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CULPABILITE, Hétéronomie, Psychanalyse, Savoir

Si l'on ne veut pas sombrer dans une culpabilité indéfinie, comme le redoutait Nietzsche, il faut poser la culpabilité dans le savoir, où elle recevra sa juste mesure. Il faut distinguer deux types de culpabilité. Il existe une culpabilité fausse liée à la haine de soi, reflet de la haine pour le créateur. Et puis il existe une culpabilité essentielle reposant sur une hétéronomie fondamentale : c'est la culpabilité éprouvée devant l'Autre absolu, qui se mesure dans le rapport à Dieu établi par le judaïsme et le christianisme. Mais elle repose aussi sur une pluralité, en ce sens qu'elle s'éprouve également devant les autres finis. La psychanalyse, avec l'inconscient, a fait entrer la culpabilité dans le domaine du savoir, et ce n'est certes pas pour s'en débarrasser mais au contraire pour la reconnaître comme essentielle (elle consiste à avoir cédé sur l'essentiel, soit son désir).


"Telle est la culpabilité qu’a dégagée, dans l’espace du savoir rationnel pur, la psychanalyse. Lacan souligne ainsi que la psychanalyse ne vise en rien à « apaiser la culpabilité ». Il y a certes, d’après lui, une culpabilité fausse, dont il convient, autant qu’il est possible, de se libérer. C’est la culpabilité de l’« homme du commun », « reflet de sa haine pour le créateur quel qu’il soit qui l’a fait si faible et si insuffisante créature ». Mais il y a aussi une culpabilité fondamentale qu’il faut reconnaître, et qui est d’« avoir cédé sur son désir », c’est-à-dire d’avoir renoncé à son être d’individu, en se soumettant au « service des biens », à l’ordre commun du monde."
JURANVILLE, 2000, ALTER

CULPABILITE, Choix, Finitude, Moi, KIERKEGAARD

Kierkegaard met en avant l'ineffaçable culpabilité du sujet : quand bien même celui-ci aurait fait le choix essentiel, appelé en ceci par l'Autre absolu, il lui serait impossible de proclamer un quelconque accomplissement objectif du choix, le libérant de la culpabilité - cela reviendrait simplement à nier la finitude. "Même au moment où la tâche est assignée, il y a déjà du temps perdu", écrit Kierkegaard : il faut partir d'un tel "devenir-coupable" pour réaliser que le seul choix authentique devant l'existence, le seul choix personnel, est précisément le choix de la culpabilité ("ce n’est qu’en me choisissant comme coupable que je me choisis moi-même"). Position que le métaphysicien ne saurait seulement entendre, lui qui ramène la finitude à une faiblesse temporaire, lui qui suppose une culpabilité (devant le savoir, ou devant l'idéal) seulement chez le disciple, nullement de la part du maître. Par ailleurs il ne suffit pas de critiquer la fausse culpabilité, celle du ressentiment, pour accéder à l'autonomie de l'existence, comme le voudrait Nietzsche - lequel se laisse entrainer à une nouvelle dissimulation de la culpabilité, et à une tentation sacrificielle. Freud, de son côté, a bien vu une culpabilité inéliminable liée à l'amour (universel) pour le père, mais seulement par ses effets indésirables : agressivité, névrose, etc., comme s'il était possible, pour un moi "théoriquement" sain, de les évacuer (rien d'autre que l'idéal scientiste). La clairvoyance de Nietzsche comme de Freud aura été de montrer que toute culpabilité fausse cherche à se dissimuler, à dériver vers des pratiques sacrificielles douteuses ; leur aveuglement aura été de nier à leur tour la culpabilité vraie, constitutive, celle que cherchent précisément à dissimuler les formes inessentielles et dérivées de culpabilité.


"Car qu’est-ce qui permet cette dissimulation ? Nietzsche l’a montré, et Freud l’a redit après lui : le monde social, le fait que plusieurs ont la même culpabilité (fausse) et qu’ils s’en défont sur la victime du sacrifice. Tant que n’est pas dénoncé, dans un monde social nouveau, le jeu de la culpabilité ordinaire (fausse), tant que la culpabilité constitutive n’est pas reconnue socialement, la dissimulation de la culpabilité se maintient.
JURANVILLE, 2000, ALTER"

CRITIQUE, Fondation, Philosophie, Certitude

Pour éviter d'être vaine et de s'assimiler à un refus de tout savoir, pour accomplir la vocation politique de la philosophie, la critique (qui est, rappelons-le, négation et savoir) ne saurait être immédiate ; elle présuppose la question comme ce qui accomplit la vocation éthique de la philosophie. Mais c'est bien la politique qui, finalement, justifie l'éthique, et en constitue l'aboutissement. Grâce à la critique, la philosophie est doublement fondatrice. D'abord, du côté de l'objet, elle permet de fonder l'objectivité vraie face à l'objectivité ordinaire, laquelle tend toujours à s'absoluiser faussement : elle le fait par la puissance spéculative et créatrice (métaphorique) du concept. Ensuite, du côté du sujet, elle permet à la subjectivité de se fonder elle-même sur la certitude, comme fondatrice du savoir et de l'objectivité du savoir. Mais ce principe fondateur subjectif implique la reconnaissance de la finitude radicale - par le moi s'identifiant à l'Autre absolu et assumant l'élection, donc pas seulement en tant qu'individu.


"C’est ainsi par le moi que se déploie subjectivement la critique. Moi qui a fait, comme individu, dans la position d’exclu de la « scène primitive », sous la menace du sacrifice, l’épreuve de la finitude radicale. Moi qui est entré, comme individu, dans le travail de l’œuvre et de la question – car, s’il s’engage dans cette épreuve en tant que moi, c’est en tant qu’individu qu’il la fait. Mais moi qui, par la critique, vise expressément (c’est son élection de moi, au-delà de la grâce de l’individu, de même que l’élection du concept va au-delà de la grâce de l’être) à instituer le monde juste où chacun pourra devenir individu – et moi."
JURANVILLE, 2000, JEU

CREATION, Sacré, Oeuvre, Trinité

Si la présence est d'acte du sacré, et la puissance ce par quoi et dans quoi il s'accomplit la création est à la fois l'effet et le principe subjectif du sacré. Il s'agit, par la création, d'échapper à la puissance fantasmatique, traditionnelle, du sacré, la création qui débouche sur l'oeuvre individuelle elle-même engageant tout autre à créer à son tour. Certes l'existant suppose toujours d'abord la création de l'Autre absolu, celle qui vient du Père (le sacré par excellence), s'accomplit par le Fils (via son Sacrifice), et vise à étendre l'Esprit sur la terre. S'ouvre alors l'espace du sacré, et donc de la création, pour la créature séparée imitant en cela l'oeuvre du Christ, c'est-à-dire réalisant son individualité. Lui aussi traverse la passion de l'oeuvre et lui aussi accomplit en cela un sacrifice essentiel. Comme le Fils, il communique d'abord sa présence et sa grâce et s'efface devant son oeuvre, s'en remettant à l'Autre ; puis il communique sa puissance et son élection, à l'oeuvre comme à tous ceux qui la poursuivront et devront à leur tour en subir la passion ; enfin il communique la création elle-même et la foi en celle-ci, dans le fait que l'oeuvre sera finalement accueillie par tous et accomplira la Révélation.


"Le sacré est enfin création. Car il n’y a plus, pour le fini qui suppose ou affirme une puissance vraie, et qui refuse d’être rabattu en fait à la puissance fantasmatique traditionnelle, pour le fini qui veut aller jusqu’au bout de ce à quoi l’invite la puissance du Sacré et accomplir cette puissance par la sienne propre, pour le fini qui veut donner toute sa vérité au sacré, qu’à poser la création. Comme création effective, et non pas abstraite ; et donc notamment comme création par le fini en général, à partir de la finitude, débouchant sur l’œuvre... Le savoir philosophique est alors l’œuvre par excellence du fini, où la puissance créatrice est à la fois, explicitement, ce par quoi tout est « produit », et de quoi tout est « déduit ». Où l’on rejoindrait existentiellement ce que Spinoza a dit formellement, que « l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses »."
JURANVILLE, 2000, JEU

CREATION, Raison, Autonomie, Loi

Comme vérité de l'autonomie, la création - qu'elle soit humaine ou divine - veut la loi, la loi telle qu'elle provient de l'Autre comme cause - que cet Autre soit déjà là ou à venir. Mais par ailleurs la loi demande à être justifiée par la raison, qui elle-même demande à être posée socialement dans le savoir (pour répondre à toutes les objections).


"Dès qu’il affirme l’existence, le fini suppose une raison vraie, au-delà de la raison ordinaire qui est, en son fond, violente. Que lui manque-t-il dès lors pour poser enfin cette raison vraie, pour la poser socialement, dans le savoir, comme elle doit l’être au demeurant, puisqu’elle ne serait pas raison si elle ne répondait pas à toutes les objections ? Que lui manque-t-il pour rompre réellement avec le fond violent de la raison ordinaire, avec la soumission à la loi de l’Autre faux, et pour reconnaître la loi dans toute sa vérité ? Il lui manque de donner vérité objective à l’autonomie qu’il a reçue de l’Autre. Et donc de s’engager jusqu’au bout dans la création, qui est vérité de l’autonomie. La création est ainsi ce qui, en l’homme comme en Dieu, veut la loi."
JURANVILLE, 2000, JEU

CREATION, Mélancolie, Absolu, Autonomie, KIERKEGAARD

La création est l’acte par lequel l’être fini transforme sa finitude en autonomie et en vérité, recréant un absolu à partir de lui-même. Cette création est issue de la mélancolie, elle-même causée par le Bien. La mélancolie pousse l’être fini à désirer le savoir, à participer à l’Œuvre de la Création. Mais il existe deux formes de mélancolie : la vraie mélancolie, féconde, qui mène à la création et à un savoir absolu, et qui doit être supposée à tout créateur y compris au créateur suprême (car il attend que son oeuvre soit confirmée par sa créature) ; la mélancolie fausse, stérile, où le sujet se replie sur un faux absolu, une Chose close sur elle-même, refusant la relation et la finitude — ce que Kierkegaard appelle le "démoniaque". Kierkegaard reconnaît une mélancolie sublime, tournée vers une grande idée, mais refuse d’en faire la base d’un savoir absolu, craignant qu’on nie ainsi la finitude humaine. Or refuser d’objectiver la création et le savoir, c’est paradoxalement tomber dans la mélancolie fausse que Kierkegaard dénonce. Par ailleurs la création, troisième temps de l'analyse de la mélancolie, correspond à la troisième preuve de l'existence de Dieu chez Descartes, celle qui établit Dieu comme cause première absolue et l'être fini comme cause absolument libre, capable de devenir créateur.


