C'est d'abord l'Autre absolu qui, en s'abandonnant, accorde au fini les conditions - essentiellement la foi - pour accéder à la vraie autonomie et à l'objectivité absolue dans ses oeuvres. Car celui qui a la foi, en s'abandonnant à son tour au fini, et en lui redonnant toutes les conditions d'abord données par l'Autre absolu, peut être assuré que son oeuvre sera reconnue universellement. Mais s'abandonner aux autres, dans le monde ordinaire, sans s'abandonner d'abord à l'Autre absolu, ne permettra pas la reconnaissance des oeuvres individuelles par lesquelles des individus témoignent de leur foi, plutôt ces oeuvres seront-elles stigmatisées. Inversement celui qui s'abandonne à l'Autre absolu (à la manière de Kierkegaard) en refusant d'envisager l'abandon à tout autre et en déniant à celui-ci toute possibilité de parvenir à l'objectivité absolue, celui-là s'en tient au "paradoxe" et ne parvient pas non plus à l'autonomie absolue.
"À l’abandon ordinaire, qui permet certes d’accéder à l’objectivité reconnue dans le monde commun, mais qui est clôture sur soi du sujet fini et rejet, par celui-ci, de l’Autre absolu, la pensée de l’existence oppose un abandon vrai. Un abandon par quoi le sujet, contre l’autonomie illusoire où il s’enfermait, accepte sa finitude radicale, et s’abandonne, comme individu, à l’Autre absolu. Kierkegaard part de l’abandon traditionnellement attribué à la femme (« Son être est attachement, abandon, sinon elle n’est pas femme »). Cet abandon peut errer, s’arrêter à l’homme sans aller jusqu’à Dieu, transformer son objet en idole, comme Marguerite avec Faust. Mais, essentiellement, il dépasse tout Autre fini. Il est alors aussi bien masculin que féminin, abandon de la créature en général, où celle-ci, ayant renoncé au moi faux, trouve son vrai moi. Et Kierkegaard remarque d’autre part que l’Autre absolu lui-même, par le paradoxe, s’abandonne au fini. Certes Kierkegaard, comme toute la pensée de l’existence, accorderait que le fini, s’abandonnant à l’Autre absolu qui lui-même s’abandonne, reçoit alors de cet Autre les conditions pour assumer la finitude, et accède à l’autonomie réelle. Autonomie de la foi qui est le « tiers » par quoi « le disciple arrive à entrer en contact avec le paradoxe, quand l’intelligence se résorbe et que le paradoxe s’abandonne ». Kierkegaard accorderait même que le fini se heurte alors à l’objectivité réelle et vraie, celle du paradoxe, celle, pour Lacan, de l’objet « a ». Mais il exclut qu’on puisse, par-là, entrer dans un mouvement qui amène jusqu’à une objectivité absolue reconnue par tous."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE