Lorsque Lacan parle du réel plutôt que du noyau traumatique, il s’éloigne de Freud. Nommer le réel reste un geste névrotique, mais cela oriente la pensée vers autre chose que l’Œdipe : vers la sublimation. Elle introduit l’idée d’une réalité effective de l’esprit, différente de la simple « réalité psychique » freudienne. En dépassant la « névrose religieuse primordiale », Lacan fait apparaître le réel comme ce qui échappe au sens. Dès lors, la consistance du monde relève de l'esprit en son sens propre, qui n’est plus un symptôme mais une activité créatrice. La fin de l’analyse correspond à ce moment : savoir y faire avec son symptôme, c’est le transformer en production signifiante — un jeu de mots, un trait d’esprit, une écriture. L’écriture devient le lieu où s’instaure la consistance de l’imaginaire, où le réel trouve à s’articuler dans le symbolique. Le symptôme, comme ce qui du réel insiste à s’écrire, se prolonge alors dans une écriture ordonnée selon un « nœud mental » et cesse d’être souffrance pour devenir acte de sens. L’esprit se révèle comme ce qui pose le monde — le signifié — en tant que signifiant ; il donne ainsi consistance au monde à travers un don symbolique, accompli dans l’écriture. Ce mouvement de l’esprit s’éclaire à partir de la théorie du signifiant. Le processus logique du signifiant pur s’achève lorsqu’au-delà du sujet et du symbole, le signifié devient lui-même signifiant. C’est là que naît la véritable consistance de l’imaginaire : le signifié surgit alors comme unité réelle, posée dans un acte qui a valeur de signification. Cet acte est celui de l’écriture : en écrivant, le sujet se met à la place de l’Autre et vise à produire du sens effectif. Il ajoute symbole après symbole, lettre après lettre, jusqu’à constituer une structure close — l’œuvre — pleinement signifiante pour l’Autre tout en demeurant inscrite dans le champ du signifié.
ESPRIT, Ecriture, Imaginaire, Consistance, LACAN
ECRITURE, Parole, Signifiant, Signe
"Ce n’est pas parce que la pensée métaphysique a vu dans la parole un signe « moins extérieur » que l’écriture, et a valorisé la parole aux dépens de l’écrit, qu’il faut renverser les thèmes et rejeter la parole, ou la réduire. La parole n’est pas ce qu’en dit la métaphysique, signe, que l’écriture redoublerait, mais elle n’est pas non plus vocalisation par un sujet qui viendrait s’y placer, d’une écriture fondamentale ou archi-écriture. Elle est d’abord le signifiant, que n’est pas la lettre."
JURANVILLE, 1984, LPH
ECRITURE, Lettre, Nom-du-Père, Autre
Il faut distinguer, dans l’acte d’écrire, deux formes d’extériorité. La première est celle de la lettre elle-même, qui se déploie comme un jeu de différences : une lettre n’existe que par ce qui la distingue des autres. La seconde est celle de l’Autre symbolique, c’est-à-dire le grand ordre du langage — un lieu extérieur à l’écriture, mais essentiel pour qu’elle puisse advenir. Toute lettre est évidemment signifiante, mais pas en elle-même. C’est déjà le cas de tout signifiant : il ne signifie jamais seul, mais seulement en relation avec d’autres. Mais — nuance importante — à la différence du signifiant oral, la lettre ne donne pas même l’illusion de sens : quand on parle, on croit que les mots renvoient à quelque chose ; dans l’écriture, cette illusion tombe, on est confronté à la pure matérialité du signifiant. Comment peut-elle alors être signifiante ? Pas par la simple par opposition avec d’autres lettres — car cette différence constitue déjà la lettre elle-même. Uniquement parce que la lettre témoigne de la fonction symbolique, dont on sait qu'elle n'est efficiente qu’à partir d’un point d’ancrage appelé par Lacan "Nom-du-Père", ce signifiant fondamental qui garantit la cohérence du système du langage. C’est donc à partir de cette place — celle du signifiant paternel — que l’écrit prend sa valeur de signifiant ; c'est cette place qu'occupe celui qui écrit, dans l’acte même d’écrire. Le Nom-du-Père est ce qui "fonde" l'Autre symbolique, non comme un "donneur de sens", plutôt comme le signifiant suprême qui met fin à la parole originaire de la "Chose maternelle" — c’est-à-dire au lien fusionnel avec le désir de la mère — et qui, par cette coupure, donne valeur signifiante à la structure du langage tout entier, et donc à la lettre elle-même.
