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ELECTION, Justice, Judaïsme, Philosophie, ROSENZWEIG

Il revient à la philosophie, en se référant aussi bien au christianisme qu'au judaïsme, de faire accepter respectivement la grâce et l'élection, et décisivement la grâce à travers l'élection. Celle-ci, rappelons-le, consiste à se vouloir responsable de la loi devant tous, comme en démocratie où le représentant tient du peuple lui-même (par l'élection au suffrage populaire) le droit de promulguer la loi pour le peuple (démocratie parlementaire et non démocratie directe). Or la vocation de la philosophie est bien d'instituer la justice dans l'histoire, au moyen du Droit ; sa responsabilité se situe dans l'affirmation du savoir, hors duquel aucune institution ne tiendrait. Cette tension entre christianisme et judaïsme a été remarquablement théorisée par Rosenzweig, mais il n'en tire pas la bonne conséquence, pour la philosophie, qui consiste à oeuvrer pour l'institution d'une société juste. Pour lui seul le peuple élu - le peuple juif - pourrait connaître cette société juste, à la fin de l'histoire, ou plutôt s'y serait depuis toujours installé, tandis que tous les autres peuples ne pourraient jamais que rester en chemin (même si la voie tracée par le christianisme est la bonne). Mais, à ce compte, comment ne pas accréditer une confusion fatale entre l'élection, qui consiste à reconstituer par soi-même - difficultueusement - la loi juste de l'Autre, et le simple privilège qu'aurait reçu injustement de le part de cet Autre tel peuple ou tel individu ? Comment parer dès lors - si aucun Etat juste n'est possible dans l'histoire - à la haine vengeresse et génocidaire visant le peuple élu, catastrophe que justement Rosenzweig n'aura pas su anticiper ?


"La philosophie doit donc faire accepter de tous, à travers la grâce (d’abord chrétienne), l’élection (d’abord juive). Elle doit accomplir son acte en relation fondamentale avec la dualité du judaïsme et du christianisme. C’est la perspective que Rosenzweig a sublimement tracée dans L’Étoile de la Rédemption. Sauf que, pour lui, aucune société juste ne pourra jamais être instituée. Alors que nous l’affirmons et que, pour nous, dans cette affirmation réside, au-delà de toute grâce et de toute élection, la foi, depuis toujours, de la philosophie. Que dit Rosenzweig ? Que, d’une part, le peuple juif qui, le premier, a rompu avec le paganisme et accueilli la révélation, se serait d’emblée établi à la fin – le judaïsme, en cela, serait la « vie éternelle ». Et que, d’autre part, les autres peuples, qui ont été appelés, par le Sacrifice du Christ, à entrer dans la voie qui mène à cette fin, n’y parviendraient pas comme tels, seuls les individus de ce monde y accédant – le christianisme, en cela, serait la « voie éternelle ». Nous affirmons au contraire que la grâce dispensée par le Sacrifice du Christ, pour fausse qu’elle soit devenue et qu’elle devienne toujours à nouveau, permettra à la philosophie de conduire tous les hommes jusqu’à la société juste."
JURANVILLE, 2010, ICFH

ELECTION, Homme, Autre, Grâce, LEVINAS

S'en remettre - et s'en tenir - à l'altérité de Dieu ou de l'Etre, ce qui relève de la grâce, comme le fait la première pensée de l'existence, s'avère philosophiquement insuffisant voire ruineux. Or réaffirmer le savoir, singulièrement le savoir de l'histoire, certes au nom de l'Autre absolu mais aussi au nom de l'autre homme, et dans la relation avec celui-ci, relève de l'élection - ce qu'assume la seconde pensée de l'existence. Car il s'agit pour l'existant non seulement de dépasser son refus de l’existence mais de poser l'autonomie comme telle, et d’y accéder réellement dans la responsabilité - soit répondre personnellement de la loi de l'Autre.


"Cette élection, primordialement thématisée par le judaïsme, est évoquée en passant, comme élection propre au peuple juif, par Rosenzweig. Elle est sublimement dégagée dans sa portée universelle par Lévinas. Elle caractériserait toute conscience morale (« Il n’existe pas de conscience morale qui ne soit pas conscience de l’élection »). Par elle cette conscience se rapporterait, contre tout entraînement sacrificiel, à l’autre homme comme Autre vrai (« Élection qui n’est pas faite de privilèges, mais de responsabilités. Chacun, comme je, est à part de tous les autres auxquels le devoir moral est dû ».)"
JURANVILLE, 2010, ICFH

DROIT DE PROPRIETE, Violence, Capitalisme, Individu,MARX

Le droit de propriété comporte une violence inacceptable autant qu'inéliminable, c'est pourquoi il doit être limité par le droit lui-même, jusqu'à rendre cette violence acceptable. Violence, non pas parce que celui qui possède vole nécessairement son semblable, mais parce qu'en s'accroissant (inévitablement, avec la généralisation des échanges) la propriété consomme toujours plus de main d'oeuvre et fait produire de la plus-value au travailleur. Et aussi parce qu'à l'origine du capitalisme, le droit positif n'a fait que légaliser les vagues de spoliation - à la fois contre l'Etat féodal et contre les petits propriétaires paysans - consacrant le droit du "plus possédant". Expropriation et exploitation capitalistes tant dénoncées par Marx, qui va jusqu'à condamner le droit lui-même comme simple instrument de domination. Mais droit de propriété pourtant légitime dans son principe, car la propriété résulte de l'entreprise et de la création individuelle, que peu d'individus ont le courage, l'opiniâtreté et le talent de conduire à terme (quand bien même ils en auraient reçu les moyens par d'autres). La violence engendrée par la propriété et ses abus n'est pas équivalente à la violence sacrificielle originelle, elle en est juste la forme subsistante inéliminable à l'époque du capitalisme, et c'est donc bien comme droit civil (droit de l'individu et pour l'individu) que ce droit de propriété peut être à la fois reconnu et encadré, en regard du droit du travail et de ses progrès eux-mêmes légitimes.


"La vérité du droit ne peut advenir, comme droit de l’individu, qu’à partir du droit positif combattu dans ce que sa violence a d’inacceptable, et reconnu dans ce que sa violence a d’inéliminable... Le droit s’accorde donc tout à fait avec le système capitaliste. Non pas au sens de Marx où il serait complice de la violence absolue de ce système. Mais au sens où il donne à ce système les limites que celui-ci veut avoir. Ces limites ne lui sont pas imposées de l’extérieur, comme s’il était toujours le système sacrificiel païen dans sa forme brute. Elles se développent bien plutôt à partir de la violence inéliminable du contrat de travail, et elles donnent à l’existant toutes les conditions pour s’arracher à la tentation du paganisme brut et pour devenir et redevenir l’individu. Là est le sens de l’État et du droit – et aussi du capitalisme."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DROIT, Politique, Existence, Norme, SCHMITT, HEGEL

Soit la distinction schmittienne de la norme, de la décision, et de l'ordre comme caractérisant toutes trois le droit, mais aussi trois types de pensée juridique. La norme est bien le contenu objectif du droit, mais elle doit être instituée par un acte politique en fonction des imprévus de l'histoire, c'est à dire aussi bien de l'existence. Finalement il s'agit de rendre les normes contraignantes, c'est pourquoi, pour parer à tout arbitraire, l'Etat et à travers lui le droit se manifestent comme ordre. Schmitt fait volontiers référence à Hegel : « L’État hégélien n’est ni la norme des normes ni une décision souveraine pure. Il est l’ordre des ordres, l’institution des institutions. » Le risque - singulièrement ignoré par Schmitt - est que l'Etat s'identifie lui-même à l'ordre (si ce n'est à l'Esprit hégélien), quand cet ordre devrait se limiter à garantir l'état de droit, s'effacer comme Tout politique pour préserver son Autre qu'est le citoyen, l'homme, ultimement l'individu.


"Mais, pour toute pensée qui affirme l’existence, cet Autre absolu qu’est l’esprit (l’esprit comme savoir de la liberté) ne peut pas simplement déterminer le droit (le droit comme savoir de la finitude) en donnant l’ordre et en se montrant lui-même au sommet de cet ordre : il risquerait de n’être alors que le Même ignorant son Autre. Il doit au contraire s’effacer en proclamant le droit de l’homme comme son Autre, de l’homme comme individu. Se faire cause matérielle. Laisser place au risque inévitable du matérialisme. Or cette société de droit ne s’établit pas toute seule, naturellement, par un pur déploiement de la raison, comme Hegel l’envisageait. Elle doit être instituée. Et cela précisément par l’acte politique de la philosophie. Car la politique vise constitutivement à établir par un acte le droit naturel juste contre un droit positif injuste, à introduire une nouvelle situation normale, celle qui porte la norme pure de l’État de droit. État de droit qui est la fin qu’envisage toute politique, il faut le dire contre Schmitt."
URANVILLE, 2010, ICFH

DROIT, Finitude, Savoir, Liberté

Le droit est le moyen que se donne l'Etat pour réaliser la justice et donc, autant que possible, réduire la violence parmi les hommes. Il est donc savoir de la finitude. Par son aspect savoir, le droit rationalise, pense et octroie les libertés (civiles et politiques) nécessaires à l'homme pour se réaliser comme individu ; sous l'angle de la finitude, il limite ces mêmes libertés, en se faisant droit pénal. Le savoir juridique porte sur les conditions qu'il faut donner à l'existant pour qu'il assume justement son existence, qu'il résiste à la tentation de la fuir (finitude radicale). Ces conditions sont, comme toujours, la grâce, l'élection et la foi. La grâce reconnaît en l'homme une volonté libre, "naturelle", et octroie des droits réels portant surtout sur les biens (comme la liberté de propriété). L'élection exige en outre que cette liberté soit justifiée, pensée collectivement : elle statue sur les personnes et octroie des droits politiques (comme la liberté d'enseignement...). La foi accorde finalement que ces droits doivent s'appliquer à tous, autrement dit elle les pose comme universels (c'est l'aspect cosmopolitique du droit). Mais constamment la finitude se rappelle au droit, le fait que les libertés sont régulièrement transgressées ou empêchées : le savoir porte alors sur les moyens répressifs et coercitifs pour rappeler à chacun son devoir de respecter les droits de tout autre, et les peines encourues s'il s'y refuse (ce qui revient toujours à refuser les conditions de sa propre autonomie, de sa propre existence d'homme libre.)


"L’État réalise la justice comme il le doit pour autant qu’il garantit le règne, dans le monde social, du droit comme limite à la violence, et comme réduction de celle-ci à sa forme minimale, celle du contrat de travail. Certes le droit a, pour la philosophie, précisément pour celle qui affirme l’inconscient et qui, ce faisant, se pose comme savoir, une fondamentale vérité. Face à la philosophie comme savoir de l’existence, le droit est savoir de la finitude  –   et donc de la manière dont l’existant tend à fuir son existence et de ce qu’il faut faire face à cette fuite. Qu’est-ce en effet que le droit  ? Contentons-nous ici d’une réponse très sommaire (en renversant l’ordre des aspects que nous venons de déterminer)."
JURANVILLE, 2010, ICFH

JUSTICE, Lutte, Droit, Peuple

Ni le droit positif ni le droit naturel, considérés en eux-mêmes, ne suffisent à soutenir l'idée de justice, quand bien même l'on admettrait avec Adorno que "l'idée de droit naturel contient en elle, de façon critique, la non-vérité du droit positif". Il faut y ajouter la nécessité des luttes, sociales et politiques, qui s'opposent à toute violence de fait du droit positif, et qui légitiment seulement après-coup la référence à un droit naturel. C'est plutôt la lutte comme telle qui est juste, mais seulement quand elle s'affranchit de la violence populaire faisant cercle avec la violence des maîtres (donc quand elle s'affranchit aussi bien du discours du peuple que du discours du maître), et seulement quand elle accouche de droits nouveaux pour tous, autrement dit quand elle réalise un progrès effectif dans l'histoire.


"Nous voulons souligner (...) la portée de la lutte. Elle est menée pour le peuple, à travers le peuple (et sa violence qui menace), non pas par le discours du peuple qui ne s’oppose pas directement aux maîtres ordinaires, mais par le discours philosophico-clérical qui s’oppose directement à eux et qui donne au peuple des maîtres d’un type nouveau (intellectuels, syndicalistes). Telle est la seule lutte effective qui puisse correspondre à ce que dit Marx quand il proclame que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes », et quand il décrit très attentivement les « luttes des classes en France ». D’où il résulte que le droit se caractérise par ses progrès dans l’histoire."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Représentation, Peuple, Oeuvre, MARX

La plupart des philosophes ont vanté la démocratie comme le "régime où il fait meilleur vivre" (Platon), "le meilleur des régimes" (Aristote), ou "l’énigme résolue de toutes les constitutions" (Marx). Reste que la méfiance à l'égard de la représentation politique, la crainte d'une séparation entre l'Etat dirigeant et la société civile, ont engendré les conceptions illusoires, théoriquement et pratiquement, de la "démocratie directe" (Rousseau) ou de la "démocratie sociale" (Marx) qui ont, à chaque fois, débouché sur des régimes de terreur. Marx voit dans la démocratie politique, en particulier dans sa version libérale, un pur produit de l'idéologie, mais lui-même traite abstraitement de la représentation, refusant de considérer le travail concret qu'elle représente elle-même, travail sur soi et surtout travail de l'oeuvre en tant qu'universalisable.


"[Marx] combat aussi, au nom de l’émancipation pleinement humaine, et plus radicalement, la coupure que la démocratie simplement politique, tout comme le christianisme, maintiendraient entre l’homme individuel et l’homme générique. Il combat cette coupure (coupure des droits de l’homme, coupure entre l’État et la société civile) qui se répéterait dans le système représentatif (« La séparation de l’État politique et de la société civile apparaît comme la séparation des députés et de leurs mandants »). Système représentatif dont il a fort bien compris le principe (pour lui, « le cordonnier, qui satisfait un besoin social, est mon représentant » ). Sauf qu’il ne veut pas voir que le cordonnier, quelle que soit la dignité de sa fonction dans l’ordre social général, ne produit pas, comme individu, une œuvre propre dans laquelle il témoignerait, aux yeux de tous, de l’« essentiel » – seuls peuvent représenter, redisons-le, ceux qui, sur quelque plan que ce soit, produisent une telle œuvre."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Représentation, Finitude, Election, SCHMITT

Ceux qui se confrontent à la mort en combattant l'ennemi acquièrent un grand pouvoir fondé sur le prestige ; mais ceux qui affrontent la finitude radicale, la pulsion de mort en eux, acquièrent une grande autorité et surtout une double responsabilité : celle d'assumer pour eux-mêmes cette finitude (inéliminable) tout en la dépassant, celle aussi d'en témoigner auprès d'autrui à travers la constitution de l'oeuvre. Tel est le principe de l'élection - pour peu que l'oeuvre soit reconnue et validée par le peuple - sur lequel repose la démocratie représentative ou parlementaire. Dès lors, la position centrale de l'élu et l'influence qu'il exerce dans la cité ne doit pas masquer sa fondamentale solitude, ni surtout le fait qu'il devient immanquablement objet de haine et de jalousie de la part de ceux qui - à juste titre ou non - s'estiment déshérités ou en situation d'exclusion. Si la finitude est la même pour tous - c'est le sort de la Créature - il n'y a pas d'égalité naturelle et encore moins sociale devant la capacité de s'y confronter. Finitude ou pulsion de mort qui est, fondamentalement, aliénation à la répétition et refus du choix, refus de "changer les choses" (même si l'on voudrait que "les autres" le fassent). Mais certains utiliseront la misère du peuple, prétendant le représenter "directement", pour conquérir le pouvoir ; ils n'auront de cesse d'obtenir la chute, et si possible, l'exclusion d'élus compétents mais jugés trop "éloignés du peuple" ; ils s'en prendront finalement au régime démocratique qui avait permis leur élection. Tel est la loi sacrificielle d'un monde livré aux idoles populistes, ayant fait bon marché de la démocratie.


