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ENTENDEMENT, Liberté, Subjectivité, Objectivité, HEGEL

Hegel, en maintenant la primauté du tout, ne peut admettre la vérité propre de l’entendement spéculatif, qui affirme l’autonomie du sujet — condition pourtant centrale de l’existence. L’entendement kantien ou scientifique, en cherchant un sens objectif, exclut la liberté en imposant des catégories fixes qui déterminent le réel à l’avance. Or la raison hégélienne reproduit cette logique en prétendant unir forme et contenu tout en niant la subjectivité. La philosophie analytique prolonge ce rejet du sujet en concevant le sens comme indépendant de toute production subjective. À l’inverse, la pensée de l’existence — surtout chez Heidegger — affirme une liberté créatrice de sens, projetant des possibilités nouvelles, mais elle refuse d’en reconnaître l'objectivité et de lui donner un nouvel entendement conceptuel.


"Hegel ne peut mesurer ce qui devient central avec l’existence : que le sujet doit, pour accéder au vrai, se séparer du tout et s’établir dans son autonomie d’individu. Soit on veut un sens objectivement reconnu. Et alors ce sens, certes déterminé par le sujet, et par le sujet comme inéluctablement libre, exclut la liberté, et donc ce qui compte par excellence pour tout sujet. Tel est, au-delà de l’entendement classique, qui suppose la même évidence du monde et du savoir, l’entendement commun, scientifique, celui dont Kant a fait la théorie... Soit on affirme, contre cet entendement, mais aussi contre la raison hégélienne qui le prolonge, et contre le sens (objectif) selon la philosophie analytique, la liberté vraie, existante, et ce qu’est réellement pour celle-ci le sens, un sens qui vaut pour l’Autre, et donc un sens objectif. Et alors cette liberté exclut qu’aucun sens vrai et objectif puisse être reconnu comme tel. Ainsi pour la pensée de l’existence en général, et notamment pour Heidegger."
JURANVILLE, 2000, JEU

ELECTION, Névrose, Subjectivité, Objectivité

Entrer dans la subjectivité essentielle, en donnant vérité à la névrose, suppose d'accueillir l'élection qui appelle à reconstituer, en tant que sujet autonome, l'objectivité vraie. (Engagement auquel n'invite pas expressément la grâce, lorsque qu'elle "touche" l'objet fini devenant oeuvre absolue, et qu'elle donne ainsi vérité à la perversion, notamment dans l'art.) L'élection, la philosophie la revendique comme étant universelle (mais la métaphysique ne saurait mesurer le réel de la finitude, soit le rejet que toujours d'abord l'existant lui oppose), également la psychanalyse, pour peu que la névrose n'y soit pas simplement dénoncée (ou traitée) comme "pathologique" mais comme le creuset d'une subjectivité vraie pouvant mener à une objectivité reconnue.


"C’est aussi l’élection dont se réclame tout créateur individuel. C’est encore, décisive pour l’histoire universelle, celle qui caractérise, et que pose comme universelle, la philosophie, le discours philosophique – qui veut que la raison vaille pour tous. Élection qui, à travers le discours philosophique, est celle aussi du discours psychanalytique. Certes, si l’on ne pose pas ainsi l’élection, la névrose ne peut pas être ce par quoi le fini se pose comme sujet absolu existant qui, d’une part, assumera sa primordiale fuite devant la finitude – culpabilité – et, d’autre part, reconstituera, à partir de là, l’objectivité vraie – bonheur. Elle ne peut donc pas être, comme nous le voulions, ce par quoi le fini accomplit effectivement son choix (principe subjectif de l’altérité essentielle)."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

