Heidegger, en refusant de partir de la Révélation chrétienne, et pas moins d'envisager un monde rationnel nouveau, reste lié à un paganisme brut, non dépassé spirituellement. Ce paganisme repose sur la création d’un Autre absolu faux, une idole fermée sur elle-même, et sur une violence sacrificielle dirigée contre l’individualité et l’ouverture à l'Autre. Fondé sur le refus de l’altérité, il enferme l’existant dans une identité territoriale et mythique : celle de la Terre-Mère, du sang et du sol. Heidegger, en valorisant le « monde spirituel d’un peuple » et son lien à la terre, cherche à retrouver un éveil spirituel, face au monde technicien du Gestell. C’est ce qui explique son adhésion initiale au nazisme, qu’il perçoit comme un sursaut spirituel. Mais ce régime incarne au contraire une régression païenne extrême, caractéristique de tout totalitarisme cherchant à restaurer une communauté mythique contre l’individu. Adorno, tout en critiquant aussi la conception classique (notamment hégélienne) de l’esprit, reproche à Heidegger de réintroduire sous le nom d’Être une transcendance immanente, sans véritable altérité : une restauration du sacré primitif. Pour Juranville, cette position heideggérienne révèle donc la persistance du paganisme sous les traits d’un Autre absolu faux, du Surmoi vengeur — spectre toujours menaçant sous l’esprit.
ESPRIT, Paganisme, Nazisme, Autre, HEIDEGGER
ESPRIT, Négation, Expression, Ecriture
"L’esprit se donne au savoir comme négation. Comment en effet la liberté, chassée du savoir ordinairement reconnu, peut-elle réapparaître dans un savoir nouveau lui aussi reconnu ? La liberté est immédiateté de la loi. Mais l’immédiateté fausse ordinairement la loi en « faisant la loi. » Comment la loi vraie et juste, d’abord en l’Autre et venant à l’existant de cet Autre, peut-elle – et de là la liberté, et de là l’esprit – recevoir de l’objectivité dans le cadre d’un savoir nouveau ? L’objectivité, pour qui affirme l’existence et l’inconscient, est, nous l’avons souvent dit, langage, parole pour autant qu’elle doit valoir pour quelqu’un, et, suprêmement, écriture, pour autant qu’elle doit s’opposer, comme vraie et essentielle, à une objectivité déjà reconnue. Or immédiateté et écriture, cela définit la négation. La négation, la négation essentielle, est ainsi l’objectivité absolue de l’esprit et ce dans quoi il s’accomplit."
JURANVILLE, 2017, HUCM
ESPRIT, Liberté, Individu, Savoir
Il y a une tradition philosophique du souci de soi, de l'individualité, que le sujet social rejette toujours d'abord, comme il rejette la psychanalyse. Cette tradition est porteuse d'une liberté essentielle, venant d'abord de l'Autre absolu, mais en défaut d'objectivité dans le monde actuel. Seul l'esprit peut y remédier, puisqu'il se définit lui-même comme liberté et savoir. Liberté car l'esprit marque bien une élévation, en tout cas une distance, un à-côté par rapport aux pensées ordinaires ; et savoir car l'esprit crée un sens nouveau qui se transmet aux autres, l'esprit en ce sens est rassembleur. Prévenons tout risque de dualisme : l'esprit ne s'oppose à la matière, vide de sens, que pour y insinuer justement le sens, l'esprit "créatif" ne s'oppose qu'à la stérilité de la répétition. L'esprit n'en reste pas moins de l'ordre d'un savoir, et c'est d'ailleurs la philosophie qui donne son esprit à une époque, qui la définit et la justifie comme époque. Par exemple pour l'époque actuelle, la philosophie justifie l'ordre d'un monde où l'individu peut (enfin) prendre toute sa place, sans pour autant que le rejet d'une telle individualité et d'une telle liberté ne puisse être éliminé, mais simplement contenu dans des formes acceptables, en l'occurrence le matérialisme et le capitalisme.