"Reste que, si l’on n’affirme pas ainsi la création – ce que le sujet d’abord ne fait pas, ce que la pensée de l’existence ne fait pas non plus –, la mélancolie ne peut plus avoir la vérité que nous avons dite : susciter le désir du savoir et entraîner jusqu’à la constitution effective d’un « savoir absolu ». Et que proclamer le désir d’un tel savoir relève bien alors d’une mélancolie, mais de la mélancolie courante, fausse, celle que fait apparaître et dénonce Kierkegaard, chez Hegel, mais aussi au cœur de tout sujet existant. Pareille mélancolie résulte certes toujours de l’exigence venue de l’Autre absolu, du Bien, de s’affronter à la finitude. Elle est souffrance à la finitude. Mais souffrance qui tend à se fausser – au point, éventuellement, de ne plus se percevoir. Comment se fausse-t-elle ? En rejetant l’absolu vrai. Et en s’en fabriquant un faux, auquel le sujet s’identifie. Identification psychotique, mais selon une psychose pathologique. À la Chose, mais comme fausse, close sur soi, excluant toute finitude et toute relation. De cette Chose, le savoir anticipatif du monde commun, de même que ses prolongements métaphysique et empiriste, est alors la forme la plus décisive. C’est ce rejet, cette clôture sur soi, que Kierkegaard décrit sous le nom de démoniaque. « Le démoniaque, dit-il, est l’angoisse du Bien. »"
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

CONTRADICTION, Identité, Essence, Objectivité, HEGEL

La contradiction se présente comme la négation d'une identité, et plus profondément d'une essence reconnue comme fausse au coeur de cette identité. Grâce à la contradiction, la véritable essence peut être posée dans le concept ; mais cette essence sera nécessairement faussée, par finitude, et donc à son tour contredite. D'une façon générale, la contradiction fait s'effondrer, chez le sujet ou en dehors de lui, toute identité supposée déjà là et donc anticipative ; corollairement elle fait découvrir l'Autre comme le lieu premier de la vérité. La contradiction principale, bien décrite par Hegel, est celle du sujet et de l'objet, puisque le premier n'a de cesse, sur le chemin de la reconnaissance, de chercher à s'objectiver ; ce faisant il commence par poser l'identité déjà-là de l'objet, depuis sa propre identité subjective supposée, ce qui n'aboutit qu'à une détermination subjective de l'objet ; il ne lui reste plus qu'à remette également en question sa propre identité subjective. Etc.


"La contradiction devient réelle et vraie, quand l’identité immédiate, même sous sa forme la plus pure, comme anticipative, et aussi l’essence telle qu’elle est d’abord déterminée, sont reconnues comme fausses et comme devant être mises en question. Et donc quand on affirme l’existence. La vraie contradiction, d’une part, fait s’effondrer l’identité que se supposait toujours déjà le sujet ; d’autre part, elle fait découvrir l’Autre comme lieu premier de l’identité vraie par laquelle elle se résoudra ; et enfin, elle conduit, grâce à ce qui vient de cet Autre, à la position effective, par le sujet, et pour autant qu’il a traversé toute la finitude, de l’identité nouvelle. Elle est en elle- même, parce qu’au fond de l’identité c’est de l’essence qu’il s’agit, négation de l’essence, négation de l’essence fausse, pour accéder à la vraie. Elle prépare au concept, comme position de l’essence, et y appelle. Dans le travail ici présenté, à tous les niveaux de l’analyse, joue une telle contradiction vraie et existante. L’essence est posée, sous tel ou tel mode, dans un concept ; mais le fini fausse cette essence ; d’où la contradiction ; et sa résolution dans un nouveau concept, que devra créer ou recréer le fini. La contradiction est ainsi, à tous les niveaux de l’analyse, et dans le cadre, à chaque fois, de la forme métaphorique, le mode général de la progression du savoir."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONTRADICTION, Identité, Autre, Existence, KIERKEGAARD

La pensée de l’existence oppose à la conception hégélienne une contradiction radicale, rencontrée par le sujet dans son mouvement vers l’objet, qui détruit l’espace du savoir et toute identité anticipative. Car il s'agit d'une contradiction inhérente à l'existence même. Le sujet fini ne peut résoudre cette contradiction seul et doit se tourner vers l’Autre, lieu de l’identité vraie. Avec les conditions données par l’Autre, le sujet peut ensuite la résoudre, car l’Autre veut la contradiction pour sa relation au fini et son mouvement créatif. Selon Kierkegaard, l'affirmation d'une contradiction radicale (qu'il nomme "paradoxe") caractérise la sphère religieuse - pas de contradiction dans la sphère esthétique, seulement une contradiction interne au sujet dans l'éthique. Cependant, la pensée de l’existence exclut que cette contradiction et l’identité vraie puissent être posées dans un savoir. A partir de là on ne voit pas comment la contradiction, pour le sujet social, pourrait cesser d'être perçue seulement comme terreur et sacrifice.