"La démocratie véritable est la démocratie représentative ou parlementaire... Car la démocratie véritable comme société juste doit laisser place non seulement à la finitude radicale en tant que l’homme doit s’y affronter (ce que tous ne feront pas également), mais à la finitude radicale en tant que certains s’y sont effectivement affrontés et qu’ils ont acquis par là un pouvoir. Les Juifs sont, selon nous, les représentants, par excellence, non pas des exclus au sens de « déshérités », mais des exclus au sens où ils se sont distingués, volontairement séparés, pour accueillir pleinement l’héritage qu’ils ont reçu. Ils sont par excellence ceux qu’on envie, ils ont payé pour cela à l’époque contemporaine parce que les exclus au sens de « déshérités » et leurs zélotes ont voulu exterminer le peuple éternel et, à travers lui, ceux qui se réclament de l’élection, de l’exigence pure d’étude et de responsabilité pour autrui...
Rousseau certes a cette idée de la démocratie parfaite comme démocratie directe. Il récuse la représentation. Au moins reconnaît-il la difficulté de cette démocratie directe. Et même son impossibilité : « Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes »  Schmitt préfère l’acclamation au vote individuel secret (« La méthode du vote individuel secret n’est pas démocratique ») – cette acclamation païenne que Rousseau, comme Platon et saint Augustin, a condamnée le plus nettement en tant que sacrificielle. Et, comme Schmitt, avec Schmitt, tous les tenants du totalitarisme considèrent les démocraties parlementaires comme n’étant que des démocraties formelles."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Autorité, Représentation, Totalitarisme

Il se produit une "crise de l'autorité" lorsque les représentants titulaires d'une charge, d'une responsabilité politique, se trouvent dénigrés et donc délégitimés par des forces contestataires (de l'intérieur) ou ennemies (de l'extérieur), leur reprochant soit un excès d'autoritarisme soit à l'inverse - le plus souvent - un excès de faiblesse. Ainsi la crise d'autorité de la démocratie, notamment parlementaire, peut sembler systémique, dans la mesure où l'autorité des représentants comme des gouvernants repose sur leur volonté explicite d'exercer ladite autorité pour réaliser le bien commun. Or c'est cette volonté qui peut faire défaut au regard de ce qu'implique de fondamentalement vertueux la vraie autorité : faire accéder l'Autre à la liberté et à l'égalité effectives, augmenter littéralement (augeo, « augmenter ») sa créativité, lui permettre d'exercer un jour, à son tour, pareille autorité qui implique nécessairement (là où il y a élection) la reconnaissance de l'oeuvre. Ainsi les régimes totalitaires (ou, à un degré moindre, tyranniques et autocratiques), qui ignorent la vraie autorité comme elles ignorent la vérité de l'oeuvre individuelle, n'ont pas de tâches plus pressantes que de saper l'autorité des démocraties, meilleur moyen d'éliminer la démocratie elle-même. Or c'est souvent la relation assumée des démocraties avec le capitalisme (en tant qu'il laisse place à l'oeuvre individuelle), et l'affaiblissement politique et moral qu'elle est censée engendrer (l'éloignement des "valeurs traditionnelles", la "perte de sens", etc., bref la "crise de l'autorité" !), qui a servi de prétexte aux anti-démocrates dans l'histoire récente, pour attaquer les démocraties et tenter d'en finir avec elles.


"Soulignons simplement, quant à nous, que l’autorité suppose une volonté qui peut et doit devenir celle de chacun. Et qu’une inégalité est alors impliquée, mais non pas comme inégalité définitive, puisque, au contraire, elle ouvre l’espace de l’égalité. C’est l’autorité des parents sur les enfants (futurs parents). Des maîtres sur les élèves (futurs maîtres). Des auteurs sur les lecteurs (futurs auteurs). L’autorité n’augmente pas simplement la fondation, comme le dit Hannah Arendt. Elle augmente (augeo, « augmenter »  ; auctor, « celui qui augmente ») toujours davantage la puissance créatrice et fécondante, comme cela avait été voulu lors de la Création."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Religion, Politique, Capitalisme

Certes il semblerait que la démocratie s'établisse originellement - ce fut le cas à Athènes avec les réformes de Clisthène, a fortiori dans les démocraties contemporaines - contre l'emprise de la religion sur le politique, contre ses hiérarchies, en instituant le politique avant tout comme un espace public et laïc. Sauf que le peuple n'en conserve pas moins ses tendances profondément païennes et sacrificielles, renouant incessamment avec l'idolâtrie, refusant de voir émerger l'individu dans son autonomie. D'où la nécessité, pour la philosophie devant accomplir la démocratie, de reconnaître, d'une part la portée politique des grandes religions, en particulier celle du christianisme (qui seul peut faire entendre et accepter universellement la voix de l'individu, fondement de la démocratie), d'autre part la place du capitalisme comme institution assumant une forme inévitable et minimale de paganisme.


"La philosophie doit donc d’une part, pour accomplir la démocratie, reconnaître la portée politique décisive, contre le paganisme, des grandes religions (au-delà de la tentative purement formelle de Platon dans Les Lois, avec le religieux qu’il y affirme). Portée politique décisive du christianisme d’abord parce que c’est par lui que l’acceptation jusqu’au bout, par le sujet social, de la démocratie devient possible, et qu’il est la voie (pour reprendre Rosenzweig reprenant saint Jean). Du judaïsme ensuite parce qu’il est, apparue d’emblée, la vérité qu’il faut atteindre au bout de cette voie. De l’islam enfin et, au-delà de la révélation, de toutes les grandes religions instituées par l’homme, parce que celui-là et celles-ci sont la vie en tant qu’elle peut, par cette voie, s’élever à cette vérité. Et la philosophie doit alors d’autre part, parce que le paganisme foncier est inéliminable, donner toute sa place – jusqu’à l’instituer – au capitalisme comme forme minimale du paganisme. Sans les grandes religions et sans le capitalisme, la démocratie ne pourra s’accomplir."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Discours, Pouvoir, Politique

Le monde démocratique a pour vertu de reconnaître la vérité du discours psychanalytico-individuel que le monde sacrificiel, au contraire, rejetait en bloc. Or tel qu'il est apparu historiquement à l'époque moderne, l'Etat démocratique s'appuie plus précisément sur le discours philosophico-clérical, le seul capable de concevoir et de mettre en acte la "volonté générale" à travers le pouvoir législatif. Mais il reconnait aussi la vérité des deux autres discours qui, comme lui, correspondent à l'exercice d'un pouvoir politique, ce qui permet de garantir constitutionnellement la séparation des trois pouvoirs ou au moins leur équilibre. Ainsi le discours clérical ou philosophico-clérical, dont on parle, correspond au pouvoir législatif (aspect artistocratique du système) ; le discours du maître correspond au pouvoir exécutif (aspect monarchique) ; et le discours du peuple correspond au pouvoir judiciaire (aspect populaire donc), pouvoir que Montesquieu dit « pour ainsi dire invisible et nul » puisqu'il ne fait qu'appliquer la loi (fort heureusement car son essence "pénale" l'expose particulièrement au risque sacrificiel). Le quatrième discours, psychanalytico-individuel, ne correspond à aucun pouvoir, si ce n'est celui que Platon reconnaissait à la science réthorique pour épauler, de concert avec le discours philosophico-clérical, le pouvoir législatif.


"Le système politique de la société juste a donc à fixer, dans le cadre de la démocratie représentative ou parlementaire, la présence du discours vrai de l’individu ou discours psychanalytico-individuel, toujours d’abord rejeté sacrificiellement du monde social – et risquant toujours à nouveau de l’être. Ce qui se fait par ce que Schmitt appelle le deuxième « principe de la composante libérale de toute constitution moderne », le principe d’organisation, c’est-à-dire la séparation des pouvoirs, ou encore leur division, ou encore leur équilibre. Principe dont nous allons voir à nouveau qu’il appartient en fait au système politique. Car le pouvoir qui s’impose dans l’histoire, là où un État véritable est institué, est celui qui veut poser ce que Rousseau a désigné si exactement comme la volonté générale. C’est le pouvoir du discours clérical ou philosophico-clérical – pouvoir législatif, l’aspect aristocratique de la démocratie véritable."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Peuple, Egalité, Etat

La véritable démocratie, telle que la veut la philosophie, doit être parlementaire et donc ne saurait être parfaitement égalitaire. L'égalité politique doit être établie, mais instituer (autoritairement) l'égalité sociale reviendrait à nier la finitude radicale (pulsion de mort, volonté du mal pour le mal) face à laquelle chacun ne lutte pas également. Viendrait un moment où l'égalité sociale mettrait en danger l'égalité politique. Quant au projet d'une démocratie directe, anti-parlementaire, il reviendrait pareillement à nier les principes de représentation et d'élection en vertu desquels certains individus, et pas tous, manifestent la volonté de faire passer le bien commun avant l'intérêt personnel. La démocratie n'en demeure pas moins le pouvoir du peuple, soit d'une part un sujet politique se dotant du pouvoir constituant, d'autre part une communauté « se trouvant déjà lié par quelque union d’origine, d’intérêt ou de convention » comme dit Rousseau qui décline rien de moins, en ces termes, que la notion d'identité nationale. Or le peuple n'en demeure pas moins, fatalement, par finitude radicale, rattrapé par ses tendances païennes et sacrificielles ; parce que le "peuple", sujet politique, est toujours en même temps le "bas peuple" opprimé, avide de revanche, voire de vengeance (sentiment "humain, trop humain"). Les nouveaux "dirigeants" ayant chassé les "représentants" vont commencer par falsifier la véritable identité nationale (en soi jamais "pure", toujours redevable à l'Autre) pour la ramener à quelque mythe des origines, puis ils vont dramatiser les risques (intérieurs comme extérieurs) de désunion pour attenter aux droits individuels, puis à l'individualité comme telle. En tout cas, il n'est pas de peuple dont le destin historique ne soit de fonder un Etat, et un Etat démocratique, fût-il le "peuple élu", le peuple juif, ayant reconnu pleinement l'Individu dès son origine du fait de la Révélation du Dieu unique, car justement il ne devrait pas exister meilleure protection pour l'individu - et pour un peuple - que l'existence d'un Etat démocratique.