ESPRIT, Individu, Liberté, Autre, LEVINAS
"Le spirituel véritable tient à la place laissée à l’individu et au discours qui le proclame. Or l’esprit, comme liberté allant jusqu’au savoir, risque toujours – la liberté étant immédiateté de la loi, présence, en soi, de la loi – de verser à ce qui « fait la loi », au fétiche, au masque (masque terrifiant venu des ancêtres), à la lettre qui tue (mais toute lettre ne tue pas). Et ce n’est que quand la loi est reconnue comme toujours d’abord en l’Autre et comme ne venant dans l’existant qu’à partir de cet Autre, que la liberté est véritable et, avec elle, l’esprit... Le spirituel véritable tient à la place laissée à l’individu et au discours qui le proclame. Or l’esprit, comme liberté allant jusqu’au savoir, risque toujours – la liberté étant immédiateté de la loi, présence, en soi, de la loi – de verser à ce qui « fait la loi », au fétiche, au masque (masque terrifiant venu des ancêtres), à la lettre qui tue (mais toute lettre ne tue pas). Et ce n’est que quand la loi est reconnue comme toujours d’abord en l’Autre et comme ne venant dans l’existant qu’à partir de cet Autre, que la liberté est véritable et, avec elle, l’esprit."
JURANVILLE, 2017, HUCM
EPOQUE, Totalité, Historicité, Histoire
"L’époque étant arrêt, suspension, comme l’indique le mot grec ἐποχή d’où vient le français « époque ». C’est ce que dit Bossuet dans sa célèbre formule (« Dans l’ordre des siècles, il faut avoir certains temps marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste. C’est ce qui s’appelle époque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter, parce qu’on s’arrête là, pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après ». C’est ce que disent aussi Rosenzweig (« Dans le passé, il y a cette juxtaposition des heures ; là, il existe des époques, des points d’arrêt dans le temps », ER, 399) et Heidegger (« Faire halte se dit en grec : ἐποχή», Q IV, 24). L’époque terminale seule serait pleinement et définitivement arrêt, suspension, époque : c’est l’époque fixe."
JURANVILLE, 2017, HUCM
EPOQUE, Histoire, Individu, Révélation
"À la suite de Hegel, mais aussi de Heidegger, nous partons de la philosophie et de sa constitutive visée de savoir. À la suite de Kierkegaard, Rosenzweig et Heidegger, nous partons de l’existence et des révélations qu’elle suppose par un Autre absolu. Nous partons en plus de l’inconscient tel qu’il a été introduit par Freud et réinterprété par Lacan et tel qu’il peut être repris dans la philosophie et par elle présenté comme l’essence et identité de l’existence. Nous partons donc, à la suite de Hegel, mais à l’encontre de ce à quoi Heidegger s’arrête finalement, de l’affirmation d’un effectif savoir philosophique comme savoir rationnel pur. Et, par et pour ce savoir, nous partons, à la suite de Kierkegaard et surtout de Rosenzweig, des révélations juive et chrétienne en tant qu’elles appellent à rompre radicalement avec le paganisme."
JURANVILLE, 2017, HUCM
DROIT, Individu, Démocratie, Discours
Le droit ne se réduit pas à un ensemble de règles organisant les rapports entre les membres du corps social et avec l’État : il a pour sens et pour fin l’individu. Il constitue un savoir qui, prenant acte de la finitude humaine, donne à chacun les conditions d’une autonomie véritable, par la grâce dans le droit civil et par l’élection dans le droit politique. Le droit progresse historiquement en fonction des régimes politiques, jusqu'à la démocratie représentative qui garantit au mieux la liberté individuelle. Elle correspond au principe libéral d’organisation ou d’équilibre des pouvoirs — législatif, exécutif et judiciaire —, chacun renvoyant à un discours fondamental du monde social : discours du clerc (fondé sur l'altérité), du maître (subjectivité réalisée) et du peuple (objectivité établie). Mais un quatrième discours, celui de l’individu affirmant l’identité, est décisif pour la démocratie : il assure que les sujets puissent, au-delà du simple droit abstrait, trouver socialement l’espace concret où exercer leurs droits, condition de la volonté générale et de l’individualité accomplie.
DOUTE, Vérité, Négation, Existence
"Avant même le savoir ordinaire auquel s’arrête le sujet social, il y a une vérité reconnue par ce sujet, une vérité qu’il a à s’approprier pour parvenir au savoir. Ce qu’il faut, c’est nier toute vérité à laquelle l’existant devrait se soumettre, et la nier au profit d’une vérité qui surgit et qui s’efface aussitôt, confiant à l’existant la tâche de la reconstituer, de la recréer. Ce qu’il faut par conséquent, c’est le doute, puisque négation et vérité définissent le doute."
JURANVILLE, HUCM, 2017
CRITIQUE, Vérité, Pouvoir, Individu, FOUCAULT
"« La philosophie comme ascèse, la philosophie comme critique, la philosophie comme extériorité rétive à la politique, c’est le mode d’être de la philosophie moderne. C’était, en tout cas, le mode d’être de la philosophie ancienne » (Foucault). La philosophie est bien une visée – et une affirmation – du savoir vrai, absolument rationnel, portant avant tout sur l’homme en tant qu’il peut devenir individu véritable, par les autres et avec les autres, par la parole pleine et vraie de l’un (parrhèsia) tournée vers la parole pleine et vraie de l’autre – et il n’y a pas de souci de soi sans cette fonction critique."
JURANVILLE, HUCM, 2017
CRITIQUE, Savoir, Histoire, Finitude
En proposant un savoir de la négation, et en l'intégrant dans l'histoire, la critique philosophique (moderne) tente bien d'obtenir pour ce savoir une reconnaissance universelle. Et cependant il lui manque toujours de poser l'existence, donc la finitude radicale, pour qu'un tel savoir à la fois critique et historique, mais tenant compte de ladite finitude, soit effectivement reconnu.
CREATION, Historicité, Autre, Existant
"L’historicité se donne au savoir comme création. Car l’histoire, toujours d’abord chassée de son immédiateté par l’existant, est acceptée par lui pour autant qu'il s'établit dans son autonomie (un mode de l'immédiateté) et qu'il veut la faire reconnaitre de tous. Autonomie et vérité, ce qui définit la création. L'existant, par son œuvre propre, participe au déploiement de l'histoire, puisque toute œuvre requiert un monde où elle puisse être reconnue de tous et invite chacun à entrer à son tour dans son œuvre d'individu. La création est l'objectivité absolue de l'historicité et ce dans quoi elle s'accomplit. Comme création par l'existant radicalement fini, elle suppose que celui-ci en ait reçu les conditions (grâce, élection, foi) de l'Autre absolu. Elle suppose donc la Création par l'Autre absolu, puisque ces conditions font de l'existant l'œuvre de cet Autre."
JURANVILLE, 2017, HUCM
CONSCIENCE, Entendement, Autre, Subjectivité
"La conscience se donne au savoir comme entendement... On a ouï (ouïr, d'audire) l'appel de l'Autre, on y a obéi (obéir, d'oboedire, ob-audire), on l'a entendu (au sens de l'entendement — entendre a pris en français le sens d'ouïr, mais en gardant celui de comprendre). C'est la « vocation » en tant qu'elle mène jusqu'au bout de l'œuvre. Et c'est, pour l'œuvre qu'est la philosophie, la formation et l'usage des concepts spéculatifs où la conscience philosophique répond à la parole (appel) de l'Autre en supposant dans ses objets (et en elle-même) la même parole."
JURANVILLE, HUCM, 2017
CONSCIENCE, Autre, Inconscient, Mémoire
"Or cette conscience, qui est en chacun appel de l'Autre à devenir individu et, traversant, à l'imitation du Christ, sa passion propre, à faire oeuvre, s'accomplit suprêmement dans ce qui est apparu de nos jours sous le nom de relation psychanalytique, de psychanalyse. Là où elle comprend existentiellement la conscience, la pensée contemporaine ne peut lui donner tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps l'inconscient — c'est le cas de Heidegger. Et, là où elle en vient à affirmer l'inconscient (et ouvre par là même l'espace de la relation psychanalytique), la pensée contemporaine ne peut donner à celui-ci tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps la conscience — c'est le cas de Lacan."
JURANVILLE, HUCM, 2017
OEUVRE, Commencement, Décision, Historicité
Commencer une oeuvre et s'y consacrer pleinement relève d'une décision toujours à renouveler, car la tentation d'abandonner ne laisse pas elle-même de se répéter. Deux insistances antagonistes à ne pas perdre de vue. Car nulle oeuvre ne sera suffisamment consistante qui n'ait été menée à terme, ou dans tous les cas dont on ne puisse rendre compte.
COMMENCEMENT, Folie, Finitude, Autre
"Comment, si n’est reconnue d’abord qu’une objectivité réelle certes, mais finie et faussement absolutisée, s’engager à faire reconnaître une vraie objectivité absolue, celle de l’oeuvre qui rassemble la décision finale ? L’argument qui fait désespérer de cette possibilité, c’est celui de la finitude (argument de la pensée contemporaine ou de l’existence). Il faut nier pareille conception de la finitude - la finitude, en soi, n’empêche rien ; certes elle rend dépendant de l’Autre ; mais de l’Autre elle peut recevoir toutes les conditions qui permettent au fini de s’établir dans son autonomie. Or négation et finitude, cela définit la folie. Folie comme subjectivité absolue du commencement et ce par quoi il s’accomplit. Mais ce n’est que si cette folie est elle-même essentielle, si elle vise une objectivité absolue qui soit un jour universellement reconnue (l’essence en principe de savoir), que le commencement est bien alors ce qu’on vient d’en dire. Folie habitée par l’Autre, inspirée. C’est celle que Platon place au coeur des plus hautes biens ; celle que suppose Descartes quand il confectionne l’hypothèse du Malin Génie. C’est fondamentalement la folie de la Croix."