"En refusant qu’à partir de la contradiction éprouvée par le fini, et grâce à l’Autre qui s’y manifeste, un savoir nouveau puisse advenir, la pensée de l’existence ne rejoint-elle pas ce qui fait le fond de la conception commune ou métaphysique ? Ne rejoint-elle pas l’image d’un Autre absolu tout-puissant qui ne voudrait pas pour lui, comme Autre vrai, la contradiction dans sa relation au fini comme son Autre, mais qui, lui-même hors contradiction, vouerait, comme Autre faux, le fini à une contradiction sans vérité, destructrice de toute identité, et de tout être, à la contradiction devenue terreur sacrificielle ? Nous verrons plus loin que la terreur est elle-même, face à la contradiction comme négation de l’essence, négation de l’être."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Sens, Savoir, Autre, HEGEL, HUSSERL

La conscience n'est pas seulement liberté, mais sens. Or le sens est donné par l'Autre, il s'agit donc que le sujet parvienne au même savoir qu'il suppose en l'Autre ; c'est alors qu'il se fait con-scius, complice ou confident de l'Autre. Hegel se contente de distinguer la conscience d'objet et la conscience de soi, chacune représentant l'Autre par la seconde. Mais cette identification des consciences reste interne au sujet : nul Autre vrai ici pour lui faire éprouver la finitude radicale. Comme si la vérification du savoir, la vraie connaissance, pouvait se réaliser sans l'Autre ! Un début de solution pointe chez Husserl, avec la conscience constituante, déjà ex-sistante - mais il ne précise pas comment cette conscience, d'abord psychologique, devient phénoménologique en s'identifiant à l'Autre pour reconstruire le savoir. Et pour cause : depuis Freud, cet Autre porte le nom d'Inconscient.


"Le sujet comme conscience veut s’être réellement mis du point de vue de l’Autre ; et il ne l’aura fait que s’il lui offre le sens objectif qui lui conviendra, et s’il atteint au même savoir qu’il suppose en cet Autre ; il sera alors con-scius, complice (ou confident) dans le même savoir. Un tel sens, qui est propre, avant tout, à la conscience psychologique (et phénoménologique), est capital aussi, bien sûr, pour la conscience morale, si elle ne veut pas se perdre dans le subjectivisme. La conscience comme liberté et sens est ainsi ce qui, dans le sujet, l’appelle à reconstituer, à « vérifier » ou, mieux, à recréer imprévisiblement, un savoir supposé en l’Autre. Elle est ce qui ouvre au travail de la pensée, et ce qui devient le lieu de ce travail, où peu à peu s’accomplit le savoir. Elle implique une bonne névrose, et la montre permettant tout le déploiement de la sublimation."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Raison, Totalité, Entendement, HEGEL

Comment le sujet fini, qui vise un jugement vrai en tenant compte de celui de l’Autre sur lui, peut-il éviter de confirmer le jugement d’objectivation condamnante ? Comment aller jusqu’au bout de ce jugement vrai et donner toute sa vérité à la conscience ? Par la raison. Car l’Autre absolu doit être reconnu comme source première du jugement vrai, et le sujet fini, en intégrant ce jugement, doit permettre à tout autre sujet d’y accéder également. C’est ce que permet la raison : vérité de la totalité que chacun peut reconstruire à partir de soi. De même que la création veut l’inconscient, la raison veut la conscience, et dans un monde juste, elle reconnaît en chacun sa puissance créatrice et rationnelle. Hegel a bien pensé la raison comme vérité de la totalité, mais seulement comme un processus naturel ne mobilisant qu'une contradiction apparente. Or le refus de la totalité vraie, par le fini, impose le recours au jugement de l'Autre absolu qui non seulement s'impose comme absolument vrai mais peut être reconstituer par chacun, dans sa solitude et son autonomie d'individu. C'est ici que le jugement vrai, avant de se réaliser dans la raison et dans l'histoire, se forme premièrement dans l'entendement pur individuel - tant critiqué par Hegel. En refusant le jeu essentiel de l'existence, qu'il reconnait pourtant, en ignorant l'oubli inévitable et a fortiori l'oubli essentiel impliqué par cette existence, Hegel ne fait que projeter dans la conscience absolue finale une vérité présente au départ - simple état de fait social - allant progressivement vers sa supposée confirmation.


"Certes Hegel a bien vu que la raison est vérité de la totalité – d’où sa critique, à la fois, contre l’entendement kantien, et contre la raison kantienne. Mais ce qu’il n’a pas vu, et pas pu voir, c’est que la raison ne se réalise pas par un mouvement naturel, qu’elle ne va pas ainsi vers la reconnaissance universelle, et que, dans le mouvement non naturel de sa réalisation, l’entendement pur a une place décisive. Car le fini refuse toujours d’abord la totalité vraie, et s’arrête toujours d’abord à une totalité fausse, sacrificielle. Seul dès lors l’Autre absolu, l’Autre divin, raison universelle, nécessité primordiale, loi, mais loi qui s’efface pour laisser les hommes la recréer librement, peut faire que finalement tous les hommes acceptent la raison. Ce qu’il fait par la révélation. Et le fini qui s’est engagé, porté par la foi, dans la raison, dans la totalité vraie de la raison vraie, doit de son côté, avant de pouvoir faire reconnaître cette totalité et cette raison, parvenir seul à l’entendement pur, dans son autonomie d’individu, dans sa solitude qui est celle aussi, autrement, de l’entendement divin."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Jugement, Inconscient, Travail

