reste encore la liberté de la presse - c'est bien pourquoi celle-ci, presse, ne manque pas d'en devenir la principale cible et victime.
COMPLOTISME, Discours du peuple, Discours du maître, Discours de l'individu
"Le complotisme est inconcevable dans le monde traditionnel. Car c'est une conception qui interprète les événements à partir de l'idée qu'un complot (une conspiration, une conjuration) a été ourdi secrètement par un groupe maléfique (les juifs, les francs-maçons, etc.) pour exercer la domination sur le peuple et occuper la place de maîtres... Il est en fait discours du peuple qui rejette ce groupe prétendu maléfique et le condamne à la violence sacrificielle... Mais cette captation de tous dans le social est mise en question avec l'avènement de l'histoire. Et le complotisme apparaît. Des individus (formant des groupes) surgissent alors qui agissent socialement en tant que maîtres nouveaux et qui introduisent des changements politiques dans le sens de la justice véritable. Le complotisme se dresse explicitement contre eux."
JURANVILLE, 2021, UJC
COMMUNISME, Totalitarisme, Capitalisme, Individu
La révolution anticapitaliste rêve d'une société où l'autonomie de ses membres serait également pleine et entière - négation d'une finitude pourtant bien réelle, qui limite pareille autonomie, et exacerbation d'une vision totalitaire de la société, puisque nul n'est censé échapper au mouvement de l'histoire. Mais si les fins sont purement formelles et illusoires, les moyens (techniques et informationnels, notamment) utilisés pour promouvoir cette vision sont redoutablement efficaces puisqu'ils sont empruntés au capitalisme lui-même, qui les a inventés. Les victimes potentielles de ce système sont les individus comme tels réduits à l'état de déchets, fondus dans la "masse", étant donné que les classes elles-mêmes sont disqualifiées, sinon dissoutes totalement, au profit de cette entité abstraite et inhumaine. Bien que sa politique extérieure soit expansionniste, totalité oblige, le véritable bras armé de ce régime est la police intérieure traquant tous ceux qui pourraient mettre en danger, ou tout simplement remettre en cause, par leur créativité (perçue comme marque d'égoïsme et preuve de trahison) la perfection supposée du système.
COMMUNAUTE, Société, Hétéronomie, Autonomie, WEBER
Max Weber décrit la communauté plutôt comme une totalité immédiate et affective, et la société plutôt comme une totalité civile et rationnelle. Pour autant il admet qu'il n'existe aucune loi de développement qui ferait passer historiquement de l'une à l'autre, car, dit-il « la grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie celui d’une socialisation. » Juranville articule avec davantage de précision le rapport entre ces deux types de totalité, en caractérisant la communauté par l'hétéronomie et la société par l'autonomie, à quoi s'ajoute le facteur totalité. Mais il précise que l'hétéronomie en question, ce qui est reçu de l'Autre en général, ne relève pas d'une simple transmission plus ou moins imposée mais, pour chaque individu, d'une décision à la fois instituante et inspirante, qui suppose - paradoxalement - une certaine autonomie. C'est d'abord le fait de vivre en société qui peut apparaître comme une caractéristique universelle, et c'est lorsqu'une telle totalité offre concrètement les conditions d'émergence de l'autonomie, que le sujet social peut s'en saisir et découvrir - non moins paradoxalement - que l'hétéronomie, l'hétéronomie vraie de l'Autre absolu, était la condition de possibilité de son autonomie.
COMMUNAUTE, Individu, Hétéronomie, Totalité, MARX, KIERKEGAARD
Totalité et hétérogénéité définissent la communauté et les deux sont exigibles afin d'y établir la justice. Mais les partisans radicaux de l'hétérogénéité, au nom de l'existence, comme ceux de la totalité, au nom de la justice sociale, refusent cet effort dialectique de conciliation. Pour Kierkegaard, "il n’y a jamais de lutte que celle des individus ; car le propre de l’esprit, c’est justement que chacun soit un individu devant Dieu", et l'idée même de communauté apparaît comme la négation même de l'existence et de l'hétéronomie vraie, avant tout religieuse et personnelle. Marx, inversement, dénonce la fausse hétéronomie de l'individualisme bourgeois, et en appelle la "communauté réelle" des "individus complets" (non aliénés).
COMMUNAUTE, Aliénation, Capitalisme, Communisme, MARX
"Mais cette visée d’une communauté nouvelle conduit inévitablement, parce qu’elle est anticapitaliste, à une répétition du système sacrificiel, avec sa communauté écrasante. Car la révolution anticapitaliste vise à faire disparaître, de la communauté juste qu’elle veut établir, toute trace d’aliénation . C’est ce qu’elle vise, puisque le capitalisme est la forme qu’a prise, dans l’histoire, l’aliénation. Et ce qui caractérise le projet de Marx comme gnostique. Marx veut alors une émancipation « totale », accomplie par l’« homme générique », une « émancipation humaine ». Mais gnosticisme présent aussi dans L’Idéologie allemande (1845-1846) où l’individu, ignorant toute finitude radicale, devient, par la révolution communiste, abstraitement autonome."
JURANVILLE, 2010, ICFH