ELECTION, Responsabilité, Autrui, Justice, Finitude, LEVINAS

Dans la tradition religieuse, juive puis chrétienne, l'élection peut apparaître comme le simple privilège d'avoir été choisi par Dieu - pour recevoir la révélation (dans le cas du peuple juif) ou pour être sauvé (contraire de réprouvé) - et finalement d'avoir reçu la grâce. Chez Levinas l'élection devient clairement responsabilité, non plus privilège mais obligation de répondre de la vraie loi, et finalement conscience morale - le sujet moral se constituant du fait même de recevoir l'élection. Responsabilité pour Autrui directement en rapport avec ses souffrances et ses fautes, avec les injustices qu'il subit et celles même qu'il commet ; jusqu'à cet extrême où « je suis responsable des persécutions que je subis » (Levinas). Par ailleurs cette relation élective, foncièrement inégalitaire car fondée sur une obligation asymétrique, n'est pas simplement duelle, elle met en jeu le Tiers dès lors qu'il s'agit d'instituer la Justice, et finalement d'introduire l'égalité entre les hommes. Et cependant Levinas rejette l'idée qu'un vrai savoir puisse fixer cette justice et cette reconnaissance de l'égalité ; sans cesse la pensée éthique - c'est sa dimension proprement critique -, se doit de revenir à la relation pré-originelle à l’Autre, de réaffirmer le Dire (réel et absolu) de l'Autre derrière le Dit (positif et relatif) constituant le savoir. C'est ainsi que l'élection, chez Levinas, fait perdurer "infiniment" la dépendance du sujet fini à l'Autre, tandis que pour Juranville l'élection invite résolument à la création, seul moyen pour le fini de se confronter réellement à la finitude (essentiellement sexuelle), hors de laquelle l'existence n'est qu'un vain mot. De leur côté, Nietzsche et Marx avaient bien réaffirmé respectivement l'élection (le surhomme) et la grâce (l'inhumanité sans classes), mais partiellement et de façon tronquée, en dehors de toute relation à l'Autre absolu, revenant derechef à nier la finitude. Ce n'est qu'avec l'affirmation de l'inconscient, selon Juranville, par la grâce à nouveau dispensée, que la pensée philosophique peut accorder une vérité objective à l’élection.


"Pour nous, l’Autre auquel le sujet est ouvert est d’abord, sans doute, le prochain, c’est là qu’il est rencontré. Mais il est, dans ce prochain, et au-delà, un Autre absolument Autre, qui n’est pas celui qu’on appelle le prochain. Que cet Autre, l’Autre absolu, celui-là seul qui est absolument l’Autre, appelle à faire du prochain l’Autre, nous l’accordons : telle est la loi vraie de cet Autre. Mais il est exclu qu’il y appelle infiniment le sujet fini. Si ce dernier doit, assumant l’élection, témoigner de cette loi, c’est par la création, où est revoulue toute la finitude et, notamment, ce qui, dans le fini, le clôt toujours, malgré tout, à l’Autre - la sexualité. Et ce serait nier cette finitude, cette sexualité, et donc l’existence, que de soutenir que le fini doit s’ouvrir infiniment au prochain comme Autre."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Grâce, Ethique, Paganisme, LEVINAS, HEIDEGGER

La grâce sans l'élection ne suffit pas, et non seulement cela mais elle pourrait se confondre avec la fascination ordinaire pour le sacré dans ses accents les plus violents, les plus païens. Il y a bien chez Heidegger quelque chose de l'élection quand il traite de la "résolution" qui délivre l'existant de l'inauthentique et du "bavardage" mondain, mais il y a loin de l'ontologie à l'éthique : le berger de l'Etre selon Heidegger ne semble pas s'émouvoir de la vulnérabilité du Prochain, qui seule fait loi selon Levinas. Mais l'intransigeance éthique de Levinas ne manque-t-elle pas à son tour la véritable élection, si celle-ci doit être réponse explicite à l'appel de l'Autre (tandis qu'elle n'est qu'implicite dans la grâce), inévitablement réponse sociale et historique ?


"Il a bien vu que la grâce ne suffisait pas et que, notamment, la grâce partout présente chez Heidegger se réduit en fait à la grâce ordinaire, païenne : « Courir un sentier qui serpente à travers champs ; sentir l’unité qu’instaure le pont reliant les berges de la rivière, le mystère des choses, d’une cruche, des souliers éculés d’une paysanne. L’Être même se manifesterait de derrière ces expériences privilégiées, se donnant et se confiant à la garde de l’homme. Et l’homme, gardien de l’Être, tirerait de cette grâce son existence et sa vérité… La voilà l’éternelle séduction du paganisme » [Difficile liberté]. Il a décisivement dégagé, au-delà de cette grâce, la vérité universelle de l’élection dont se réclame le judaïsme : « Le sacré filtrant à travers le monde – le judaïsme n’est peut-être que la négation de tout cela. » Vérité éthique d’abord, et ensuite politique, d’une élection qui « n’est pas faite de privilèges, mais de responsabilités », et qui caractérise toute conscience morale. Mais Lévinas refuse de rien dire de la reconnaissance qu’obtiendrait dans le monde social, par la lutte historique, la loi juste ainsi proclamée. Il refuse que l’élection conduise à un savoir reconnu comme tel. Que la responsabilité propre à l’élu devienne pareil savoir."
JURANVILLE, 2000, JEU

ELECTION, Grâce, Philosophie, Judaïsme

En tant que discours de l'élection, le discours philosophique pose - par grâce - le discours psychanalytique comme discours de la grâce, mais au-delà il dispense sa grâce à l'ensemble du monde social en posant l'histoire et la vérité de la révélation. De même que le monde chrétien a confirmé - par grâce - l'élection constitutive du peuple juif, avec la fondation de l'Etat d'Israël, après que celui-ci ait assumé jusqu'au bout son élection, jusqu'au sacrifice de l'holocauste. De même que le Christ - dont le propre est l'élection - a répété le don originel du Père - dont le propre est la grâce - par son propre Sacrifice (ou "grâce" de soi) et a donné aux hommes toutes les conditions pour recevoir à leur tour l'élection (et ainsi créer, par leur propre verbe, imitant le Verbe du Fils, qui lui-même répète en l'accomplissant la Création du Père).