Le jugement est ce par quoi s’accomplit la conscience, là où l’entendement est l’acte de la conscience. De même que le concept a en propre la position de l'essence, le jugement a en propre la position de l'être, soit la venue de l'essence dans l’immédiateté du fini. Le jugement est ce qu’on vise dans la conscience, de même que le travail est ce dont on est inconscient. Et cependant la conscience a besoin de l'inconscient pour s'accomplir, de son mouvement et de son travail, lequel implique la confrontation avec le jugement de l'Autre puisque bien sûr le premier jugement, porté depuis le monde ordinaire, est toujours un jugement faux. Accepter le jugement de l'Autre revient ainsi à accepter l'inconscient puisque celui-ci n'est rien d'autre, sous cet angle, qu'un travail produisant le savoir sur lequel s'appuie la conscience pour émettre un jugement, et ultimement, poser la consistance de la chose jugée. Consistance qui est aussi celle de l'oeuvre produite, qui juge, et qui s'offre elle-même au jugement. Notons que la pensée de l'existence s'arrête à une conception répressive et objectivante du jugement, le réduisant à une condamnation. Elle accepte le jugement de l’Autre, comme conscience et voix de la conscience, qui lui fait toucher sa finitude radicale, elle admet l'objectivité de son propre jugement (sinon juger n'aurait aucun sens), mais ne conçoit pas qu'il puisse être reconnu comme tel ; dans le meilleur des cas, dans la psychanalyse, elle reconnait l'inconscient mais n'assume pas en retour le passage à la conscience.


"C’est précisément avec le jugement qu’on voit en quoi la conscience s’accomplit par l’inconscient. Le jugement, en effet, implique un mouvement... Mouvement d’écriture qui fait du jugement ce par quoi s’accomplit la conscience – tandis que l’entendement est l’acte de la conscience, la lettre qui résulte de ce mouvement. Mouvement d’écriture qui suppose et dispense l’élection, de celui qui juge et de celui qui est jugé – tandis que la lettre suppose et dispense la grâce, de celui qui entend et de celui qu’il entend. Un tel mouvement d’écriture est celui de toute œuvre, laquelle juge et s’offre au jugement. Car il faut pas se méprendre sur la formule de l’Évangile : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés. » Elle ne vise qu’à mettre en garde contre un jugement qui condamne. Elle met celui qui juge en face de sa responsabilité. Le verset suivant précise : « Car c’est avec le jugement dont vous jugez que vous serez jugés, et c’est avec la mesure dont vous mesurez qu’il vous sera mesuré. »"
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Entendement, Subjectivité, Sens

Pour le sujet fini, la conscience se manifeste initialement par la reconnaissance de ce qui est objectivement partagé dans son monde. Cependant, la vraie conscience définie comme sens et subjectivité, émerge lorsque le sujet reconstitue un sens objectif à partir de sa propre liberté. C'est la condition pour que lui-même, mais aussi tout autre, puisse "entende" (et comprendre) le sens de ce qui est dit. Ce sens concerne l’existence humaine, dans sa finitude et son autonomie, lorsqu'interviennent les concepts philosophiques : correctement définis et articulés, ils deviennent des règles pour la pensée, à réinstituer à chaque fois par chaque sujet.


"Sens et subjectivité définissent l’entendement : quand il produit le sens à partir de soi, le sujet « entend », « comprend », ce qu’il dit et ce qui est. C’est donc par l’entendement que se donne la conscience. Entendement qui en est l’acte, comme la jouissance, sens et temporalité, est l’acte de verra, de l’inconscient. Le sens que produit un tel entendement est celui, suprêmement, de l’existence, dans sa finitude et son autonomie... Par l’entendement le fini devient ainsi parfaitement l’Autre (dans sa puissance créatrice). La conscience constituante de Husserl, laquelle, à partir du noème, et donc, à la fois, de l’idée du sens et de la réalité du non-sens, crée ou plutôt recrée l’objet."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Autre, Liberté, Sujet, HEIDEGGER

Si la conscience est bien liberté et sens, elle ne se limite pas, comme le voudrait Heidegger, à cette injonction purement morale de reconnaître l'oubli constitutif de l'être. L'Autre, par la voix de la conscience, appelle le sujet à s'identifier positivement à lui, à devenir sujet autonome, ce qui va jusqu'au savoir rationnel constitué objectivement. Autrement dit si la conscience est amenée à accueillir la loi de l'Autre, c'est en tant que conscience psychologique et phénoménologique aussi bien que morale. La distance, qui la caractérise comme liberté, comme elle caractérise l'Autre absolu, la conduit à s'identifier à cet Autre.


"La conscience est toujours d’abord ce qui vient de l’Autre, l’Autre dans le sujet. Elle est toujours d’abord conscience morale. Et cependant elle est toujours aussi, finalement, le sujet lui-même en tant qu’il s’identifie pleinement à cet Autre, et qu’il va jusqu’au savoir rationnel. Elle est toujours conscience psychologique et phénoménologique."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Autre, Appel, Oubli, HEIDEGGER

La conscience existante est l'Autre dans le sujet, conscience qui l’appelle à ne pas oublier ...l'inévitable oubli de l'existence. Elle est l'étranger en moi, cette "étrangeté qui traque le Dasein et menace sa perte oublieuse de soi." écrit Heidegger. Le sujet qui entend l'appel de cette conscience, d'abord morale, éprouve sa culpabilité constitutive qu'il assume en "voulant-avoir-conscience", dans la résolution du "se projeter silencieux et prêt à l’angoisse vers la culpabilité la plus propre" écrit-il toujours. Une résolution qui, "s’appropriant authentiquement la non-vérité", débouche sur l’œuvre. Juranville, comme toujours, souligne les limites de cette analyse heideggérienne qui, au nom de la conscience existante, dénie à celle-ci le pouvoir de poser socialement son autonomie en travaillant, justement, à faire reconnaître l'objectivité de l'oeuvre. Ce qui revient, comme toujours, à laisser libre court à la conscience ordinaire et inauthentique, à la valider passivement.