VERITE, Signifiant, Infini, Dieu
"La vérité totale du signifiant pur se produit elle-même, elle est acte d’anticipation créateur et en ce sens cause de soi. D’où il résulte qu’il doit exister une vérité totale infinie, qui est Dieu même. Et que, présente en l’homme malgré l’interruption, la vérité totale doit venir en lui, où elle est finie, de la vérité totale infinie de Dieu. Ce Dieu du signifiant pur est le Dieu de la religion. La religion suppose en effet une relation essentielle de l’homme à l’Autre, à Dieu. Pour la métaphysique une telle relation essentielle est inconcevable. Dieu, en tant que le modèle pour l’homme, est l’absolu qui se suffit, l’étant qui est absolument maître du monde comme sien. Ce n’est qu’en concevant le signifiant pur qu’on peut déterminer, en deçà du monde, l’unité subjective d’un étant. Cette unité subjective est jouissance à la jouissance comme sienne, jouissance absolue. Ce qui caractérise le Dieu de la religion. Le signifiant pur permet seul de penser une relation essentielle de l’homme qui soit relation à l’Autre. Sans une telle relation il n’y a pas de religion."
JURANVILLE, LPH, 1984
DESIR, Temps, Pulsion, Réel
Si l'on appréhende l'articulation signifiante en terme de temporalité, il semble clair que les trois dimensions du réel, de l'imaginaire et du symbolique correspondent à trois modes de temporalité distincts. A partir de là une différence fondamentale entre la pulsion et le désir se fait jour. Le désir se caractérise comme le temps réel : surgissement imprévisible du sens, depuis la Chose en tant qu'elle parle. La pulsion, elle, substitue l'objet à la Chose, le petit (a) à l'Autre réel. Mais dans cette temporalité, rien ne change vraiment ; tout ce qui est désirable, tout ce qui peut advenir étant anticipable, cela caractérise le temps imaginaire. Mais par ailleurs le mouvement pulsionnel ne se soutient que d'une coupure temporelle, qui est pure articulation formelle : ici apparaît la dimension proprement symbolique de la pulsion. A ce titre le symbolique n'est jamais qu'une dimension de l'articulation signifiante où le réel n'a aucune part, où le temps se ramène à l'instantané de la coupure.
DESIR, Besoin, Demande, Signifiant, LACAN
CHOSE, Signifiant, Nom, Parole, LACAN
"La Chose, au sens le plus quotidien, est donc le signifiant surgissant comme signifiant, incarné, dans le réel. Réalité muette du signifiant pur, si la parole suppose le signifié. Lacan dit que la Chose « fait mot », au sens où le mot (= motus), c’est ce qui se tait. Mais en même temps elle introduit au monde par sa référence à l’Autre de la loi et du Nom. Toute chose est à chaque fois l’occasion de la rencontre de « la Chose », dès lors que s’y produit ce surgissement du signifiant verbal pur. Non dans sa détermination spécifique (tel signifiant plutôt que tel autre, ce qui renvoie non plus au réel, mais au symbolique), mais dans la coupure de son émergence : soit l’instant de la parole. Toute chose la plus commune, pour autant qu’elle nous convie à la considérer comme chose, est la rencontre de l’autre sujet dans son corps advenant à la subjectivité... Mais dans l’existence commune, on ne laisse de tenter d’esquiver cette présence insuppressible de la Chose dans la parole, soit aussi des choses dans le monde."
JURANVILLE, LPH, 1984
CHOSE, Quadriparti, Quaternaire, Signifiant, HEIDEGGER, LACAN
PHALLUS, Castration, Signifiant, Désir
Le signifiant, par nature, implique son propre effacement : c'est cette fonction que remplit originellement le phallus, en tant que signifiant non verbal, à la fois en se substituant à l'objet et en disparaissant lui-même pour laisser place au langage - et au désir. Le phallus est ce qui dans le langage laisse à désirer, fait désirer ; il porte en lui l'absence de la Chose, l'objet fondamental du désir. Enfin, en tant qu'il se fait représenter par le Nom-du-Père dans le langage, il instaure la loi - identiquement loi du désir et loi de la castration - qui assujettit le parlêtre au signfiant.
CASTRATION, Jouissance, Phallus, Signifiant, LACAN
Par rapport à la jouissance, comme "au-delà du principe de plaisir", la castration en marque à la fois la possibilité (avec le désir) et l'impossibilité en tant que totale. Et c'est aussi la castration qui fait du Phallus le signifiant - comme signifiant et donc négation de la chose - le signifiant de cette impossible jouissance absolue.