"Rosenzweig insiste à juste titre sur la vérité pure du peuple juif. Ce peuple, contre toute tentation sacrificielle, aurait laissé place en lui, du fait de la révélation et de la loi qu’il a reçues, et de l’élection dont il s’est réclamé, à l’individu. Il détiendrait l’« harmonie entre foi et vie ». Mais Rosenzweig prétend que cette vérité du peuple juif devait rester séparée de tout État. Or ce « peuple sans État », dénoncé comme tel par Schmitt, glorifié comme tel par Rosenzweig, ne s’est-il pas vu menacé dans sa vie même du fait de n’avoir pas constitué d’État qui le protège  ? La société juste doit donc être démocratie. Non pas une démocratie égalitaire qui prétendrait réaliser l’égalité sociale (la « justice sociale »). Mais une démocratie qui limite l’inégalité sociale pour autant qu’elle risquerait de contredire l’égalité politique."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Opinion, Philosophie, Norme, PLATON

La philosophie à la fois suppose la démocratie (elle ne pouvait naître que sous un régime laissant une place à la parole de l'individu) et accomplit la démocratie, en ceci qu'elle éduque le peuple au sens critique afin que le débat rationnel et éclairé prenne le pas sur la simple "opinion". L'opinion n'est pas fausse en soi, elle est avant tout irréfléchie et mimétique ; elle se contente d'opiner, de dire oui aux idées préconçues, aux normes établies, ce qui motivait déjà les réserves de Platon l'égard d'un tel régime. Celui qui opine ne remet pas en cause les identités immédiates ou déjà-là, il tend à répéter et à valider dans son discours les normes les plus traditionnelles, les plus communément admises et souvent les plus injustes (car injustifiées). Celui qui, dans pareil contexte, tente de porter malgré tout un discours critique, un discours de vérité, sera immanquablement accusé de trahison, condamné et, selon le contexte, sacrifié aux "dieux de la Cité" : tel fut le sort de Socrate. A notre époque, le "règne de l'opinion" est amplifié par les moyens technologiques, et si le risque encouru par l'individu déviant est nettement moins sévère (essentiellement en raison des progrès du droit), le principal danger demeure celui qu'avait dénoncé Platon, à savoir que le règne de l'opinion conduit tout droit à la tyrannie.


""La philosophie se heurte, dans sa visée de justice, à la démocratie ordinaire – comme cela apparaît clairement chez Platon, et comme cela est supposé dans la philosophie ultérieure. Car la démocratie ordinaire se caractérise par le règne de ce qu’on appelle l’opinion. Laquelle est opposée par Platon au savoir sous tous ses aspects (connaissance, science, intelligence, etc.). L’opinion est une prise de position dans le champ politique où des questions sont apparues (en lien avec l’avènement de la philosophie), une prise de position qui, à la différence du savoir, ne requiert aucun travail sur soi, aucune mise en question de l’identité immédiate ; elle est en cela une expression de l’existant comme Chose prétendument originelle dans son autonomie abstraite qui dit oui ou non, et d’abord oui (on « opine »). Cette opinion est au départ diverse (ou peut dire oui ou non), et cependant, parce qu’elle s’en tient à l’identité immédiate (qu’elle protège), elle tend à devenir unique – c’est l’opinion publique, l’Opinion, le « On » selon Heidegger."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Norme, Souveraineté, Décision, SCHMITT

C'est toujours par une remise en question de la norme que s'exerce, non seulement la critique philosophique, mais aussi fondamentalement la souveraineté. Ce souverain peut être le peuple dans l'exercice démocratique du pouvoir politique, sauf que la démocratie elle-même établit une norme définissant une "situation effective", ordinaire, qui finit par ne laisser aucune place à quelque décision ou à quelque acte imprévisible venant de l'individu autonome ; situation contre laquelle il faudra donc s'insurger tôt ou tard. D'où l'idée (schmittienne), certes dangereuse selon le contexte, que, même dans Etat démocratique, "est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle".


"Certes la philosophie se heurte à une « situation effective » où la démocratie ordinaire est norme. Elle détermine à l’avance quelle réalité pourra prendre place dans la société, parce qu’on peut s’y identifier. Elle peut être vraie (la norme de la société juste) et laisser tout son espace à l’individu. En l’occurrence, ce à quoi se heurte la philosophie, c’est à la norme fausse qui exclut à l’avance tout acte imprévisible, venant d’un individu véritable. Mais justement la « situation effective », « normale », doit toujours d’abord, en fait, être dénoncée, selon l’acte que tente la philosophie, par une décision souveraine. La situation « normale » doit être, précisons-le, dénoncée par une décision rompant, au nom de la liberté, avec ce qui se prétendait libre et ne l’était pas (l’opinion). Et par une décision souveraine portant sur la situation exceptionnelle."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Individu, Capitalisme, Paganisme, HOBBES

L'inscription du capitalisme dans la structure de l’État semble favoriser l’émergence de l’individu, mais cette configuration ne suffit pas à fonder une démocratie authentique. L’histoire, loin de consolider la démocratie représentative, tend à faire ressurgir les mirages de la démocratie directe. Que le peuple reste profondément lié à une logique païenne, malgré l'avènement du christianisme, semble le présupposé de Hobbes dans son Léviathan, puisque l’État y est présenté comme une idole, un « dieu mortel » imposant une soumission totale. L'espace de liberté intérieure concédée à l'individu (christianisme oblige) n'autorise aucun progrès, aucune émancipation, tellement cette liberté reste abstraite ; l’individu réel, capable de se manifester à travers une œuvre reconnue publiquement, n’y trouve pas sa place. Même les apports de Spinoza sur la liberté d’expression ne suffisent pas à faire émerger la figure d'un individu autonome.


"Et cependant, à partir de là, aucune démocratie véritable ne peut se constituer. Et cela parce que l’idole reconnue comme telle qu’est l’État selon Hobbes ne laisse aucune place pour l’avènement d’un individu réel, lequel doit pouvoir offrir au jugement de tous l’œuvre par laquelle il est advenu comme tel. Son individu n’est qu’un individu formel, et l’espace de liberté d’expression que Spinoza ajoute dans son Traité théologico-politique ne suffit pas pour accueillir la puissance de nouveauté de l’individu réel."
JURANVILLE, 2010, ICFH 

IDEOLOGIE, Autonomie, Finitude, Capitalisme, MARX

C'est légitimement que Marx voit d'abord dans le capitalisme le prolongement du système sacrificiel qu'il prétend abolir, un système injuste qui entrave depuis toujours l'accès à l'autonomie individuelle. Ce qu'il ne voit pas c'est que cette autonomie suppose la reconnaissance de la finitude radicale (sinon pourquoi l'autonomie devrait-elle être conquise ?), la pulsion de mort qui travaille l'homme tant au plan social qu'individuel. Or le projet marxiste de société communiste, unitaire, voire totalitaire, montre qu'il n'est pas prêt à assumer ladite finitude, en l'occurrence ce qu'il y a d'inéliminable dans l'aliénation capitaliste et d'imparfait dans le système démocratique parlementaire. La philosophie critique se meut donc en idéologie, concrètement en idéologies conquérantes et concurrentes, dont le but démentiel est l'instauration d'un pouvoir absolu et l'éradication de toute autonomie individuelle.


"De là le retournement de la pensée philosophique en idéologie, qui rejette la philosophie. Et en idéologie qui devient diversité d’idéologies en conflit, lesquelles, conquérant le pouvoir, déploient toutes un semblable système totalitaire. Une idéologie devant fatalement apparaître qui voudra éliminer expressément, du Tout parfait qu’elle prétend construire, l’ennemi par excellence du système sacrificiel païen, le peuple qui, le premier, a accueilli la révélation, avec l’autonomie réelle qu’elle offre à l’homme, mais aussi la finitude radicale qu’elle l’appelle à y assumer, le peuple juif. La démocratie représentative ne peut donc être établie dans sa vérité que si, contre la tentative d’abolir tout système sacrificiel, et notamment, aujourd’hui, le capitalisme, on décide d’assumer l’inéliminable d’un tel système, et si l’on en reconnaît, dans le capitalisme, la forme minimale, à assumer justement. Si l’on ne se borne pas à constater et à tolérer la présence du capitalisme, mais qu’on en veuille l’institution."
JURANVILLE, 2010, ICFH

COMMUNISME, Totalitarisme, Capitalisme, Individu

La révolution anticapitaliste rêve d'une société où l'autonomie de ses membres serait également pleine et entière - négation d'une finitude pourtant bien réelle, qui limite pareille autonomie, et exacerbation d'une vision totalitaire de la société, puisque nul n'est censé échapper au mouvement de l'histoire. Mais si les fins sont purement formelles et illusoires, les moyens (techniques et informationnels, notamment) utilisés pour promouvoir cette vision sont redoutablement efficaces puisqu'ils sont empruntés au capitalisme lui-même, qui les a inventés. Les victimes potentielles de ce système sont les individus comme tels réduits à l'état de déchets, fondus dans la "masse", étant donné que les classes elles-mêmes sont disqualifiées, sinon dissoutes totalement, au profit de cette entité abstraite et inhumaine. Bien que sa politique extérieure soit expansionniste, totalité oblige, le véritable bras armé de ce régime est la police intérieure traquant tous ceux qui pourraient mettre en danger, ou tout simplement remettre en cause, par leur créativité (perçue comme marque d'égoïsme et preuve de trahison) la perfection supposée du système.


"Or cette totalité d’un monde voulu parfait est menacée décisivement par l’ individu. Individu toujours plus présent avec les progrès du droit, et avec le développement du capitalisme, inséparable de ces progrès. Car ce que permet le capitalisme, c’est certes, directement, l’individu bourgeois (voire prolétarien) dont la liberté n’est que formelle. Mais ce que permet le capitalisme, c’est aussi, indirectement, l’individu créateur dont la liberté est, elle, réelle. La révolution anticapitaliste débouche donc sur la répétition, mais en aggravé, du système sacrificiel. Répétition Puisque ladite révolution, même si elle fut voulue au nom de l’individu, s’élève, comme prétendu bien et, en fait, mal absolu, contre l’individu. Mais répétition en aggravé . Puisqu'un tel individu a été, dans l’histoire, par le droit, idéalement voulu et déjà réellement fixé comme le bien par excellence. Puisqu’il y a dans le monde social des existants qui veulent s’engager, comme individus, dans la « voie [difficile] du créateur »."
JURANVILLE, 2010, ICFH

COMMUNAUTE, Aliénation, Capitalisme, Communisme, MARX

L'aliénation ne peut être surmontée que dans le cadre d'une communauté nouvelle soumise à une hétéronomie elle-même radicalement Autre (puisque la communauté est hétéronomie et en même temps totalité), rompant avec la communauté traditionnelle soumise à la loi de l'Idole. Mais contrairement à ce qu'affirme Marx une telle révolution ne saurait être le produit des contradictions immanentes au capitalisme, comme si l'oppression suscitant naturellement son envers, la résistance, le capitalisme ne pouvait que s'effondrer et avec lui toute trace d'aliénation. Ainsi serait atteinte la « communauté des individus complets », quand serait « rétablie non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur la possession commune de tous les moyens de production » écrit Marx dans L’Idéologie allemande. Mais cette communauté sans classe et sans aliénation n'est pas vraiment nouvelle puisqu'elle exclut, au même titre que la communauté traditionnelle, toute autonomie individuelle : en effet l'individu désaliéné de Marx n'est qu'une abstraction, hors finitude, sans "existence" réelle face à la "communauté de travail" à laquelle il est sommer de s'identifier (au-delà même d'une quelconque appartenance nationale ou ethnique). C'est ainsi que le communisme répète, mais en pire (dans sa volonté de faire monde et de "purifier" l'homme de toute aliénation), le système sacrificiel du paganisme, là où le capitalisme ne fait que le prolonger, tout en limitant ses aspects totalitaires et sacrificiels, puisqu'il reconnait au moins juridiquement l'individu dans son existence autonome.


"Mais cette visée d’une communauté nouvelle conduit inévitablement, parce qu’elle est anticapitaliste, à une répétition du système sacrificiel, avec sa communauté écrasante. Car la révolution anticapitaliste vise à faire disparaître, de la communauté juste qu’elle veut établir, toute trace d’aliénation . C’est ce qu’elle vise, puisque le capitalisme est la forme qu’a prise, dans l’histoire, l’aliénation. Et ce qui caractérise le projet de Marx comme gnostique. Marx veut alors une émancipation « totale », accomplie par l’« homme générique », une « émancipation humaine ». Mais gnosticisme présent aussi dans L’Idéologie allemande (1845-1846) où l’individu, ignorant toute finitude radicale, devient, par la révolution communiste, abstraitement autonome."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG

L'institution de l'Eglise, dont la mission se veut indéniablement politique, n'aura pas pu empêcher une repaganisation du monde contredisant la valeur d'autonomie qu'elle voulait y introduire. Une première fois avec le catholicisme coupable, selon Rosenzweig, d'avoir "divinisé le monde ou mondanisé Dieu", oubliant la transcendance, dans un comble de conformisme. Une deuxième fois avec le protestantisme qui, lui, a oublié la vocation politique du christianisme, faisant de la foi et du bénéfice de l'autonomie une affaire personnelle, dans un combe d'idéalisme : « divinisation de l’homme ou humanisation de Dieu », quand « le Fils de l’Homme, et non pas Dieu, [est] la Vérité », dénonce Rosenzweig. Une troisième fois avec l'orthodoxie qui, fuyant « un monde anarchique et une âme chaotique pour se réfugier dans l’espérance et la vision » - vision volontiers apocalyptique d'un monde qui serait vraiment nouveau -, tombe dans une "spiritualisation de Dieu" et encore plus dangereusement dans une divinisation de l'esprit (notamment) national, ce qui représente un comble d'immanentisme mais aussi de nihilisme.


"La Révélation chrétienne, dont la portée est en soi foncièrement politique, introduit certes un monde nouveau, avec de l’autonomie. Mais un monde où cette autonomie, simplement supposée (c’est la grâce), est en fait faussée (elle devient autonomie abstraite, hors finitude), et où l’institution prétendument nouvelle (l’Église) prolonge en fait les institutions du monde traditionnel."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CHRIST, Médiateur, Messie, Sacrifice, SAINT AUGUSTIN

Pour faire cesser toute complaisance dans l'injustice, et ainsi assumer la finitude, il est nécessaire comme l'énonce Saint Augustin d'en appeler à l'intervention d'un médiateur - entre le masculin et le féminin (et leur illusoire complémentarité), entre la vie et la mort, entre l'humain et le divin. Cette figure quasi-universelle que l'ethnologie a désigné sous le nom de trickster (le tricheur, celui qui ne joue pas le jeu), il convient de l'élever à sa fonction de Messie, soit un homme qui, au-delà de son rôle local de "fusible", de régulateur d'une forme sociale déterminée, remplisse la mission de mettre en cause pour tous les hommes le système social sacrificiel. Le seul médiateur vrai agissant pour la créature humaine au nom de l'Absolu créateur ne saurait être que le Christ, lui qui d'abord en tant Fils de Dieu s'est incarné en la personne de Jésus, prouvant ainsi que péché n'est pas constitutif de la chair (voulue par Dieu) mais de la (mauvaise) volonté humaine ; lui ensuite qui s'est sacrifié, qui a souffert la Passion jusqu'à son terme pour dénoncer justement le système du sacrifice, prouvant ainsi son amour pour les hommes ; lui enfin qui a ressuscité, prouvant ainsi la véracité de la parole divine et l'existence effective d'une justice, applicable à tous les hommes.


"Celui qui, pour le sujet social, pour le peuple, peut effectuer la mise en question du système sacrificiel est donc bien le médiateur. Mais pour autant seulement que, au lieu d’être considéré comme devant être aboli sacrificiellement au nom de l’Autre absolu faux ou idole, il apparaît comme l’envoyé de l’Autre absolu vrai, l’« oint » du Seigneur, le messie – envoyé pour dénoncer ledit système et témoigner que le vrai Dieu ne veut pas de tels sacrifices et se tourne de lui-même, par amour, vers les hommes. Celui qui, pour saint Augustin, est le Fils incarné – car « si, comme c’est beaucoup plus probable, tous les hommes sont nécessairement malheureux aussi longtemps qu’ils sont sujets à mourir, il faut chercher un médiateur qui non seulement soit homme, mais aussi soit Dieu » ".
JURANVILLE, 2010, ICFH