JURANVILLE, 2017, HUCM
COMMENCEMENT, Election, Folie, Altérité
"L’élection est l’altérité absolue du commencement et son essence. Elle est, parmi les conditions venues de l’Autre, celle qui fait rompre avec le sujet social ordinaire et entrer dans la folie sublime et douce de l’oeuvre. Elle est offerte à tous, mais tous n’en paieront pas le prix - « car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Elle est le fait, éminemment, du Christ."
JURANVILLE, 2017, HUCM
COMMENCEMENT, Décision, Liberté, Historicité
"Le commencement se donne au savoir comme décision. Car, à la place de l’historicité vraie, de l’exigence venue de l’Autre de mener l’histoire jusqu’à son terme, s’établit en fait toujours d’abord une historicité fausse, d’appartenance à un monde social légué par le passé et censé devoir se répéter toujours le même. Commencer, commencer vraiment, nier l’historicité fausse et s’engager dans la vraie, c’est alors avant tout, accueillant dans son immédiateté à soi la loi de l’Autre, l’éprouver comme liberté véritable et nier qu’il y ait aucune pareille liberté dans l’appartenance au monde social traditionnel (ou dans l’autonomie abstraite de la subjectivité moderne). Or négation et liberté, cela définit la décision."
JURANVILLE, 2017, HUCM
CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG
"S’il s’en tient expressément à ces trois époques, d’une part Rosenzweig suppose, à nos yeux, une époque antérieure, celle qu’a introduite la révélation juive et qui se prolonge par l’avènement de la philosophie (laquelle est pour nous, dans le paganisme grec, quelque chose de non-païen) – époque dont l’évolution catastrophique conduit justement à l’exigence de la venue du Christ et de son sacrifice. Et, d’autre part, Rosenzweig dirige, selon nous, vers la nécessité d’une époque ultérieure, qui serait pour nous celle de l’accomplissement."
JURANVILLE, 2017, HUCM
CHRIST, Incarnation, Passion, Résurrection
Incarnation, Passion et Résurrection sont trois noms pour désigner cet événement majeur, et même fondateur de l'histoire, qu'est le sacrifice du Christ. Ce sont les trois étapes nécessaires de l'intervention divine par laquelle se prépare, s'effectue, et s'accomplit la mise en question du système sacrificiel pervers des humains. L'Incarnation démontre que la chair n'est pas fondamentalement mauvaise, malgré la finitude et donc aussi malgré l'existence du péché charnel (concupiscence), qu'il existe une chair et une sensibilité bonnes, compatissantes et aimantes (la chair du Christ, idéalement). La Passion dénonce l'injustice de ce système sacrificiel, et la haine que le sujet social éprouve inévitablement contre Dieu, le Prochain, l'Autre en général. Cette injustice, le dieu fait homme la subit et l'assume librement (dans la souffrance et jusqu'à la mort, non dans la jouissance bien sûr - qui serait celle du fanatique), par son sacrifice. La Résurrection prouve que la vie triomphe finalement de la pulsion de mort, non seulement pour le Christ mais également pour tout homme qui aura - notamment par ses oeuvres - réussi à dépasser la haine sacrificielle et la finitude en général pour les réduire à leurs formes minimales, socialement acceptables dès lors que les sujets ne sont plus empêchés d'entrer dans leur individualité et d'y gagner leur autonomie.
CERTITUDE, Subjectivité, Critique, Finitude, DESCARTES
"Comment l’existant qui s’est mis en marge du monde ordinaire et qui se réclame, comme individu, d’une évidence vraiment absolue (c’est sa « vision ») peut-il donner à cette évidence toute son objectivité ? Il est là devant l’objectivité ordinaire. Pour pouvoir réellement la dépasser, il doit découvrir non seulement que c’est par finitude radicale qu’il l’avait faussement absolutisée, mais surtout que c’est lui comme sujet qui la produit et la reproduit : il doit donc poser la subjectivité en lui et en tout existant comme ce qui peut produire et reproduire l’objectivité absolue. Or position et subjectivité définissent la certitude, comme position et objectivité définissent l’évidence. La certitude est ainsi la subjectivité absolue de la critique, ce par quoi elle s’accomplit, comme l’évidence en est l’objectivité absolue, ce dans quoi elle s’accomplit."
JURANVILLE, HUCM, 2017