"Et ce monde juste enfin ne pourrait jamais valoir universellement si l’élu par excellence, Dieu comme Fils, ne s’était pas par grâce, offert en victime pour dénoncer le sacrifice et en racheter les hommes – et si, de plus, le peuple juif n’avait pas assumé jusqu’au bout son élection, jusqu’à répéter lui-même le Sacrifice du Fils. Car le Fils est, en l’Autre absolu, comme le Père a en propre la grâce, celui qui a en propre l’élection et qui accomplira l’Œuvre du Père. Il est la Parole par quoi cet Autre appelle l’homme, par quoi il « s’est fait à l’homme donnable », par quoi il se communique à lui comme exigence de parole vraie, jusqu’à l’œuvre et au savoir. Et c’est en tant que cette Parole absolue que le Fils « viendra juger les vivants et les morts » – jugement sans lequel il n’y a pas d’œuvre. Mais le Fils ne pourrait pas accomplir l’Œuvre du Père, s’il n’avait pas, par l’Incarnation et la Passion, fait la grâce de lui-même, s’il ne s’était pas dé-posé comme Dieu, s’il n’avait pas ainsi remis chacun, dans le monde historique devenu monde chrétien, en position d’accueillir jusqu’au bout l’élection."
JURANVILLE, 2000, JEU

ELECTION, Paradoxe, Christ, Contemporain, KIERKEGAARD

Kierkegaard a souligné très fortement la vérité paradoxale du Christ venant remettre en cause l'objectivité ordinaire de ce monde, sa nature divine incarnée étant elle-même le suprême paradoxe ("l'Homme-Dieu est la paradoxe absolu" dit Kierkegaard). L'élection consiste alors, pour tout homme appelé à imiter le Christ, à soutenir soi-même le paradoxe, à s'affirmer comme individualité vraie dans un monde social qui n'en veut rien savoir, pour lui apporter justement un savoir et une objectivité nouvelle - "nouveauté" qui en son essence définit le monde "contemporain".


"Le Christ appelle tous les hommes à l'imiter, dans la mesure où ils le veulent, à assumer à leur tour l'élection - l'élection fait qu'on s'entend soi à s'affronter au paradoxe. L'élection fait de l'homme le contemporain du Christ, "vrai contemporain" que doit pouvoir être l'homme de la postérité et qu'est l'homme de foi. L'époque contemporaine est celle où les hommes sont en position historique d'accomplir l'acte, d'accepter et confirmer comme sujet social leur œuvre, à chacun, de sujet individuel."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

GRACE, Election, Oeuvre, Autonomie

La grâce permet l'ouverture du fini à l'existence et à sa propre créativité, mais elle ne suffit pas à le faire accéder à l'objectivité de l'oeuvre. Il faut pour cela porter soi-même la possibilité de la grâce, devenir à son tour l'Autre pour l'Autre, et ce n'est objectivement le cas que par l'oeuvre achevée et la transmission d'un savoir vrai. Dans l'autonomie ainsi conquise, la singularité de l'élection s'ajoute à l'altérité de la grâce.


"La grâce, qui vient de l’Autre et se communique au sujet comme à son Autre, la grâce, qui est autonomie et altérité, ouverture absolument libre à son Autre, ne suffit pas. Car le fini qui la reçoit, ou bien la voit comme conduisant à une objectivité absolue reconnue, mais c’est alors une objectivité absolue illusoire, et l’Autre comme tel est rejeté, ou bien la pose comme ouverture pure à l’Autre, et ouverture qui n’est effective que dans l’œuvre, dans l’œuvre vraie, mais sans que cette œuvre puisse être reconnue dans un savoir lui-même vrai. Il faut donc que, dans la grâce qui est, pour lui, la condition première de la création, le fini entende et accueille une autre condition."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Grâce, Oeuvre, Philosophie

L'élection vise la réalisation de l'oeuvre dans son objectivité, principalement l'oeuvre de la philosophie puisque c'est ce discours qui pose explicitement une telle objectivité, dans le savoir. Mais l'élection ne s'accomplit jamais sans la grâce, puisqu'elle ne fait que répondre à cette ouverture, à cet appel de l'Autre. Dans le cas du discours philosophique l'appel est adressé au sujet social, et pour lui ce discours doit devenir aussi bien discours de l'élection ; là où le discours psychanalytique apparaît seulement comme discours de la grâce, qui certes fait entrer le sujet dans l'éthique, mais non dans la dimension politique et historique de l'oeuvre. Discours de l'élection par excellence, le discours philosophique est en même celui qui communique la grâce - l'égalité - pour que chacun puisse entrer, à terme, s'il le veut, dans l'élection - inégalitaire par principe. A défaut l'élection serait inentendable, pure usurpation, et l'oeuvre demeurerait lettre morte.


"Il n’y a pas d’appel essentiel qui ne se fasse dans la grâce, dans l’élément de la grâce, et l’élection est la réponse attendue à cet appel (comme, dans les élections politiques, est élu celui qui sait répondre à l’appel du peuple, de ceux qui élisent). Le sujet s’engage alors à se faire sujet de l’œuvre à faire, jusqu’à incarner pour tous, par l’œuvre faite, l’Autre. Ce qui caractérise, pour le fini, la position subjective du masculin. Non pas appeler à l’œuvre, comme le féminin, mais répondre à cet appel. Historiquement, c’est, parmi les peuples, la position du peuple juif. Théologiquement, celle de Dieu comme Fils."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Destin, Grâce, Don

Le destin, vérité de la singularité, est l’instrument de l’élection comme le don, vérité de l'altérité, est l'instrument de la grâce. Le destinataire de l'élection héritera de l'histoire (totalité des oeuvres), au futur (ce sera à toi), quand le donataire de la grâce reçoit l'oeuvre individuelle, au présent (ceci est à toi). Le destin est inégalitaire, puisqu'il s'agit de s'effacer devant l'Autre, tandis que le don est égalitaire, comme partage avec l'Autre.


"De même que le don, comme vérité de l’altérité, confirme objectivement que l’altérité est voulue dans l’autonomie, de même le destin, comme vérité de la singularité, confirme objectivement que la singularité, en tant qu’incarnation et position, par le sujet, de la loi, est voulue dans l’autonomie."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Finitude, Autonomie, Singularité

L'autonomie offerte par la grâce de l'Autre nécessite d'être confirmée, posée comme telle face au rejet que principalement l'existant lui oppose, par finitude radicale : c'est l'élection qui seule permet d'accomplir cette finitude, cette fois comme essentielle, quand la grâce ne fait qu'en prendre acte (c'est elle aussi qui permet à l'existant de rendre grâce à l'Autre). Avec l'élection l'existant pose l'autonomie avec la singularité (où l'on s'engage, soi, à poser la loi juste) et pas seulement avec l'altérité (où l'on reconnait simplement l'Autre comme lieu de la loi). On comprend que si l'élection, tout comme la grâce, est communiquée à tous, elle n'est reçue que par quelques uns, toujours en raison de la finitude : « il y aura beaucoup d’appelés, et peu d’élus » est-il écrit. Tout comme la grâce, elle est communiquée par celui qui a accepté de la recevoir, car, ayant produit l'oeuvre (c'était son but) elle se fausserait de ne pas se tourner - par grâce - vers l'Autre.


"Le fini refusait implicitement la vraie grâce ; il refuse explicitement la vraie élection, et la rupture qu’elle exige. Si elle se communique, c’est finalement pour autant qu’elle reconnaît qu’elle a elle-même besoin de la grâce, pour autant que l’œuvre une fois accomplie se tourne par grâce vers son Autre et en espère la grâce en retour. Tel est le mouvement qu’effectue le discours philosophique, mais aussi, décisifs pour l’histoire que veut ce discours, le peuple juif et, éminemment, Dieu comme Fils."
JURANVILLE, 2000, JEU

DESTIN, Histoire, Election, Tragédie, LACAN

Le destin est toujours synonyme d'inégalité, entre l'élu d'une part et l'Autre d'autre part qui lui adresse son destin. Le héros tragique, à ce titre, est bien l'incarnation d'une contradiction essentielle, dont la résolution marque l'impossibilité d'échapper au "destin "; mais il s'agit là d'une destinée mythologique. Alors que dans le destin véritable, existentiel, le héros prend conscience d'une autre impossibilité, celle d'échapper à l'Histoire. Le destin mythologique, dictant ce qui doit être de toute éternité, fait du héros une victime (de là la conception commune, populaire, du destin, qui l'assimile à la fatalité et notamment à la mort accidentelle). Le héros historique, lui, se trouve confronté à une finitude autrement radicale, car il a à re-constituer une identité, que certes l'Autre lui destine, mais qui dépend entièrement de son oeuvre et finalement de son histoire personnelle, censée changer l'Histoire universelle. Les pensées de l'existence, de Kierkegaard à Heidegger, si elles reconnaissent le caractère essentiel d'un tel destin, non pas comme prédestination mais ouverture à l'imprévisible réel, excluent en général toute possibilité de mener à terme l'oeuvre historique, d'obtenir la reconnaissance, et donc d'accomplir le destin. S'il n'est pas nécessairement voué au sacrifice, le héros ne peut rencontrer que l'échec, comme si l'élection (et la grâce) n'était finalement que tromperie. Et dans la conception psychanalytique, le sujet sait bien qu'il y va de son destin à se confronter au grand Autre, à l'inconscient, et il saura que son symptôme n'était qu'une expression du refus d'affronter le destin ; et cependant, là encore, il n'est pas censé dépasser le stade éthique d'une certaine honnêteté envers lui-même et les autres, sans que le savoir du symptôme ne débouche sur un savoir rationnel pur, sur l'oeuvre de l'histoire.


"Mais la pensée de l’existence exclut que le fini puisse alors atteindre à une œuvre objectivement reconnue, et déployer l’histoire où s’obtiendrait une telle reconnaissance. Ainsi pour Heidegger. Mais aussi pour Lacan - l’Autre qu’est le langage, l’Autre qu’est l’inconscient destinant à l’homme son être. Le destin - comme refusé - se manifeste dans les symptômes. Et c’est lui que le patient vient chercher dans la cure. Il ne vient pas le chercher comme quelque chose de déjà déterminé, qu’il n’y aurait qu’à recueillir. Cela, c’est la conception mythologique du destin - Œdipe devant nier son père et épouser sa mère, Napoléon devant l’emporter à Austerlitz et être battu à Waterloo. Il vient le chercher comme quelque chose à re-constituer imprévisiblement. Il y a certes, avec l’inconscient, une nécessité dans cette re-constitution, des moments nécessaires de l’histoire et de l’œuvre. Mais Lacan refuse de poser dans un savoir rationnel pur cette nécessité de toute œuvre et de toute histoire, du destin. Or, à refuser un tel savoir, ne retombe-t-on pas, socialement, pour ce qu’il en est du fini, dans la conception courante, où il n’est que le jouet du destin ?"
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

DESTIN, Question, Peur, Singularité

Celui qui pose la question essentielle présuppose avoir reçu de l'Autre les conditions de son autonomie pour s'engager dans la quête du savoir et de l'œuvre reconnue. Qu’est-ce qui lui fait donner une vérité objective à la peur et dépasser le tragique pour instituer un monde juste ? Le destin. Car la loi qui appelle le fini à l’autonomie est d’abord rejetée par le monde social ; il faut alors la reconstituer contre les autres et pour les autres. Cela suppose de s’établir dans sa singularité et d’en donner vérité - définition même du destin.


"Une telle vérité de la singularité définit le destin. C’est donc le destin, thème majeur à nouveau chez Heidegger, qui « met en question » le sujet, au sens, en fait, de le mettre « dans la question », et de le conduire jusqu’au terme de cette question. Destin qui est ainsi ce qui fait peur, ce qui cause la peur, quand la question en est l’acte."
JURANVILLE, JEU, 2000

DESTIN, Election, Histoire, Autre

Avoir un destin" n'implique pas d'être "prédestiné à" par quelque puissance ayant décidé de notre sort, cela implique plutôt d'assumer l'élection offerte par l'Autre, car si pareille élection est offerte à tous et sans préférence a priori, elle n'est accueillie que par quelques uns (c'est en ce sens que l'on "choisit", ou non, son destin). Mais la dimension du destin n'est pas seulement personnelle, elle est surtout historique ; afin que le destin soit accompli, il est nécessaire que l'élection soit reconnue par tous, par le peuple tout entier. L'élu est soutenu par sa foi en pareil accomplissement, à travers son oeuvre, grâce à quoi il communique l'élection à tout autre "destiné" à mener son oeuvre propre.


"Nul ne peut avoir de destin s’il n’assume pas l’élection. Et tous n’assumeront pas effectivement l’élection. Mais d’une part ce destin a été, de même que l’élection, offert à tous. Le destin (au sens de l’Autre qui destine) appelle chacun à son destin (au sens de ce qui lui est destiné, et à quoi il est destiné). Pas plus qu’il n’y a, dans l’élection, de préférence, il n’y a, dans le destin, de prédestination. Et d’autre part le destin de ceux qui se sont engagés dans leur destin ne s’accomplirait pas, si n’était pas reconnu de tous, dans le monde juste, que chacun a reçu toutes les conditions d’un tel destin. Si le destin n’était pas alors posé comme celui du peuple tout entier – à partir de quoi tel ou tel entre effectivement dans son destin. Le destin est ainsi toujours celui de l’histoire."
JURANVILLE, JEU, 2000

DESESPOIR, Non-sens, Haine, Répétition

Nous savons que, "sur les cimes du désespoir" (comme le dit Cioran), le moi doit finir par affronter le non-sens radical et donc par poser la répétition comme essentielle. Ce qui ne produit pas tant qu'il accorde créance aux absolus faux qui le protègent du non-sens ; tant qu'il s'en tient au sens courant (empiriste ou métaphysique) excluant tout absolu vrai, toute finitude radicale, tout non-sens pur. Le désespoir ne disparaît pas pour autant : se fuyant comme essentiel, il se pérennise comme haine de l'Autre et haine de soi, il s'assimile finalement à cette forme de répétition pure (mais non essentielle) que la psychanalyse appelle pulsion de mort.


" Ce désespoir est, en son fond, haine. Haine contre Dieu. Haine contre tout ce qui a essence et vérité. Haine contre soi (et contre la part d’éternité qu’on a reçue). Pour autant qu’il est répétition, et ne peut que se répéter, ce désespoir est, d’après la pensée qui affirme l’inconscient, pulsion. Et, précisément, pulsion de mort."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DESESPOIR, Moi, Autonomie, Finitude, KIERKEGAARD

Pour Kierkegaard, le désespoir est une « maladie du moi », née de la tension entre autonomie et finitude. Le moi, rapport à soi et à l’Autre (son auteur), tend à rejeter sa dépendance et veut s’autosuffire, mais échoue : de là vient le désespoir. Celui-ci prend deux formes : ne pas vouloir être soi (désespoir-faiblesse, qui rejette l’autonomie ou désespère du temporel/éternel) et vouloir être soi sans accepter sa finitude (désespoir-défi, refus de Dieu). Si Kierkegaard reconnaît l’autonomie réelle du moi, il refuse qu’elle puisse, par elle seule, atteindre l’absolu. Le désespoir ne peut être surmonté que par la foi : en voulant être soi-même, le moi se tourne vers la puissance qui l’a posé, ce qui définit la foi.

"Mais si Kierkegaard reconnaît l’autonomie réelle du moi, il refuse néanmoins que l’épreuve du désespoir, traversée jusqu’au bout, puisse conduire à aucune position objective de l’absolu vrai, à une position où l’autonomie se poserait aussi. Ce serait revenir à l’autonomie abstraite. Pour lui, il s’agit que le désespoir soit « entièrement extirpé », qu’il soit remplacé par la foi. Ce qu’il dit à deux reprises, au début et à la fin du Traité du désespoir : « En s’orientant vers lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé. Et cette formule… est la définition de la foi. »"
JURANVILLE, ALTER, 2000

DESESPOIR, Répétition, Non-sens, Autre, FREUD

Désespérer consiste à ressentir le non-sens assez profondément jusqu'à percevoir son aspect répétitif - et donc vraiment absurde -, tout en rejetant enfin - justement comme des non-sens - les fausses valeurs et les faux absolus qui jusqu'ici nous voilaient la réalité. Du fait de s'établir dans un tel désespoir, une vérité est supposée ailleurs, chez un autre Autre, et un sens nouveau peut apparaître. Notamment du fait que cet Autre vrai - contrairement au faux - demande de poser ce sens en toute autonomie. C'est ainsi que Freud adopte ce chemin du désespoir en relevant - d'abord chez lui ensuite chez ses patients - l'aspect répétitif des symptômes, leur non-sens vécu comme désespérant, au point de décider le sujet à commencer une cure - qui fait sens pour lui. Le désespoir qui mène à la supposition de l'inconscient (mais aussi de la pulsion de mort) fonctionne comme un doute radical, c'est une démarche dont l'aspect éthique doit être souligné. « La démarche de Freud est cartésienne - en ce sens qu’elle part du fondement du sujet de la certitude » écrit Lacan.


"Rappelons comment la répétition apparaît au sujet fini. Il y a le non-sens, qui résulte de la finitude. Mais, tant que le sujet croit au sens dont il recouvre ce non-sens, tant qu’il a recours à quelque Autre absolu qui « garantit » un sens illusoire, tant qu’il ne rejette pas pareil absolu, le non-sens qui se répète peut ne pas lui apparaître. C’est en désespérant, c’est par le désespoir comme négation de l’absolu, qu’il s’affronte enfin à ce non-sens. Cela ne veut pas dire qu’il se découvre voué à un non-sens indépassable. Du seul fait qu’il s’établit absolument dans le désespoir, une vérité est supposée, un sens nouveau et vrai, et une nouvelle jouissance - comme dans le doute absolu de Descartes. Simplement le sens pour lui devra se constituer à partir du non-sens."
JURANVILLE, 2000, L’INCONSCIENT

DESESPOIR, Mort, Foi, Non-sens, KIERKEGAARD

Kierkegaard décrit le désespoir comme une "maladie mortelle", une perte de sens touchant la vie aussi bien que la mort, puisque la mort elle-même ne saurait nous en délivrer. Le non-sens étant général, il ne reste plus qu'à le poser comme constitutif de l'existence et à supposer le sens venant exclusivement de l'Autre absolu. Cet état d'esprit caractérise la foi. Or si Kierkeggard reconnait que celle-ci peut finalement donner sens à l'existence, en reconduisant le moi jusqu'à sa source et donc jusqu'à lui-même, si elle parvient même à vaincre le désespoir, il ne fait aucune mention d'une causalité entre la positivité du moi, porté par la foi, et l'affirmation du sens ; autrement dit le moi ne dispose d'aucune autonomie supplémentaire grâce à la foi, ce qui reste malgré tout, bien désespérant !


"On a alors l’idée qu’au non-sens un sens vrai est donné par l’Autre absolu, lieu premier du sens. On a même l’idée, de par l’acte de cette reconnaissance, qu’un tel sens est donné par le fini lui aussi. On suppose donc, en celui-ci, un désespoir vrai. Mais on ne veut rien dire objectivement ni de ce sens ni, a fortiori, de ce désespoir. La seule chose qu’on accepte de dire, c’est le dépassement du désespoir (trop marqué d’autonomie) dans la foi (où l’on ne voit la présence d’aucune autonomie)."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DESESPOIR, Non-sens, Répétition, Absolu, KIERKEGAARD

La répétition se définit comme sens et en même temps non-sens - non sens essentiel (sinon il n'y aurait pas de répétition). Or qu'est-ce que d'abord ce non-sens ? La négation (horrifiée) de tout absolu qui ferait sens, et en même temps l'affirmation paradoxale d'un absolu faux (faux car excluant toute finitude radicale, toute relation essentielle à l'Autre). Le sens d'un tel non-sens consistera à le conduire jusqu'à son terme, avec la négation de l'absolu faux et l'affirmation (désespérée) du non-sens essentiel.


"C’est donc comme désespoir que la répétition apparaît d’abord au fini. Désespoir qui est ainsi l’acte de la répétition, ce par quoi le non-sens se noue en sens. Notons que, comme pour les analyses de la séparation et du choix, le premier temps de l’analyse de la répétition est celui d’une négation. Non plus ici la rupture comme négation de la temporalité – ce qui fait quitter l’ordre de la psychose (sphère métaphysique), et entrer dans celui de la perversion (sphère esthétique). Non plus la décision comme négation de la liberté – ce qui fait quitter l’ordre de la perversion, et entrer dans celui de la névrose (sphère éthique). Mais le désespoir comme négation de l’absolu – ce qui fait quitter l’ordre de la névrose, et entrer dans celui de la sublimation (sphère religieuse)."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DEMANDE, Désir, Transfert, Pulsion, LACAN

La demande est au cœur du transfert : elle suppose l’idéalisation mais cherche à se justifier objectivement, à travers même sa désidéalisation. Elle est double : hétéronomie signifiante et volonté de poser cette hétéronomie comme sens. La demande est essentielle lorsqu’elle vise l’Autre lui-même, non comme instrument d'un besoin, mais comme être de désir. En posant sa demande, le sujet expose son désir, affirmant sa finitude et son impuissance à s’approprier seul le vrai désir : il a donc besoin de l’Autre pour y accéder. Ce qu’il demande ultimement, c’est l’amour (désir vrai de l’Autre), la grâce (accès au vrai désir), et la raison (validation de ce désir). La demande vise alors moins un contenu qu’un dialogue, où se construit un savoir rationnel pur. Elle fonde ainsi objectivement le transfert, dans et par la parole.
Lacan, contrairement à Freud qui relie transfert et idéalisation, articule le transfert à la demande tout en soulignant son ambiguïté : la demande vise un absolu (désir inconditionné), mais en fuyant la finitude de la pulsion sexuelle, elle masque le vrai désir. En réalité, elle devient elle-même pulsion, quête illusoire de jouissance, et l’Autre s’y réduit à objet de la pulsion. Le sujet en demande reste fermé sur lui-même, sous couvert d’ouverture à l’Autre. D’où la nécessité, pour Lacan, de dépasser cette demande fausse pour assumer la finitude dans le désir, conçu non comme inconditionné mais comme « condition absolue » du sujet fini. Le désir, et d’abord comme désir de l’analyste, dégage, au contraire, dans cette demande la pulsion. D’où ce que dit Lacan que, « si le transfert est ce qui, de la pulsion, écarte la demande, le désir de l’analyste est ce qui l’y ramène ». Cette demande, dans le transfert, deviendrait alors « face de vérité ». Elle serait sensible dans la formule : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. ». Lacan frôle ici une limite : peut-on encore « demander l’impossible » sans effacer la demande elle-même, comme le fait Levinas par une soumission radicale à l’Autre ?



"La demande est parole, et l’imaginaire, dans la parole, doit, pour la psychanalyse comme discours, recevoir sa vérité (par la théorie des nœuds). La demande vraie est alors demande à l’Autre - à l’Autre absolu, mais aussi, bien sûr, au psychanalyste - de permettre la séparation, l’autonomie, le vrai désir et, pour cela, de faire reconnaître la finitude. Une telle demande, plus même que le seul désir (désir du patient, répondant au désir de l’analyste), serait, pour Lacan lui-même, la « face de vérité » du transfert. Ce qu’il rassemble dans la formule suivante (introduite, avec le nœud borroméen, lors du séminaire Ou pire) : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. » Or, qu’il appelle à déborder le plan de la demande, ou qu’il reconnaisse la demande vraie dont nous venons de parler, Lacan ne rejoint-il pas ce qui fait le fond de la demande courante, c’est-à-dire la clôture sur soi et, pour le sujet comme pour l’Autre, la transformation de son Autre en pur moyen, en déchet ? Ne plus rien demander, et dégager le désir hors de toute demande essentielle, n’est-ce pas en effet, pour le sujet, s’établir dans l’autonomie abstraite ? Demander à l’Autre son refus, sans lui demander en même temps son don, le don de sa grâce, sans lui « demander l’impossible », n’est-ce pas par ailleurs, pour le sujet, se faire le déchet de l’Autre, et lui imputer la même autonomie abstraite ? Et n’est-ce pas vers ce dernier effacement problématique de soi que conduit Lévinas avec la soumission, à quoi il appelle, à la demande venue de l’Autre ?"
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

DEFI, Absolu, Hystérie, Désespoir

Le défi est une manifestation du désespoir dirigée contre l'absolu faux, mais sous deux formes. D'un côté défi à l'absolu vrai pour l'accuser de s'être transformé en usurpateur injuste et violent, et ainsi l'amener à se (re)manifester comme vrai, tout en sachant qu'il ne cédera jamais devant pareille provocation - c'est le défi diabolique tentant de faire souffrir le Dieu bon et vrai (ou encore défi de Don Juan au Commandeur en tant que vrai père). D'un autre côté, défi à l’ordre commun sacrificiel qui l'on sait injuste et faux, non pour le combattre mais pour l'amener à se manifester et donc se dénoncer comme tel - c'est le défi hystérique, par exemple le défi de Sganarelle à son maître Don Juan. Certes la pensée de l'existence dénonce ce double défi hystérico-diabolique, puisqu'il s'en tient à l'Autre absolu faux, mais sans vouloir elle-même porter le défi essentiel jusqu'à l'objectivité - n'est-pas alors s'en tenir au désespoir ?


"Ce par quoi se donne le désespoir, et qui le montre déjà comme amenant jusqu’à la position objective de l’absolu vrai, est le défi. Défi à l’absolu faux, non pas directement, puisque cet absolu est alors ramené à son néant, mais indirectement, sous deux formes. D’une part défi à l’absolu vrai, pour autant que le fini tend à le réduire à l’absolu faux, et que le défier, c’est l’appeler à se manifester comme l’absolu vrai qu’il est, et être certain qu’il se manifestera ainsi. D’autre part défi au monde social commun, pour autant que, par la superstition et, finalement, par le sacrifice, ce monde donne réalité à l’absolu faux... Ce défi hystérico-diabolique, la pensée de l’existence le dénonce. Contre l’absolu faux qu’il invente, elle pose la finitude radicale et ce qu’il en est de l’absolu vrai. Mais la pensée de l’existence refuse de montrer le défi essentiel comme pouvant aller jusqu’à l’objectivité. Et n’est-ce pas alors répéter le défi hystérique au maître, puisqu’elle affirme la finitude face à un ordre social qui demeure intouché ? N’est-ce pas désespérer, à tort, de l’objectivité ?"
JURANVILLE, ALTER, 2000