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CRITIQUE, Fondation, Philosophie, Certitude

Pour éviter d'être vaine et de s'assimiler à un refus de tout savoir, pour accomplir la vocation politique de la philosophie, la critique (qui est, rappelons-le, négation et savoir) ne saurait être immédiate ; elle présuppose la question comme ce qui accomplit la vocation éthique de la philosophie. Mais c'est bien la politique qui, finalement, justifie l'éthique, et en constitue l'aboutissement. Grâce à la critique, la philosophie est doublement fondatrice. D'abord, du côté de l'objet, elle permet de fonder l'objectivité vraie face à l'objectivité ordinaire, laquelle tend toujours à s'absoluiser faussement : elle le fait par la puissance spéculative et créatrice (métaphorique) du concept. Ensuite, du côté du sujet, elle permet à la subjectivité de se fonder elle-même sur la certitude, comme fondatrice du savoir et de l'objectivité du savoir. Mais ce principe fondateur subjectif implique la reconnaissance de la finitude radicale - par le moi s'identifiant à l'Autre absolu et assumant l'élection, donc pas seulement en tant qu'individu.


"C’est ainsi par le moi que se déploie subjectivement la critique. Moi qui a fait, comme individu, dans la position d’exclu de la « scène primitive », sous la menace du sacrifice, l’épreuve de la finitude radicale. Moi qui est entré, comme individu, dans le travail de l’œuvre et de la question – car, s’il s’engage dans cette épreuve en tant que moi, c’est en tant qu’individu qu’il la fait. Mais moi qui, par la critique, vise expressément (c’est son élection de moi, au-delà de la grâce de l’individu, de même que l’élection du concept va au-delà de la grâce de l’être) à instituer le monde juste où chacun pourra devenir individu – et moi."
JURANVILLE, 2000, JEU

PHILOSOPHIE, Justice, Discours, Critique, LEVINAS

Levinas conçoit la philosophie comme une quête de justice, en opposition à la pensée de Heidegger, qu’il associe à un enracinement ontologique païen et sacrificiel. Contre toute sacralisation de l’Être, la philosophie doit se tourner vers l’Autre et viser une justice fondée sur la reconnaissance éthique : reconnaître en Autrui un maître. Le savoir véritable ne se réduit ni au savoir scientifique ni à une vérité identitaire, anticipable : il suppose l’ouverture à l’Infini, une origine en-deçà de toute origine, révélant un sujet créé et investi par l’Autre. Le discours philosophique doit donc rester profondément diachronique, fondé sur un rapport au Dire toujours instable, toujours à redire, qui ne se referme jamais sur le dit. Ce Dire n’est pas contenu dans un système : il est une parole qui doit se dédire, car vouloir la rassembler reviendrait à la trahir, à ramener l’Autre à l’Être. Le Moi, chez Levinas, est toujours déjà substitué par l’Autre, dans une relation d’obsession, de persécution, qui le prive de toute possibilité de repli identitaire. Il est voué à une an-archie, à une absence de fondement qui empêche toute clôture du savoir ou de la conscience.
Cependant, cette altérité radicale ne se limite pas à la relation au prochain. Levinas introduit la notion de tiers, figure essentielle pour penser la société, la justice et la politique. Le tiers, c’est l’autre du prochain, mais aussi un autre prochain, par lequel surgit la nécessité de l’égalité, de la comparaison, et d’un ordre commun. Cette dimension n’est pas empirique : elle est d’emblée inscrite dans la relation à Autrui, et appelle une justice qui dépasse la simple proximité éthique. Elle introduit la pensée, l’histoire, l’écriture, et suppose un juge souverain entre les incomparables. Ainsi, la philosophie devient la mesure – non de la charité, mais de l’amour transformé en sagesse politique. Toutefois, Levinas contesterait toute tentative de clore cette justice dans un système. Un savoir universellement reconnu et anticipable par tous serait incompatible avec l’ouverture imprévisible à l’Autre. La justice, même politique, reste chez lui une exigence éthique, une orientation, non une institution achevée. Elle ne rompt pas avec le monde sacrificiel par une fondation nouvelle, mais persiste comme question : celle de savoir si la nécessité rationnelle peut être principe, ou si elle suppose un en-deçà, un au-delà de tout principe, fondé sur la transcendance de l’Autre.



"La critique devrait, chez Levinas, conduire à un savoir absolument rationnel fondé sur un principe. Car elle est, par lui, identifiée à la philosophie et dite l’essence du savoir. Elle viserait le savoir vrai, donnant place, en lui, à l’Autre comme tel; un savoir allant au-delà du savoir ordinaire qui reste, lui, dans les limites de l’identité anticipative et fausse, que ce soit celui du monde traditionnel païen ou celui de la science... La critique semble bien conduire à assumer, dans le cadre du discours comme Dire et comme Dit, ce moment de critique radicale exercée contre le discours lui-même. À l’assumer comme une conséquence nécessaire de l’existence essentielle et de sa finitude radicale en l’homme. À l’assumer comme vérité supposée en l’autre homme et en sa parole surgissant imprévisiblement. De là ce qu’on peut appeler le discours philosophique au sens propre, comme tiers discours. On serait passé par le discours ontologique avec sa réduction du Dire au Dit; puis par le discours sceptique s’en tenant au Dire contre le Dit; et enfin on en viendrait à un Dire dont le Dit assumerait ce passage – et qui exprimerait le savoir de l’existence... Mais la critique ne peut aucunement, aux yeux de Levinas, en venir à proposer un savoir qui se poserait comme tel, à partir d’un principe."
JURANVILLE, 2024, PL

CRITIQUE, Discours, Philosophie, Existence, LEVINAS

La pensée de Levinas se rapproche de la doctrine critique de Kant par son refus de poser un savoir ontologique définitif, cette fois au nom de la finitude de l'existence. Il distingue d'abord le discours ontologique basé sur l'essence (attitude dogmatique chez Kant), puis le discours sceptique contestant l'unité et la vérité de l'essence au nom de la différence énonciative (attitude sceptique chez Kant), et enfin le discours philosophique conditionnant le savoir ontologique au légitime jeu des discours (attitude critique chez Kant). Sauf qu'il s'agit d'un jeu sans fin car, malgré la rationalité reconnue du discours philosophique, il est exclu que ce discours puisse déboucher sur un savoir universel, ce qui hypothèque la possibilité d'une justice réelle. La responsabilité de l'homme devant l'erreur demeure absolue.


"Le discours philosophique, proprement philosophique, apparaît alors comme un tiers discours qui, gardant le savoir ontologique, y ajoute la nécessité existentielle de cette succession de discours, de ce passage du Dire au Dédire (« Faut-il rappeler l'alternance et la diachronie comme temps de la philosophie ?») mais sans que cette nécessité puisse être posée comme telle et que ce nouveau discours (attitude critique chez Kant) puisse se présenter comme la synthèse et la justification définitive de cette succession. Or, conséquence de ce rejet d'un véritable savoir philosophique, Lévinas ne peut que récuser le christianisme qui, avec le judaïsme, eût fondé dans l'absolu cette limite et mesure mise, pour l'homme, à la responsabilité."
JURANVILLE, UJC, 2021

CHRISTIANISME, Péché, Philosophie, Sacrifice

La philosophie antique a bien valorisé l'individu et légitimé son droit à la connaissance, à la jouissance et au bonheur, elle a bien fait progresser l'idée de justice, mais elle n'a pas pu empêcher l'effondrement du monde antique, car elle n'a pas affronté ni même identifié le mal à sa racine : le fait qu'un homme puisse, contrairement à ce qu'énonçait Socrate, "être méchant volontairement", autrement dit vouloir le mal pour le mal. C'est bien ce qui a rendu indispensable le christianisme, et inévitable sa victoire historique contre le système sacrificiel - pour lequel l'individu ne compte pas, saut à être exclu de la communauté. Or pas plus individuellement que collectivement, contrairement encore à ce que postule la philosophie, l'homme ne peut se sauver lui-même : comment s'ouvrir absolument à l'Autre si un tel Autre absolu n'intervient pas directement dans l'histoire, montrant "personnellement" la voie de l'Amour contraire à celle du sacrifice ? Comment le refus de l'existence (pulsion de mort), de l'altérité, pourrait il être surmonté sans la Grâce divine qui est altérité en acte par le don de soi ?


"Le monde antique ne peut que s’effondrer quand est absolument mis en question, par l’avènement du christianisme, ce qui, dans ce monde, empêchait la philosophie d'accomplir son acte : l'entraînement toujours évident du peuple dans la violence sacrificielle, dans ce qui est, pour nous, la constitutivement humaine volonté du mal pour le mal. Car l'évènement du christianisme fait qu'est dénoncée comme péché la vie de jouissance plus ou moins raffinée - mais toujours entraînée dans la violence sacrificielle - dans laquelle s'abîmait l'empire romain. Une telle dénonciation résulte de ce que l'absolu est intervenu dans le monde. Non pas, au sens de Hegel où il y serait toujours déjà présent et y prendrait simplement conscience de soi. Mais au sens de Kierkegaard où il y serait venu pour changer imprévisiblement quelque chose du côté des humains. Au-delà de toute la téléologie que proclame la philosophie traditionnelle de Platon à Hegel, le péché est, comme l'a bien vu saint Augustin, volonté du mal pour le mal. Et en même temps il est, par la grâce de Dieu, sans cesse racheté et ramené vers le bien. Le christianisme a vaincu quand il eut été avéré que la philosophie par elle-même ne pouvait pas faire accepter de tous, du peuple, la justice qu'elle avait voulu introduire. Le christianisme qui combat la violence sacrificielle dont le sujet individuel est la victime désignée. Car le péché de l'homme est ce que nous avons appelé sa finitude radicale, son primordial refus de l'existence, c'est-à-dire de l'ouverture à l'Autre en tant que c'est de cet Autre qu'il recevrait son identité vraie."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CHRIST, Péché, Grâce, Fils

Le péché, haine de Dieu (ou de l'infini), fait tellement souffrir l'existant que celui-ci déplace cette haine et cette souffrance sur la victime expiatoire : ainsi fonctionne le système sacrificiel, que vient justement remettre en cause le Christ, par son sacrifice, en endurant la souffrance mais surtout en ressuscitant d'entre les morts. Car l'affirmation socratique de l'idée, même si elle rompt formellement avec ce système, ne suffit pas à faire accepter pour tous une justice où chaque individu puisse être reconnu dans son identité à la fois citoyenne et personnelle. Et la dénonciation de l'injustice par l'existant ne peut se faire sans emporter quelque désir de vengeance, et donc reconduire l'injustice ; seul le Christ, totalement en dehors du péché de l'homme, le peut. En outre seul le Fils de Dieu, comme personne égale au Père, échappe à l'idolâtrie qui caractérise l'homme-enfant supposé victime de la "scène primitive" (Freud) : cette vision hallucinée de la sexualité (complémentarité) parentale (élargie au cosmos, et au social) qui est au fondement de toute religiosité païenne. Le philosophe tend à réduire le mal à la "faute", entendue comme faiblesse, ou ignorance ; il ne veut pas admettre (il ne le peut pas) que le péché est constitutif de son esprit, de sa (mauvaise) volonté, nullement de sa "nature" ; seul le dieu, exempt de péché, peut le lui révéler. C'est aussi la raison pour laquelle seul Dieu peut pardonner vraiment aux hommes, effaçant leurs péchés, en leur accordant positivement sa grâce : non pas la grâce que Socrate concède au disciple en le supposant raisonnable, mais la grâce divine qui rétablit le bien chez tous les hommes (le Christ s'adresse au sujet social, effectivement pêcheur). Le Christ communique non seulement la grâce, mais aussi l'élection, car il s'agit, pour les apôtres et les croyants d'enseigner et d'accomplir la Loi (l'Amour du prochain), de devenir comme il est dit dans la Bible "le sel de la terre".


""Il faut, dit fermement Kierkegaard, une révélation venant de Dieu pour éclairer l'homme sur la nature du péché et lui montrer qu'il ne réside pas dans le fait pour lui de ne pas avoir compris le juste, mais dans le fait qu'il ne veut pas le comprendre ni s'y conformer" dit Kierkegaard. Or cette affirmation par le Christ du péché fait rupture du fait de la grâce qu'elle implique. Grâce dispensée non plus, comme avec Socrate, au sujet individuel, mais au sujet social ,expressément pêcheur. Grâce qui n'est plus rencontre, mais pardon. Car, le Christ, dans son Sacrifice, se fait librement déchet, et même déchet social. Librement puisqu'en même temps il s'affirme Dieu, Dieu comme Fils, à la fois fils de Dieu et fils de l'homme. Le pardon rétablit dans sa vérité et consistance d'Autre celui qui s'était complu dans la finitude et avait refusé d'assumer cette finitude. Or être l'Autre qui pardonne, même si c'est en soi toujours possible à Dieu, est impossible à l'homme, devant certains crimes abominables, de l'ordre de la violence sacrificielle, qui se commettent contre lui ou contre les siens. Le Christ (…) introduit une rupture (…) qui va jusqu'au savoir. Et l'élection qui (…) est offerte au sujet social, au peuple, apparaît maintenant comme jugement. Le Christ en effet, dans son sacrifice (…) manifeste une élection, celle qu'il a reçue du Père et au nom de laquelle il dénonce la loi ordinaire, sacrificielle, du monde social ; il dirige expressément vers l'objectivité absolue, celle de la Loi vraie par excellence. Le Christ affirme - et c'est fondamental - qu'il n'est pas venu abroger la loi mais l'accomplir. Paul : "toute la loi tient, dans sa plénitude, en une seule parole : Tu aimeras ton Prochain comme toi-même". Cette élection est, comme la grâce, communiquée par le Christ à tout homme, même s'il sait qu'elle va être d'abord rejetée (ou faussée), par la plupart. C'est ce que montre son enseignement, formulé avec (…) une autorité propre (d'élu véritable), et non pas de délégué."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CHRIST, Grâce, Pardon, Philosophie

Pas plus que le judaïsme, qui a énoncé la loi juste, la philosophie, qui a pour tâche de faire accepter de tous la société juste, ne peut y parvenir sans faire référence à la vérité du christianisme. Non seulement parce que, par son sacrifice, le Christ a dénoncé le système social sacrificiel privant l'homme de toute perspective d'autonomie, mais surtout parce qu'il a pardonné aux hommes leur péché par le fait même de sa Résurrection. Décisivement, ce pardon accomplit la grâce qui libère l'homme, parce qu'en s'effaçant lui-même, en renonçant à tout pouvoir, celui qui accorde la grâce reconnaît en l'autre - et même lui confère effectivement - la capacité d'accéder au bien et à la vérité. Ainsi la grâce du psychanalyste en direction du sujet individuel, en lui supposant un savoir inconscient où il pourra déchiffrer sa propre vérité ; ainsi la grâce du philosophe en direction du sujet social (et des différents discours où il s'inscrit), en lui supposant la volonté et la faculté rationnelle d'accéder au vrai universel. Reste que seule la grâce christique, au nom de l'Autre absolu, propose le salut par lequel tout homme - et donc aussi la philosophie - peut assumer la finitude radicale - cette tendance inéliminable à refuser et la justice sociale et l'autonomie individuelle - et enfin oeuvrer selon la loi.


"Saint Paul avait souligné lui-même qu’il n’avait pas, par la foi, aboli la loi . Mais il avait dit aussi que la loi, venue pour découvrir à l’homme sa finitude radicale, son péché, s’était heurtée à cette finitude, à ce péché, par quoi l’homme est toujours détourné d’œuvrer selon la loi ; que la loi avait été impuissante face au péché. Et que la grâce prend son sens là, de libérer les hommes, de sorte qu’ils pourront œuvrer selon la loi. La grâce, disons, affirme la vérité comme en l’autre auquel elle est dispensée. Elle le libère – c’est son efficace. Et notamment elle le met en position de reconnaître le savoir. Ainsi pour la grâce dispensée au sujet individuel par la psychanalyse ou discours psychanalytique du seul fait de l’affirmation de l’inconscient. Et de même pour la grâce que dispense la philosophie ou discours philosophique au sujet social, aux autres discours. Encore fallait-il, pour la philosophie, que le sujet social (le peuple) eût d’abord reçu cette grâce, expressément, de l’Autre absolu lui-même – et c’est ce qu’a fait le Sacrifice du Christ. Nous affirmons que la grâce dispensée par le Sacrifice du Christ, pour fausse qu’elle soit devenue et qu’elle devienne toujours à nouveau, permettra à la philosophie de conduire tous les hommes jusqu’à la société juste."
JURANVILLE, 2010, ICFH

TRINITE, Christ, Finitude, Existence

La philosophie est-elle capable, par elle-seule, de remettre en cause le système sacrificiel qui a débouché sur la condamnation de Socrate, puis à une échelle plus universelle, sur le sacrifice du Christ ? La philosophie ne peut espérer faire reconnaître son savoir par tous en raison de la finitude radicale qui subsiste, quelque soit l'émancipation qu'elle propose au nom de la raison - l'altérité et l'universalité de celle-ci n'étant que partielle. La dénonciation de l'injustice n'est jamais suffisante tant qu'elle n'émane pas de l'Autre absolu, ce qu'accomplit le "médiateur" divin en la personne du Fils. Il s'agit pour l'homme de parvenir à une autonomie réelle lui permettant d'assumer la finitude radicale, le péché même de n'en rien vouloir savoir. Maintenant pourquoi la trinité, pourquoi le Fils ? Ce n'est que dans l'imitation du Fils que l'homme peut se libérer de la faute qu'il a tendance, névrotiquement, à attribuer au Père, lui l'enfant exclu de la "scène primitive", victime du père réel. C'est ainsi que la Création du Père (cause matérielle) ne peut s'accomplir que par la Révélation du Fils (cause formelle) ; et la paternité du Père ne peut être reconnue, depuis la créature, que par la médiation du Fils, fils engendré (et certes non créé) comme Verbe à partir de la Chair du Père. Le Verbe se déploie (c'est la "cause finale", selon Schelling) par le Saint-Esprit qui procède identiquement des deux premières Personnes, qui est leur Amour parfait, et qui entraîne les hommes également dans l'Amour et la vie de l'esprit. Cette vérité trinitaire, que Schelling a rapporté aux trois causes citées, Saint-Paul l'avait résumée par la formule : « Toute chose est de lui, par lui et pour lui. » La philosophie y puise sa définition de l'existence comme identité dans la relation à l'Autre et à partir de cette relation.


"Les hommes ne peuvent donc aller jusqu’au bout de leur libération du système sacrificiel que dans la mesure où ils entrent dans l’imitation de l’Autre absolu comme Fils, s’affrontent par amour à leur finitude radicale et l’assument heureusement. Ce qui les fait participer à la vie de cet Autre comme Esprit : l’Esprit procède du Père et du Fils et est leur amour en tant que cet amour est, en celui qui engendre et en celui qui est engendré, tout à fait identique ; l’Esprit, dit aussi Schelling, est « ce qui entraîne tout le mouvement » – cause finale. L’Autre absolu apparaît alors dans sa vérité trinitaire. Cette vérité trinitaire, la révélation chrétienne l’a proclamée. Et saint Paul l’a scellée par la formule : « Toute chose est de lui, par lui et pour lui. »  Elle correspond exactement au Dieu supposé par l’affirmation de l’existence  : car l’existence est non pas identité close, mais identité dans la relation à l’Autre et à partir de cette relation. Cette vérité trinitaire, Rosenzweig l’a rejointe, avec son ternaire de la Création, de la Révélation et de la Rédemption. Ainsi peut-on dire : dans la Rédemption, le Verbe se déploie, parmi les hommes, en dialogue universel."
JURANVILLE, 2010, ICFH

ALTERITE, Discours du clerc, Philosophie, Identité

Structurellement le discours du clerc est le discours de l'altérité puisqu'il se tient à la place de l'Autre, censé ouvert à son Autre. Ainsi la philosophie, depuis Socrate et Platon, se déploie dans un dialogue ouvert aux objections, dont il s'agit de tenir compte car l'identité débattue en dépend désormais. Cette dialectique de l'altérité et de l'identité est constitutive de l'existence même, dont le savoir est en question pour la philosophie.


"La philosophie que Platon a introduite à partir du dialogue socratique, et en voulant poser comme tel le savoir que vise ce dialogue, a au cœur d’elle-même l’altérité. Elle est altérité, ouverture aux objections de l’Autre dans le dialogue, mais aussi identité qui vient, comme nouvelle, de cet Autre et de laquelle on devra repartir (pour le savoir) – altérité et identité qui font l’existence ; et elle est savoir vers quoi dirige cette existence."
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007

ACTE, Philosophie, Histoire, Psychanalyse

Comme savoir de la rupture en général, l'histoire s'analyse dans son concept comme événement, récit, puis acte. "Il [l'acte] est ce qui fait accueillir la rupture de l’événement en tant que cette rupture doit se répéter aussi longtemps qu’elle ne s’est pas accomplie dans le savoir." écrit Juranville. Lacan reconnait au seul discours analytique la capacité de faire acte, faisant en sorte que l'Autre, le patient, accède à sa vérité. C'est pourtant en se plaçant sur le terrain de la philosophie, en posant l'être comme vérité du sujet de l'inconscient qu'il a cherché à faire entendre et reconnaitre cet acte analytique. Car la philosophie poursuit elle-même une visée d'acte, acte politique au niveau du sujet social, tout en prenant la psychanalyse comme modèle de discours permettant à l'acte de s'accomplir (le patient y étant placé par l'analyste au lieu de la vérité). Déjà la relation éthique, comme relation à l'homme vrai selon Levinas, relève d'une logique de l'acte - simple visée cependant, sans aller jusqu'à s'accomplir en acte politique. L'acte politique de la philosophie nécessite que celle-ci accorde sa grâce aux autres grands discours, qu'elle reconnaisse leur vérité partielle et qu'elle s'efface comme pouvoir face à l'Autre absolu de la religion. L'acte propre de la philosophie est donc bien l'achèvement de l'histoire. L'acte comme fin de l'histoire (et épiphanie des religions) s'analyse alors comme libération (l'acte en lui-même), responsabilité (ce dans quoi et par quoi s’accomplit l’acte), enfin comme révélation (ce qui inspire l'acte jusqu'à son accomplissement).

"Freud et Lacan, le premier en l’introduisant, le second en l’accomplissant, ont montré, dans la psychanalyse, le modèle de l’acte – de l’acte en tant que seul il peut s’opposer réellement à la catastrophe absolue qu’est l’holocauste. Freud, parce qu’il a affirmé l’inconscient dans le cadre d’une relation thérapeutique, a pu donner à ce concept toute sa portée. Et il a découvert alors, d’une part, l’inéliminable de la pulsion de mort – d’où son pressentiment de l’holocauste, la pulsion de mort ne pouvant, face à l’exigence d’entrer dans la fin de l’histoire, qu’entraîner vers la catastrophe absolue –, d’autre part la possibilité offerte par la psychanalyse, en s’affrontant à la pulsion de mort, de faire triompher sur elle la pulsion de vie – acte."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

DISCOURS, Vérité, Philosophie, Individu

Le système des quatre discours peut soutenir l'existence d'un monde juste, lorsque celui-ci parvient à la démocratie (comme c'est le cas, tendanciellement, dans l'époque actuelle) , c'est-à-dire quand la vérité de chacun des discours est reconnue par tous, à commencer par le discours philosophique dont c'est la vocation (dès lors qu'il accède à sa propre vérité, celle de son savoir) d'instaurer cette démocratie d'abord dans l'ordre du discours. Vérité du discours magistral, comme étant celui du pouvoir, quand celui-ci - conseillé par la philosophie - admet l'existence légitime d'autres pouvoirs (syndicaux, économiques, etc.). Vérité du discours populaire, comme étant celui de la superstition, quand la "vox populi" - guidée encore par la philosophie - retrouve la "vox dei" contenue dans les grandes religions de la tradition. Vérité enfin du discours de l'individu, qui apparaît lorsque le sujet individuel se décolle du sujet social, pour le pire (l'individualisme contemporain fuyant toute individualité véritable et autonome) comme pour le meilleurs quand il répond à l'appel de l'Autre, l'Autre absolu ou l'Autre humain comme cela se produit dans la cure psychanalytique. - S'il revient à la philosophie en tant que discours d'instaurer et en quelque sorte d'orchestrer cette démocratisation générale, ce n'est pas au nom d'un pouvoir impérial que lui vaudrait son savoir "supérieur", c'est surtout dû au fait que le champ général du discours correspond à ce qu'on pourrait appeler le "monde philosophique", ou encore le "monde de la question de l'être", question à laquelle répondent justement - chacun à leur manière - les grands discours. Le discours philosophique s'"impose" d'autant moins qu'il en vient à s'effacer, voire à destituer son propre pouvoir, au nom de la Révélation (d'où vient toute vérité) mais en suivant le modèle du discours psychanalytique.

"Le discours philosophique reconnaît enfin la vérité du discours de l'individu (ou psychanalytico-individuel). Il reconnaît, se faisant lui-même idéologie vraie, l'idéologie de ce discours comme un fait ici encore indépassable et comme pouvant devenir une idéologie vraie. Car le discours de l'individu est d'abord celui du sujet individuel qui fuit toute individualité véritable et qui se fait sujet social, ce discours portant alors tout le système sacrificiel du paganisme. Mais quand il se met à être tenu par un individu qui a répondu à l'appel du Dieu et qui ouvre à l'autre homme l'espace pour devenir lui aussi individu, quand il devient discours vrai de l'individu - ce qui se produit avec Socrate au commencement de l'histoire, avec la psychanalyse aujourd'hui -, il devient modèle pour la philosophie, d'un discours faisant reconnaître le savoir qu'il véhicule."
JURANVILLE, UJC, 2021

DISCOURS, Etre, Langage, Question

L'ensemble des discours, selon Juranville, appartient au "champ philosophique", qui est celui de la Question sur l'être dans la perceptive de son unité ; de là que pour tout discours, la double référence au savoir et à la vérité s'impose ; mais chacun répond à la question selon des principes différents, et seul le discours philosophique proprement dit assume consciemment et pleinement cette finalité. Mais chacun y participe, et tous se valent au regard du principe général selon lequel l'unité de l'être, ou plutôt l'être-un de l'étant est recherchée et proposée dans le cadre du langage, et d'un langage en acte comme le discours. Dans ce contexte, le rôle du sujet parlant est d'assumer l'unité d'un certain point de vue (subjectivité) sur l'étant, d'abord par la nomination, puis de projeter un certain mode d'être et même plusieurs qui rassemblent l'étant (objectivité), en tant que ce que le sujet énonce s'articule logiquement et peut se répéter. La question de l'unité, voire de la conformité entre le langage et l'être, est traditionnellement celle de la vérité ; et la façon de l'envisager, de l'affirmer ou de la mettre en doute, est précisément ce qui différencie les différents discours. Toujours à l'intérieur du champ problématique, philosophique, seules quatre réponses sont possibles, et les voici :

"1) il n’y a pas de vérité, 2) il y a une vérité totale, 3) il y a vérité totale et vérité partielle. Reste logiquement une quatrième réponse possible, selon laquelle il y a bien une vérité, mais uniquement une vérité partielle. Ce serait une théorie pour laquelle il y aurait bien le désir, mais nullement l’objet du désir. La pensée de Lacan, et donc la théorie de l’inconscient, assume cette quatrième possibilité, sous le nom de discours analytique."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS UNIVERSITAIRE, Savoir, Autre, Philosophie, HEGEL

Le discours universitaire s'oppose au discours du maître, et plaçant le savoir et non plus la loi en position dominante, bien qu'il n'efface pas l'effet de fascination propre à tout discours et qu'il reconduise une volonté de pouvoir. L'universitaire (et d'abord le clerc, historiquement) revendique un Autre absolu au-delà du maître, et aussi au-delà de l'objet idolâtré par le peuple. Dans l'optique philosophique qui englobe largement ce discours, cela correspond d'une part à l'attitude critique kantienne (réduction de la connaissance à l'objectivité finie mais supposition d'un Absolu moral au-delà, pour éviter justement l'idolâtrie), d'autre part à la Science hégélienne (pour qui le doute et la finitude font partie du chemin par lequel le Concept en vient à se poser dans sa vérité). Reste une impuissance caractéristique, pour ce discours, à atteindre justement l'Autre (toujours idéalisé, en fait) et donc à rendre crédible la vérité visée. Si Lacan surnomme Hegel « le plus sublime des hystériques », paradoxalement, c'est bien parce que l'effet produit par ce discours (sa chaine signifiante inférieure) reconduit, en l'inversant, la relation signifiante hystérique (chaine supérieure dudit discours) en tant qu'elle se méprend, typiquement, sur la nature même du désir, rabattu sur un désir de savoir, savoir attribué à un sujet qui plus est ! « C’est la béance où s’engouffre le sujet qu’il [ce discours] produit de devoir supposer un auteur au savoir » dit Lacan dans Radiophonie, soit la "Je-cratie", cette fausse identité du "Je idéal, du Je qui maîtrise", où Lacan voit le mythe philosophique par excellence. Reste que, socialement, du point de vue de l'histoire, ce discours doit avoir sa légitimité selon Juranville, comme les trois autres discours ; disons même que son rôle, de par sa nature intellectuelle, sa position enseignante, sa relative abnégation au regard du pouvoir (ce que Juranville appelle sa "grâce") est de favoriser une telle reconnaissance mutuelle entre les différents discours.

"Un troisième discours est alors introduit par l’existant  pour autant que, s’étant engagé dans l’épreuve de la finitude  radicale, il est prêt à en assumer expressément quelque chose et qu’il veut, à partir de là, réellement s’opposer au discours du  maître. Discours dont la dominante n’est plus la loi, comme pour le discours du maître, ni le symptôme, comme pour le  discours hystérico-populaire, mais le savoir où s’exprime cette  assomption expresse. Ce discours s’oppose bien réellement au discours du maître, il élève bien un autre pouvoir contre le  pouvoir du maître. Mais il ne libère pas de l’essentiel, qui est la soumission fascinatoire à l’Autre voulu faux et idolâtrique, bien au contraire il tend à la faire apparaître comme indépassable. Car d’une part, reconnaissant expressément la finitude, l’existant fait référence à un Autre absolu au-delà du maître ramené à sa finitude d’humain et qui ne peut plus incarner cet Autre. Autre divin ou grand auteur qui a, dans et par son œuvre, rendu perceptible, manifesté et montré la présence indubitable d’un tel Autre absolu."
JURANVILLE, 2024, PL

DISCOURS, Question, Etre, Signifiant, LACAN

Tout discours a pour vocation de répondre à la question de l'être- même si seul le discours philosophique le reconnait explicitement -, en ce sens tout discours peut être considéré comme spéculatif. A ce titre, Lacan se contente de viser le discours philosophique qu'il rabat sur le discours du maître, comme supposant un signifié qui serait total. Mais il sait aussi que tout discours se nourrit d'une illusion constitutive, précisément de promouvoir une réponse unitaire à cette question de l'être ; et le discours de l'analyste pas moins qu'un autre, dès lors qu'il fait du signifiant l'instance à même d'y répondre ("vérité partielle" selon Juranville). Que fait banalement le sujet en analyse sinon soulever la question de son existence, de son être-là, de son être "soi", puisque déjà l'inconscient (en tant que pure articulation signifiante) vaut comme remise en question du soi, du sexe, du rapport à l'autre ? Mais pour Lacan, spéculer sur la question, soit le propre de la philosophie, est "une honte" ; l'ontologie est une "hontologie" car il n'y a pas de métalangage, pas de dire possible sur le dire, donc pas de langage de l'être ; la vérité de tel être ne peut surgir imprévisiblement que de l'inconscient, de la bouche parlante de la Chose elle-même.

"Mais en énonçant comme thèse sur l’« être » le signifiant comme vérité partielle, et en le présentant selon sa structure quadripartite fondamentale, le discours analytique laisse le savoir inconscient s’écrire. Ainsi pour le concept de l’inconscient. Le discours analytique demeure donc un discours spéculatif, et ne saurait comme tel échapper à l’illusion propre au discours. Croire qu’il le pourrait, ce serait en fait le discours philosophique."
JURANVILLE, LPH, 1984

PHILOSOPHIE, Histoire, Discours, Savoir

La philosophie n'est pas seulement histoire subjectivement (pour la personne tenant le discours), elle l'est aussi objectivement, pour le sujet social confronté à la lutte entre les discours. La philosophie doit d'abord s'affranchir du "discours du peuple" qui ne demande rien tant que de continuer à subir - la tyrannie et la fascination exercée par les maîtres ; sa justification par le discours consiste à en appeler inlassablement à la Tradition, qui est bien une forme de raison. Elle côtoie mais doit dépasser ensuite le discours métaphysique, qui certes prend une tournure plus philosophiques en cherchant à déterminer l'être, soit objectivement soit subjectivement, mais jamais comme cette altérité qui caractérise l'existence ; de fait la métaphysique continue d'affirmer un savoir déjà là, éternel, simplement réservé à quelques uns. Enfin la philosophie reconnait le discours individuel (psychanalytique) qui seul, en posant l'inconscient, permet d'accéder à un savoir réellement objectif. - Mais c'est bien la philosophie, et non la psychanalyse (Lacan en est l'illustration), qui peut affirmer ce savoir comme savoir de l'existence, mais aussi comme savoir historique ; mais sans affirmer un tel inconscient, comme relevant d'abord du discours psychanalytique, l'altérité de l'existence ne déboucherait sur aucun savoir (Levinas en est l'illustration).

"Il n’y a donc plus qu’à aller jusqu’au bout de l’affirmation de la philosophie comme savoir effectif. C’est ce que permet l’inconscient. Si, du moins, on a reconnu qu’il doit être énoncé d’abord dans le discours psychanalytique, et si on le reprend, à partir de là, dans le discours philosophique. Car si l’inconscient est reconnu comme advenant dans le discours psychanalytique, et qu’on en reste à ce discours – c’est la position de Lacan –, alors certes ne peut apparaître en quoi l’inconscient permet d’affirmer la philosophie comme savoir effectif. Et si l’inconscient est reconnu comme le terme ultime de l’altérité (existence) telle qu’elle est proclamée par la pensée philosophique depuis Kierkegaard, et qu’on ne pose pas qu’il doive advenir d’abord dans le discours psychanalytique – c’est la position de Lévinas –, alors ne peut apparaître non plus qu’il a pour conséquence le savoir philosophique."
JURANVILLE, 2000, JEU

PHILOSOPHIE, Histoire, Personne, Trinité

Même si elle est déterminée comme discours, la philosophie rejoint une geste plus large qu'on peut dire poétique, et plus précisément historique. On le voit bien, subjectivement d'abord, en ceci selon la philosophie l'Individu (porté par la grâce) doit non seulement devenir Moi (porté par l'élection) mais encore Personne (porté par la foi). Personne qui est le vrai sujet du discours et qui doit y engager, justement, son histoire, comme elle doit y engager tout Autre. Cela se produit pour autant qu'elle est tournée vers l'Autre absolu, le Dieu personnel du christianisme, modèle de relation de personne à personne dans sa trinité, ouvrant ainsi à chacun l'espace de sa propre histoire.

"Mais le sujet ne peut accéder à la raison vraie du discours que si, à partir de la grâce qui lui vient de l’Autre, et toujours d’abord, certes, de l’Autre absolu (vrai), à partir de la liberté alors à lui offerte, il s’engage à aller jusqu’au savoir, jusqu’au savoir de la liberté, jusqu’à l’esprit ; s’il se fait, non seulement individu (dont l’essence est la grâce), ni même moi (dont l’essence est l’élection), mais personne (dont l’essence est la foi). C’est ainsi par la personne que le discours est tenu."
JURANVILLE, 2000, JEU

PHILOSOPHIE, Discours, raison, Vérité

Après son aspect éthique (comme question), et son aspect politique (comme critique), la philosophie se présente sous son aspect historique (comme discours). Le discours est raison et en même temps vérité ; raison en tant que totalité systématique et consistante, vérité en tant que cette raison doit pouvoir être reconnue et reconstituée par tout Autre. Le discours est ainsi le principe subjectif de la philosophie, ce qui lui permet de rendre compte de la question, mais aussi de la critique, jusqu'à ce qu'en chacun parvienne le savoir vrai, autonome, en dehors de tout savoir déjà établi.

"Enfin le discours. Il n’y a plus, pour le sujet qui suppose ou affirme une critique vraie, menée de la place de l’Autre comme tel, et qui ne veut pas être rabattu à une critique complice et subjectiviste, pour le sujet qui veut aller jusqu’au bout de la critique et donner toute sa vérité à la philosophie comme savoir de l’existence, qu’à affirmer le discours. Car le discours est raison et en même temps vérité."
JURANVILLE, 2000, JEU

DISCOURS, Philosophie, Question, Maîtrise

Le champ du discours est structurellement lié à la philosophie en tant qu'un discours prétend toujours - de la position du maître initialement - énoncer un savoir répondant à une question. Or une question nécessitant le discours comme moyen de la réponse est toujours, quelque soit la forme de ce discours (métaphysique, tragique, historique...), une question philosophique : elle exige une réponse vraie qui énonce l'être-un de ce qui est, une conformité de l'être et du langage, mais en même temps une réponse jamais évidente, qui doit rester problématique et discutable - c'est bien pourquoi la philosophie rend possible la pluralité des discours. En particulier le discours du maitre, dogmatique, ne saurait satisfaire la philosophie, sans compter qu'il manifeste une trop évidente volonté de pouvoir. Cette dimension morale ("tu dois faire cela, car c'est justifié") et même politique ("vous devez faire cela...") qui caractérise le discours du maître mais au fond tout discours, explique son impuissance fondamentale : en effet s'il parvient à changer le comportement un discours demeure sans effet sur le désir de l'autre (il faudrait pour cela que l'autre prenne la parole, or le discours est anonyme, il n'y a pas de sujet du discours). Encore plus fondamentalement, l'illusion du discours est de faire croire à l'être-un de l'étant au moyen du langage.

"Le domaine du discours est, dans son principe même, inséparable de la philosophie. Un discours s’adresse en effet à certains qui sont censés se poser une question. Le discours apporte une réponse. Mais par définition il s’oppose à d’autres discours qui proposent d’autres réponses. L’objet de la question ne peut donc pas être n’importe quel objet. Il faut que la réponse ne soit pas évidente et fasse problème. Un discours suppose à la fois en ceux à qui il s’adresse le désir de savoir la réponse et d’atteindre à la vérité, mais aussi une attitude fondamentale de mise en doute de la vérité de ce qui peut être dit, par les autres discours mais plus profondément par tout discours. Cette présupposition n’est autre que celle du questionnement propre à la philosophie. C’est le questionnement philosophique qui ouvre le domaine du discours. Ce domaine peut donc être appelé le champ philosophique."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS, Philosophie, Grâce, Religion, LACAN

Pour Lacan seul le discours de l'analyste évite l'effet de fascination propre à tout discours, et peut faire émerger une parole vraie, du côté de l'analysant, de sa propre position d'objet-déchet qui revient à s'effacer devant l'autre comme lieu de la vérité, à taire sa raison, et ainsi à dispenser sa grâce à cet autre. Or il faut remarquer que le discours de l'analyste ne s'adresse qu'au sujet individuel, à titre tout à fait privé. Ce n'est pas le cas du discours philosophique qui, en tant que mode du discours universitaire, s'adresse au sujet social. Or ce discours est amené lui aussi à dispenser sa grâce... aux autres discours du champ social et donc à tout sujet social. Non plus en taisant son savoir rationnel mais en renonçant au pouvoir qu'il a pu revendiquer dans l'histoire pour faire accepter la justice, et que justement il ne peut faire accepter seul en tant qu'enseignant. Il lui faut reconnaître aux autres discours, avec lesquels il veut entrer en dialogue, une vérité que chacun doit à l'Autre absolu, concrètement aux différentes grandes religions implantées dans la société.

"L'édifice des quatre discours fondamentaux doit alors être présenté un peu autrement. En fonction, non plus, comme chez Lacan, de l'émergence de la psychanalyse, mais du rapport au tout de la société. De là ceci, que le discours du maitre de Lacan reste pour nous discours du maitre - et, à partir de la philosophie, discours métaphysique, métaphysico-magistral, qui s'en tient d'abord à l'affirmation de l'essence (l'ordre des choses), sans faire, des problèmes rencontrés dans la détermination objective de l'essence, une réalité radicale et inéliminable. Ceci aussi, que le discours de l'hystérique de Lacan devient pour nous discours du peuple et, à partir de la philosophie, discours empiriste, empirico-populaire, qui récuse d'abord toute détermination objective de l'essence. Ceci encore que ce que Lacan appelle discours de I 'université devient pour nous discours du clerc — mais aussi discours philosophique, philosophico-clérical, le discours philosophique ayant en propre à la fois d'affirmer l'essence (nous verrons que c'est le nom philosophique de l'Autre absolu en tant qu'il pose les choses, en tant qu'il les crée) et en même temps de reconnaître que l'homme d'abord n'arrive pas à la déterminer objectivement. Ceci enfin, que le discours de l'analyste devient pour nous discours de l'individu — et, en lien avec la philosophie, discours psychanalytique, psychanalytico-individuel, décisif pour que la philosophie mène à terme son entreprise d'histoire."
JURANVILLE, FHER, 2019

PHILOSOPHIE, Désir, vérité, Discours

En tant qu'il pose explicitement la question de l'être, le discours philosophique s'affronte inévitablement à la question du désir et de la vérité du désir, puisqu'il n'incarne pas la vérité absolue comme le discours métaphysique mais se présente (c'est le cas chez Platon) comme désir de vérité. D'un côté il ne peut que supposer une vérité totale comme objet absolu du questionnement et du désir, un savoir absolu et accompli ; mais d'un autre côté, se pensant précisément comme pur désir et pur questionnement, il ne peut que mettre en doute perpétuellement toute vérité et tout savoir prétendument absolus, de là il lui faut conclure aussi bien à la vérité partielle du désir. Le discours philosophique incarne donc ce paradoxe du désir, affirmant en même temps la vérité totale (objet du désir) et la vérité partielle du désir (fondé en tant que tel sur un manque radical).

"Ce n’est qu’un discours pour lequel il faut accorder une place au non-sens radical qui pourra être appelé le « discours philosophique »... La pensée de Platon nous semble ainsi illustrer parfaitement le discours philosophique - il y a sans doute une vérité comme le veut le discours métaphysique (comme accomplissement du désir inclus dans le questionnement philosophique), mais il faut aussi penser le questionnement comme mise en doute, comme situation où le désir ne s’éprouve nullement comme comblé, mais au contraire s’affronte à lui-même. Penser donc le pur désir. D’une part la vérité qu’on peut appeler totale de la pensée accomplie, d’autre part la vérité partielle du désir."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS, Pensée, Philosophie, Question

Les quatre discours n'apparaissent qu'avec l'entrée dans l'histoire, à partir du moment où la question de l'être se pose, et pour y apporter une possibilité de réponse. Mais seul le discours philosophique prend en compte la question comme telle et, en tant que pensée, déploie les concepts nécessaires établissant la vérité de l'être à la fois comme totale et partielle. La pensée travaille à une consistance propre qui n'est pas celle du symbolique, comme avec la parole, mais celle de l'imaginaire, c'est-à-dire du sens. Bien que s'effectuant dans le cadre du discours, donc de l'existence sociale, elle ne s'y réduit pas, car elle relève de la sublimation et son oeuvre est la théorie.

"Le caractère essentiel du monde historique est que la question de l’être s’y pose. Sa structure fondamentale est par là même constituée du champ des discours qui sont les réponses possibles à la question... La philosophie se définit alors comme cette activité de la pensée qui se situe d’emblée dans le cadre du discours, et qui donne valeur absolue au questionnement... Si le discours n’est pas la pensée, il est alors néanmoins un cadre où la pensée absolue peut s’énoncer, parce qu’elle déploie un ordre propre séparé du symbolique et de la parole, celui de l’imaginaire. La question n’a donc pas à se régler sur la parole primordiale, et appelle à constituer l’ordre conceptuel dans sa consistance."
JURANVILLE, LPH, 1984