"Mais jamais cette appropriation ne deviendra explicitement objective. Jamais l’identification à l’Autre qui l’a jeté dans le Da, qui l’a jeté comme Dasein, ne pourra, pour le sujet, s’accomplir dans une objectivité reconnue comme telle. Or une telle conscience existante n’est-elle pas  existentiellement, pour le fini auquel elle ne permet pas de poser socialement son autonomie, la même conscience absolue fausse, le même Autre tout-puissant et tyrannique, le même Surmoi, qui règne derrière, dans et sur la conscience commune (ou métaphysique) ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

CONNAISSANCE, Métaphysique, Sujet, Existence

En matière de connaissance, la métaphysique évite la question de la finitude radicale, ainsi que la relation à l'Autre comme tel. A l'époque antique, en plaçant la vérité dans l'objet à connaître, indépendamment des limitations du sujet ; à l'époque moderne, en situant au contraire la vérité dans le sujet, à partir de quoi seulement l'objet peut être connu. Avec cette conséquence que la connaissance métaphysique s'accomplit sous la forme d'une auto-objectivation du sujet tendant à faire disparaître l'extériorité de l'objet... et donc, avec ce dernier, le principe même de toute connaissance objective au profit du seul savoir (intérieur). Il est facile de voir qu'une telle connaissance métaphysique, avec son sujet tout puissant, réalise un fantasme sexuel, pervers qui plus est, où l'objet est censé venir combler tout manque dans l'Autre. Inversement, c'est contre toute forme de connaissance absolue et vraie que se dresse la pensée de l'existence, au nom du choix existentiel (« Choisis-toi toi-même » énonce Kierkegaard) et de la confrontation avec la finitude, primant sur toute démarche de connaissance (y compris le « Connais-toi toi-même » de Socrate). Lacan en particulier, remet radicalement en question les préjugés liés au statut épistémique de l'objet aussi bien que celui du sujet, les ordonnant plutôt, du point de vue de la psychanalyse, à la cause de désir. Toutefois la question des conséquences sociales et politiques d'une telle position reste entière et non résolue.


"La pensée de l’existence récuse toute idée de connaissance absolue. Pour elle, la connaissance, comme détermination effective de l’objet dans son unité par le sujet dans son unité, est une illusion. Illusion caractéristique aussi bien de la conception traditionnelle que de la métaphysique. Illusion par quoi l’existant se dissimule son existence... Ils maintiennent le refus, propre à toute la pensée de l’existence, de toute connaissance vraie qui pourrait se poser comme raison pure, et donc ordonner un monde social nouveau. Et alors on peut douter qu’il y ait eu véritable rupture avec l’ordre traditionnel et avec la connaissance comme « fantasme de l’inscription du lien sexuel ». Que la mystique glorifiée par Lacan se distingue réellement de la mystique érotique traditionnelle qu’il a si constamment dénoncée."
JURANVILLE, ALTER, 2000

CONCEPT, Essence, Etre, Métaphore

La position de l'essence est le concept, en tant qu'énonciation et acte de la pensée (non comme simple signifié, comme le veut Hegel), là ou l'être n'était que la substance de la pensée. Le concept est l'essence vraie et existante recevant effectivement sa vérité. Cet acte positionnel consiste en une métaphore, qui est le principe en acte de toute objectivité. Juranville dit quelle est "la chose originelle se posant elle-même comme Autre, créant son Autre", c'est-à-dire qu'elle pose l'essence et, avec celle-ci, maintient ouvert le champ de l'objectivité. Notons que la toute première métaphore reste la métaphore de l'être, où celui-ci se substitue à l'étant et reçoit par-là même une signification nouvelle, essentielle, celle de substance pour la pensée comme on l'a dit (en ce sens il n'est pas un concept comme les autres, il est le concept d'avant toute différenciation et toute conceptualisation). Les concepts se forment successivement dès qu'il s'agit de poser chacune des essences, chacun des modes particuliers de l'être. Les concepts surgissent donc, certes imprévisiblement, mais pour s'ordonner immanquablement en système, ne serait-ce qu'en raison de la structure propre de toute création métaphorique : en effet l'essence n'est posée dans un ternaire que pour être d'abord refusée, recréée dans un quaternaire (où le sujet se pose comme quart-élément), puis reposée dans un nouveau ternaire. Enfin la dynamique de la création des concepts relève de l'élection (de même que l'ouverture de l'être relevait de la grâce) ; élection qui "suppose l’assomption, par le sujet, de l’appel de l’Autre comme appel à l’œuvre et au savoir" dit Juranville, cet appel donc à poser les essences, à créer les concepts. Cela ne veut pas dire que l'existant reçoive et assume l'élection, le concept est donc toujours d'abord partiellement faux : ordinaire et convenu, empirique ou "scientifique", voire absolu ou métaphysique. Ou bien alors le concept est assumé comme création vraie et existante, mais dénié comme débouchant sur un savoir transmissible et systématique (c'est la position des pensées de l'existence, voire des pensées contemporaines de la "différence").


"De même que l’être ne peut être reconnu comme ouvrant à tout un développement objectif jusqu’au savoir, que par la grâce, de même le concept ne peut être reconnu comme constituant effectivement ce savoir, que par l’élection. Élection qui, certes, est liée très étroitement à la grâce. Élection cependant qui, à la différence de la grâce, suppose l’assomption, par le sujet, de l’appel de l’Autre comme appel à l’œuvre et au savoir. C’est par elle, communiquée comme la grâce, qu’on accède, dans la pensée, au concept qui pose l’essence. Essence qui est, pour tout existant, son autonomie réelle, sa puissance créatrice, son pouvoir, et même son devoir, de faire œuvre. Le fini toutefois refuse d’abord de poser ainsi l’élection. Et le concept ne peut donc plus, comme nous le voulions, déterminer effectivement le savoir vrai, vers quoi va la pensée. Dès lors, là aussi, comme pour l’être, deux possibilités. Ou bien – première possibilité – on affirme un concept qui exprimerait le savoir ; mais ce concept alors est faux. Tel est le concept vague du savoir ordinaire. Mais aussi celui de la science, qu’il soit pur ou empirique, et celui de la métaphysique. Ou bien – deuxième possibilité – on affirme un concept vrai, comme acte d’existence ; mais ce concept ne permet aucun savoir. Tel est le concept vers quoi conduit la pensée de l’existence. Or refuser ainsi tout savoir systématique où s’articuleraient des concepts vrais, n’est-ce pas laisser intouché le savoir déjà là, toujours supposé total ? N’est-ce pas renoncer à la pointe, sociale, de son autonomie d’existant ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

COMMUNAUTE, Société, Hétéronomie, Autonomie, WEBER

Max Weber décrit la communauté plutôt comme une totalité immédiate et affective, et la société plutôt comme une totalité civile et rationnelle. Pour autant il admet qu'il n'existe aucune loi de développement qui ferait passer historiquement de l'une à l'autre, car, dit-il « la grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie celui d’une socialisation. » Juranville articule avec davantage de précision le rapport entre ces deux types de totalité, en caractérisant la communauté par l'hétéronomie et la société par l'autonomie, à quoi s'ajoute le facteur totalité. Mais il précise que l'hétéronomie en question, ce qui est reçu de l'Autre en général, ne relève pas d'une simple transmission plus ou moins imposée mais, pour chaque individu, d'une décision à la fois instituante et inspirante, qui suppose - paradoxalement - une certaine autonomie. C'est d'abord le fait de vivre en société qui peut apparaître comme une caractéristique universelle, et c'est lorsqu'une telle totalité offre concrètement les conditions d'émergence de l'autonomie, que le sujet social peut s'en saisir et découvrir - non moins paradoxalement - que l'hétéronomie, l'hétéronomie vraie de l'Autre absolu, était la condition de possibilité de son autonomie.


"Pour Weber implicitement comme pour nous explicitement, le décisif, ce n’est pas que la communauté soit totalité immédiate et naturelle, la société, totalité posée comme telle et artificielle ; c’est que la communauté soit totalité avec l’hétéronomie, la société, totalité avec l’autonomie. Car ce qui est découvert d’abord par l’existant qui s’interroge, et qui donc s’établit dans son autonomie, c’est la société dans laquelle il est pris (de là vient qu’on parle en général des « sociétés humaines », non des « communautés humaines », et que la « vie en société » peut apparaître comme une caractéristique universelle, non la « vie en communauté »). Société qui peut, comme totalité, permettre ou empêcher le développement de cette autonomie, l’existant en venant alors à concevoir l’exigence d’une société juste où l’autonomie puisse, et pour chacun, s’accomplir. Et la communauté n’est découverte qu’ensuite, avec la finitude. Et cette découverte commence par être négative pour l’existant, découverte d’une totalité primordiale dans quoi il est toujours déjà pris, en deçà même de la société, et à quoi il doit s’arracher pour accéder à la société qu’il veut, quitte à refuser cet arrachement et à revenir au mythe la communauté. Mais cette découverte peut être aussi positive, quand, avec la finitude comme radicale, apparaît à l’existant que c’est par l’Autre et sa loi qu’il atteindra le bien suprême – bien suprême qui certes était là depuis toujours, mais que lui-même doit alors revouloir, recréer soi (c’est « vivre en communauté », pris au sens d’un acte par quoi on institue ou réinstitue la communauté). Et c’est cela qu’envisage Weber quand il dit que l’identité avec d’autres, le « fait d’avoir en commun certaines qualités, une même situation ou un même comportement ne constitue pas nécessairement une communalisation », et que « c’est uniquement pour autant que celle-ci [cette identité] inspire le sentiment d’une appartenance commune », pour autant que cette identité apparaît en l’Autre comme tel, « que naît une communauté ».
JURANVILLE, 2000, EXISTENCE

COMMUNAUTE, Individu, Hétéronomie, Totalité, MARX, KIERKEGAARD

Totalité et hétérogénéité définissent la communauté et les deux sont exigibles afin d'y établir la justice. Mais les partisans radicaux de l'hétérogénéité, au nom de l'existence, comme ceux de la totalité, au nom de la justice sociale, refusent cet effort dialectique de conciliation. Pour Kierkegaard, "il n’y a jamais de lutte que celle des individus ; car le propre de l’esprit, c’est justement que chacun soit un individu devant Dieu", et l'idée même de communauté apparaît comme la négation même de l'existence et de l'hétéronomie vraie, avant tout religieuse et personnelle. Marx, inversement, dénonce la fausse hétéronomie de l'individualisme bourgeois, et en appelle la "communauté réelle" des "individus complets" (non aliénés).