ANALYSTE, Interprétation, Signifiant, Inconscient, LACAN
La parole interprétante (de l'analyste) doit permettre l'émergence du signifiant (par l'analysant), comme non-sens d'abord, dans la métaphore et le trait d'esprit, puis comme Nom-du-père qui est la métaphore essentielle et le signifiant du désir. La fin de la cure doit consister à convertir le symptôme dans le jeu de mots, au niveau de "lalangue" du sujet, afin d'en finir avec les maux qu'il occasionne. Durant tout le processus, malgré la levée du refoulement c'est toujours l'inconscient qui opère (il n'a pas à "devenir conscient" !), tant chez l'analysant que chez l'analyste. C'est pourquoi ce dernier, à partir du moment où il sait ce qu'il fait lorsqu'il interprète, littéralement ne sait pas ce qu'il dit.
ACTE, Signifiant, Sujet, Sublimation, LACAN
L'acte est toujours un signifiant qui, produit à partir d'un autre signifiant, vient introduire une rupture, un changement structurel dans le sujet : en réalité l'acte instaure un sujet différent, différemment représenté par un signifiant pour les autres signifiants (selon la célèbre définition du signifiant par Lacan). L'acte ne vaut que d'être confirmé (il peut aussi échouer), ce qui implique que le signifiant en question puisse se répéter. Or la répétition de l'acte - quand elle n'est pas "passage à l'acte" régressif, mais parole ou écriture - vaut comme une structure à part entière, et même structure créatrice : c'est la voie de la sublimation.
DISCOURS, Structure, Signifiant, Savoir, LACAN
Le discours se distingue de la simple énonciation ou parole ; il peut d'ailleurs subsister sans parole effective. Or si dans la structure de l'inconscient qui est celle de toute énonciation, l'agent semble premier comme cause efficiente et l'autre auquel il s'adresse second, dans la structure du discours c'est bien l'autre initiant le discours avec sa question qui est premier tandis que l'agent est second. L'acte énonciatif de celui-ci, en tant que répondant à la question, consiste à poser une thèse dans le signifié autrement dit à énoncer une vérité. Mais cette vérité n'est liée à aucun savoir et apparait donc illusoire ! Pourquoi ? Parce que le savoir, produit par l'articulation signifiante (l'échange de paroles si l'on veut), se trouve nécessairement du côté de l'autre, une fois l'articulation faite justement. C'est pourquoi l'effet du côté de l'autre se détermine comme jouissance. A partir de là on peut voir que le discours manifeste structurellement à la fois une impossibilité et une impuissance. Impossible, par principe même, que satisfaction soit apportée par le discours à une question surgissant imprévisiblement depuis l'autre réel. Impuissance parce que l'effet de jouissance produit chez l'autre ne peut jamais correspondre à l'effet de vérité prétendu du côté de l'agent. Pour autant le discours n'est pas sans consistance :
DISCOURS, Question, Etre, Signifiant, LACAN
"Mais en énonçant comme thèse sur l’« être » le signifiant comme vérité partielle, et en le présentant selon sa structure quadripartite fondamentale, le discours analytique laisse le savoir inconscient s’écrire. Ainsi pour le concept de l’inconscient. Le discours analytique demeure donc un discours spéculatif, et ne saurait comme tel échapper à l’illusion propre au discours. Croire qu’il le pourrait, ce serait en fait le discours philosophique."
JURANVILLE, LPH, 1984
SAVOIR, Inconscient, Jouissance, Signifiant, LACAN
"Lacan distingue la « jouissance de l’Autre » de la jouissance phallique. Cette jouissance est dégagée de la jouissance sexuelle, et éprouvée en tant que telle, dans le cadre de la relation analytique. Le seul discours qui puisse réellement énoncer l’inconscient est le discours qui met en place la situation de la cure et implique la jouissance du signifiant verbal. C’est le discours analytique. Elle est la jouissance du savoir, ou encore jouissance au savoir. Lacan dit ainsi que le savoir, c’est la jouissance de l’Autre. Jouir, c’est poser le signifiant comme signifiant."
JURANVILLE, LPH, 1984
METAPHORE, Signifiant, Signifié, Substitution, LACAN
"La pensée inconsciente, on sait que Lacan la caractérise dans ses processus par les figures rhétoriques de la métaphore et de la métonymie. Mais c’est de la métaphore qu’il convient de s’occuper, parce que c’est elle qui met en place la pensée inconsciente. En effet pour Lacan, c’est par la métaphore que s’effectue l’émergence du signifié. Lacan, « la métaphore est radicalement l’effet de la substitution d’un signifiant à un autre dans une chaîne, sans que rien de naturel ne le prédestine à cette fonction de phore, sinon qu’il s’agit de deux signifiants, comme tels réductibles à une opposition phonématique » - qui entend le vers de « Booz endormi » y cherche et en cherche la signification. Lacan écrit à ce propos : « C’est dans la substitution du signifiant au signifiant que se produit un effet de signification qui est de poésie ou de création, autrement dit d’avènement de la signification en question ». "
JURANVILLE, 1984, LPH