"Ce qu’il faut donc, si l’on veut aller jusqu’au bout de l’affirmation de l’existence, c’est poser à la fois, d’une part, avec Kierkegaard, l’hétéronomie vraie, toujours religieuse et, d’autre part, avec Marx, la totalité juste, certes sociale et politique, qu’implique cette hétéronomie."
JURANVILLE, 2000, EXISTENCE

COMMUNAUTE, Sacrifice, Peuple, Etranger

La communauté sacrificielle se caractérise par la violence qu'elle fait subir à certains individus, voire à l'individu comme tel, sur lesquels s'est déportée la haine de l'Autre, de l'altérité comme telle. Ce système sacrificiel se réalise sous trois formes de communautés successives. D'abord le couple des amants : fermée et exclusive par définition, cette communauté est tout entière consacrée à la jouissance sexuelle, plus ou moins élevée à la passion, mais surtout elle exclut l'Autre comme tel (l'Autre absolu d'une part, par crainte de l'interdit, l'autre fini d'autre part, l'enfant qui pourrait y être procréer, par crainte de la finitude qu'il faudrait alors assumer). Ensuite la famille : c'est une communauté où cette fois règne l'interdit et la mesure, l'éducation et la responsabilité, mais une communauté qui peine à s'ouvrir à la fraternité universelle, étant elle aussi tentée d'exclure tout étranger (en répétant d'une certaine façon le mythe inconscient de la "scène primitive", soit le "parfait" rapport sexuel dont l'enfant était le premier exclu), mais tentée aussi, corollairement, d'empêcher chacun de ses membres de devenir "étranger" et pleinement individu, dans la solitude et la séparation. Enfin le peuple : cette communauté devrait poser sa spiritualité propre en assumant son rôle dans l'histoire, elle est pourtant aussi le théâtre par excellence du sacrifice, par la communauté entière, de l'Etranger comme tel (c'est la condamnation du Fils de Dieu envoyé sur Terre pour laver les péchés des hommes, la perpétuation de la haine et le refus de toute rédemption).


"Le système social sacrificiel où le sacrifice est violence subie par une victime sur laquelle s’est déplacée la haine contre l’Autre absolu vrai, contre le vrai Dieu... Communauté où se répète et s’« extrêmise » la haine contre l’enfant (le fils) exclu de la scène primitive et contre l’étranger rejeté par la famille. Communauté qui se fixe par la violence exercée en commun contre l’Autre comme tel, devenu victime du « sacrifice »."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

CHOSE, Sujet, Objet, Séparation

Ce n'est pas parce que le sujet interprète d'abord la Chose comme un objet à posséder, mais dont il finit par reconnaître la finitude, qu'il doit renoncer à poser la Chose dans sa vérité d'objet absolu, ni à devenir lui-même la Chose. D'autant moins que c'est la Chose qui l'appelle à affronter cette finitude de l'objet, son non-sens constitutif, jusqu'à reconstituer peu à peu l'unité, sinon l'intégralité du sens. Pour cela le sujet doit accepter de s'établir dans la séparation, quitte à s'objectiver pour maintenir ouverte la distance avec l'Autre, jusqu'au savoir de cet Autre qui est la vraie jouissance. Telle est la finalité éthique de la cure (même si elle n'est jamais présentée comme telle) : se faire le sujet de l'Autre, d'abord en assumant ses symptômes comme sa vérité à soi, renoncer à la tendance pulsionnelle à jouir de l'Autre comme d'un objet, reconstituer au contraire la consistance de Chose de cet Autre. L'enjeu pour le sujet est toujours de choisir la séparation plutôt que la soumission (à la pulsion, au Surmoi), séparation que seul le savoir rend effective, ainsi qu'il rend effective la jouissance (qui n'est plus possession) de cet Autre, de cet Autre réel qu'est la Chose.


"La tâche du sujet, c’est ainsi de s’établir dans la séparation. Car le sujet ne s’objective que pour maintenir ouverte la relation à l’Autre impliquée par l’objet et pour laisser être cet Autre dans sa consistance de chose. Surtout, il ne le fait que parce que c’est l’Autre qui l’y appelle. Il n’y a donc pas de confusion du sujet s’objectivant et de l’objet. En fait la chose constitutivement, de par la création, se produit comme pluralité de choses séparées (« L’Esprit, dit Lévinas, est multiplicité d’individus »). Dans la séparation le sujet jouira enfin de l’Autre comme Autre, au-delà de la jouissance immédiate qui refuse, elle, la séparation. Mais ce n’est qu’en atteignant au savoir de cette jouissance, à un savoir dans lequel il témoigne de l’Autre absolu et le glorifie, qu’il s’établira définitivement dans la séparation... Lévinas et Lacan refusent néanmoins que le sujet puisse se réclamer d’un tel « savoir de la chose ». S’en réclamer, se réclamer du savoir, d’un savoir suffisant, caractériserait une subjectivité qui fuit sa finitude réelle. Mais cette prétendue altérité absolue que Lévinas et Lacan défendent ainsi, et qui exclut, pour le sujet, tout savoir vrai, a comme conséquence que celui-ci ne peut pas se poser objectivement dans sa séparation, et que, par rapport à l’Autre faux qui règne d’abord dans le monde social, et qui rejette toute séparation, le sujet apparaît toujours soumis, en fait non séparé."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT