Kierkegaard a souligné très fortement la vérité paradoxale du Christ venant remettre en cause l'objectivité ordinaire de ce monde, sa nature divine incarnée étant elle-même le suprême paradoxe ("l'Homme-Dieu est la paradoxe absolu" dit Kierkegaard). L'élection consiste alors, pour tout homme appelé à imiter le Christ, à soutenir soi-même le paradoxe, à s'affirmer comme individualité vraie dans un monde social qui n'en veut rien savoir, pour lui apporter justement un savoir et une objectivité nouvelle - "nouveauté" qui en son essence définit le monde "contemporain".
ELECTION, Paradoxe, Christ, Contemporain, KIERKEGAARD
EGLISE, Liberté, Christ, Paganisme, HEGEL
"L'enseignement du Christ se caractérise par la liberté en tant qu'elle est reconnue à chacun comme individu. Liberté qui n'est réelle qui si elle passe par la "porte étroite", comme le dit saint Mathieu ; par la porte étroite de la "conscience du péché", prolonge Kierkegaard. Liberté qui n'est réelle que si elle est attentive à la liberté de l'autre homme, que si elle est "amour du prochain" - ce que développe lumineusement le célèbre Sermon sur la Montagne... Mais les excès et comportements barbares sont sans cesse reproduits pour ou dans ou par l'Eglise. C'est pour nous la repaganisation de l'Eglise."
JURANVILLE, LCEDL, 2015
DIEU, Existence, Finitude, Conditions, KIERKEGAARD
Pour Kierkegaard l'existence est envisagée comme essentielle en tant que radicalement finie, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes. En outre la finitude est radicale parce qu'elle n'est pas une faiblesse, un simple défaut dans le bien, mais un désir du mal pour le mal, un péché. L'acceptation de ce paradoxe ne se fait qu'en entrant dans la "sphère religieuse" où l'on reconnait en l'Autre absolu le siège unique de la vérité, et corollairement en soi-même le siège du péché, de la non-vérité. Or l'homme ne pourrait se rapporter ainsi à l'existence et s'ouvrir à la vérité s'il n'en recevait pas de l'Autre toutes les conditions, à commencer par la grâce : l'Autre se soustrait lui-même de la relation de maîtrise, de soumission fascinatoire dans laquelle le fini voudrait l'enfermer et s'enfermer avec lui, et bien plus il transmet au fini cette disposition à s'ouvrir à l'Autre et à donner lui-même sa grâce. Là réside l'opposition radicale entre l'Autre absolu faux du paganisme et l'Autre absolu vrai de la révélation. Le Dieu vrai du christianisme n'accorde pas seulement sa grâce au fini, mais également le moyen de fixer pour lui la vérité, de se l'approprier, c'est-à-dire d'accomplir son oeuvre et de devenir individu sur le modèle de l'Unique : cette condition est la foi, tout autre chose par conséquent qu'un simple sentiment immédiat d'union avec Dieu. Modèle pour le fini, le Christ l'est enfin et encore s'agissant de se préparer à oeuvrer, non plus à s'abaisser mais cette fois à s'élever pour le bien de l'humanité : ce qui s'appelle l'élection, ou encore "rendre grâce" puisqu'à travers son oeuvre le fini offre à tout Autre, rend d'une certaine manière, la grâce qu'il avait reçue.
CHRIST, Oeuvre, Sujet social, Condition
"L’œuvre du Christ est l’œuvre par laquelle sont, à l’homme comme sujet social, redonnées les conditions qu’il avait perdues en se laissant entraîner dans le monde sacrificiel, redonnées pour qu’il s’affronte maintenant jusqu’au bout, dans son œuvre propre, à la finitude radicale... L’œuvre du Christ ne s’accomplit certes que lors du Jugement dernier, quand il revient en gloire pour juger les hommes – et pour les juger à la mesure de leurs œuvres, qu’ils auront accomplies dans l’attente de la venue du Christ-Messie ou de son retour, et qui sont d’abord, pour chacun, l’œuvre qu’aura été sa vie. Mais l’œuvre du Christ commence par ouvrir aux hommes l’espace social de leurs œuvres propres – avec, à chaque fois, à la pointe de ces œuvres, l’œuvre des œuvres qu’est l’histoire et, en elle, l’institution de la communauté juste."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT
CHRIST, Incarnation, Passion, Résurrection
Incarnation, Passion et Résurrection sont trois noms pour désigner cet événement majeur, et même fondateur de l'histoire, qu'est le sacrifice du Christ. Ce sont les trois étapes nécessaires de l'intervention divine par laquelle se prépare, s'effectue, et s'accomplit la mise en question du système sacrificiel pervers des humains. L'Incarnation démontre que la chair n'est pas fondamentalement mauvaise, malgré la finitude et donc aussi malgré l'existence du péché charnel (concupiscence), qu'il existe une chair et une sensibilité bonnes, compatissantes et aimantes (la chair du Christ, idéalement). La Passion dénonce l'injustice de ce système sacrificiel, et la haine que le sujet social éprouve inévitablement contre Dieu, le Prochain, l'Autre en général. Cette injustice, le dieu fait homme la subit et l'assume librement (dans la souffrance et jusqu'à la mort, non dans la jouissance bien sûr - qui serait celle du fanatique), par son sacrifice. La Résurrection prouve que la vie triomphe finalement de la pulsion de mort, non seulement pour le Christ mais également pour tout homme qui aura - notamment par ses oeuvres - réussi à dépasser la haine sacrificielle et la finitude en général pour les réduire à leurs formes minimales, socialement acceptables dès lors que les sujets ne sont plus empêchés d'entrer dans leur individualité et d'y gagner leur autonomie.
CHRIST, Péché, Grâce, Fils
""Il faut, dit fermement Kierkegaard, une révélation venant de Dieu pour éclairer l'homme sur la nature du péché et lui montrer qu'il ne réside pas dans le fait pour lui de ne pas avoir compris le juste, mais dans le fait qu'il ne veut pas le comprendre ni s'y conformer" dit Kierkegaard. Or cette affirmation par le Christ du péché fait rupture du fait de la grâce qu'elle implique. Grâce dispensée non plus, comme avec Socrate, au sujet individuel, mais au sujet social ,expressément pêcheur. Grâce qui n'est plus rencontre, mais pardon. Car, le Christ, dans son Sacrifice, se fait librement déchet, et même déchet social. Librement puisqu'en même temps il s'affirme Dieu, Dieu comme Fils, à la fois fils de Dieu et fils de l'homme. Le pardon rétablit dans sa vérité et consistance d'Autre celui qui s'était complu dans la finitude et avait refusé d'assumer cette finitude. Or être l'Autre qui pardonne, même si c'est en soi toujours possible à Dieu, est impossible à l'homme, devant certains crimes abominables, de l'ordre de la violence sacrificielle, qui se commettent contre lui ou contre les siens. Le Christ (…) introduit une rupture (…) qui va jusqu'au savoir. Et l'élection qui (…) est offerte au sujet social, au peuple, apparaît maintenant comme jugement. Le Christ en effet, dans son sacrifice (…) manifeste une élection, celle qu'il a reçue du Père et au nom de laquelle il dénonce la loi ordinaire, sacrificielle, du monde social ; il dirige expressément vers l'objectivité absolue, celle de la Loi vraie par excellence. Le Christ affirme - et c'est fondamental - qu'il n'est pas venu abroger la loi mais l'accomplir. Paul : "toute la loi tient, dans sa plénitude, en une seule parole : Tu aimeras ton Prochain comme toi-même". Cette élection est, comme la grâce, communiquée par le Christ à tout homme, même s'il sait qu'elle va être d'abord rejetée (ou faussée), par la plupart. C'est ce que montre son enseignement, formulé avec (…) une autorité propre (d'élu véritable), et non pas de délégué."
JURANVILLE, 2015, LCEDL
CHRIST, Passion, Amour, Grâce, KIERKEGAARD
"« Le dieu n'a pas besoin de disciple pour se comprendre lui-même. Mais, s'il se meut lui-même et non par besoin, qu'est-ce qui le meut, sinon l'amour ? » (MPh, 72). Amour qui vise l'amour venant, en retour, du disciple, et donc l'égalité (« La préoccupation du dieu est de rétablir l'égalité. Faute d'y réussir, l'amour serait malheureux » MPh, 77). De sorte que le maître divin doit, pour libérer le disciple de l'enchantement et ravissement devant lui-même comme idole, s'abaisser lui-même, se faire simple serviteur. Grâce dispensée par ce maître au disciple qui aura à « recevoir dignement la grâce [ainsi] offerte à tout homme imparfait, c'est-à-dire à chacun de nous » (ECh, 67). Grâce qui lui ouvre la voie pour devenir « homme nouveau », pour re-naître » (MPh, 60 sq). Et cela en aimant à son tour, en ayant foi en ce Dieu qui ne peut pas se communiquer directement et qui doit d'abord susciter le scandale et le rejet : « Il lui faut exiger de devenir objet de foi. Sinon, il devient une idole » (ECh, 131). La Passion du Christ est, à partir de là, non pas à admirer, mais à imiter par l'existant comme sujet individuel. Et cela en s'affrontant à la finitude radicale ou péché, et dans les autres qui le menacent de violence sacrificielle, et en lui-même qui tend à être complice de cette violence. Epreuve de renonciation à soi, à l'identité qu'on s'était fabriquée : « Renonce à toi-même et souffre pour cette raison : tel était le christianisme ». Mais certes épreuve dans laquelle on advient à une nouvelle identité, celle de l'individu qu'est l'homme nouveau : « Au sens chrétien, il n'y a jamais de lutte que celle de l'individu ; car le propre de l'esprit, c'est justement que chacun soit un individu devant Dieu, de sorte que la communauté est une détermination inférieure à celle de l'individu que chacun peut et doit être » (ECh, 108, 174 sq, 188 et 197)."
JURANVILLE, 2019, FHER
CHRIST, Médiateur, Messie, Sacrifice, SAINT AUGUSTIN
Pour faire cesser toute complaisance dans l'injustice, et ainsi assumer la finitude, il est nécessaire comme l'énonce Saint Augustin d'en appeler à l'intervention d'un médiateur - entre le masculin et le féminin (et leur illusoire complémentarité), entre la vie et la mort, entre l'humain et le divin. Cette figure quasi-universelle que l'ethnologie a désigné sous le nom de trickster (le tricheur, celui qui ne joue pas le jeu), il convient de l'élever à sa fonction de Messie, soit un homme qui, au-delà de son rôle local de "fusible", de régulateur d'une forme sociale déterminée, remplisse la mission de mettre en cause pour tous les hommes le système social sacrificiel. Le seul médiateur vrai agissant pour la créature humaine au nom de l'Absolu créateur ne saurait être que le Christ, lui qui d'abord en tant Fils de Dieu s'est incarné en la personne de Jésus, prouvant ainsi que péché n'est pas constitutif de la chair (voulue par Dieu) mais de la (mauvaise) volonté humaine ; lui ensuite qui s'est sacrifié, qui a souffert la Passion jusqu'à son terme pour dénoncer justement le système du sacrifice, prouvant ainsi son amour pour les hommes ; lui enfin qui a ressuscité, prouvant ainsi la véracité de la parole divine et l'existence effective d'une justice, applicable à tous les hommes.
CHRIST, Grâce, Pardon, Philosophie
"Saint Paul avait souligné lui-même qu’il n’avait pas, par la foi, aboli la loi . Mais il avait dit aussi que la loi, venue pour découvrir à l’homme sa finitude radicale, son péché, s’était heurtée à cette finitude, à ce péché, par quoi l’homme est toujours détourné d’œuvrer selon la loi ; que la loi avait été impuissante face au péché. Et que la grâce prend son sens là, de libérer les hommes, de sorte qu’ils pourront œuvrer selon la loi. La grâce, disons, affirme la vérité comme en l’autre auquel elle est dispensée. Elle le libère – c’est son efficace. Et notamment elle le met en position de reconnaître le savoir. Ainsi pour la grâce dispensée au sujet individuel par la psychanalyse ou discours psychanalytique du seul fait de l’affirmation de l’inconscient. Et de même pour la grâce que dispense la philosophie ou discours philosophique au sujet social, aux autres discours. Encore fallait-il, pour la philosophie, que le sujet social (le peuple) eût d’abord reçu cette grâce, expressément, de l’Autre absolu lui-même – et c’est ce qu’a fait le Sacrifice du Christ. Nous affirmons que la grâce dispensée par le Sacrifice du Christ, pour fausse qu’elle soit devenue et qu’elle devienne toujours à nouveau, permettra à la philosophie de conduire tous les hommes jusqu’à la société juste."
JURANVILLE, 2010, ICFH
TRINITE, Christ, Finitude, Existence
La philosophie est-elle capable, par elle-seule, de remettre en cause le système sacrificiel qui a débouché sur la condamnation de Socrate, puis à une échelle plus universelle, sur le sacrifice du Christ ? La philosophie ne peut espérer faire reconnaître son savoir par tous en raison de la finitude radicale qui subsiste, quelque soit l'émancipation qu'elle propose au nom de la raison - l'altérité et l'universalité de celle-ci n'étant que partielle. La dénonciation de l'injustice n'est jamais suffisante tant qu'elle n'émane pas de l'Autre absolu, ce qu'accomplit le "médiateur" divin en la personne du Fils. Il s'agit pour l'homme de parvenir à une autonomie réelle lui permettant d'assumer la finitude radicale, le péché même de n'en rien vouloir savoir. Maintenant pourquoi la trinité, pourquoi le Fils ? Ce n'est que dans l'imitation du Fils que l'homme peut se libérer de la faute qu'il a tendance, névrotiquement, à attribuer au Père, lui l'enfant exclu de la "scène primitive", victime du père réel. C'est ainsi que la Création du Père (cause matérielle) ne peut s'accomplir que par la Révélation du Fils (cause formelle) ; et la paternité du Père ne peut être reconnue, depuis la créature, que par la médiation du Fils, fils engendré (et certes non créé) comme Verbe à partir de la Chair du Père. Le Verbe se déploie (c'est la "cause finale", selon Schelling) par le Saint-Esprit qui procède identiquement des deux premières Personnes, qui est leur Amour parfait, et qui entraîne les hommes également dans l'Amour et la vie de l'esprit. Cette vérité trinitaire, que Schelling a rapporté aux trois causes citées, Saint-Paul l'avait résumée par la formule : « Toute chose est de lui, par lui et pour lui. » La philosophie y puise sa définition de l'existence comme identité dans la relation à l'Autre et à partir de cette relation.
AMOUR, Sujet social, Christ, Psychanalyste, SOCRATE
Socrate, le Christ, le psychanalyste : ce sont les trois figures historiques dont on peut attendre qu'elles fassent advenir l'amour dans le monde social, parce que dans les trois cas ce n'est pas seulement un amour abstrait qui est donné, mais bien toutes les conditions pour qu'il devienne réalité. Socrate aime le disciple : il lui dispense d'abord sa grâce, en tant que maître, par sa déclaration de non-savoir. Il lui transmet ensuite l'élection, à charge pour lui d'entrer à son tour dans le dialogue et de surmonter la contradiction pour accéder au savoir et à cet objet précieux - objet d'amour autant que de désir - qu'est la sagesse. Certes, en raison de cette élection même et de la nature de cet objet, sagesse et amour ne seront pas accordés effectivement à tous, et la philosophie doit prendre acte de son incapacité à instituer, seule, un monde juste. Le Christ aime le disciple : il dispense sa grâce d'Autre absolu au disciple et à tout homme en tant que sujet social, prêche l'amour du Prochain et l'exigence de justice pour tous, mais bien sûr il ne peut faire que tous soient égaux devant l'élection que cette grâce implique, aussi le christianisme doit-il prendre acte de son échec à réaliser la justice sociale dans le monde. Le psychanalyste aime le patient ...même si c'est le patient qui éprouve l'amour de transfert (à quoi ne se résume pas l'amour) mais c'est l'analyste qui transfère premièrement, qui donne l'amour depuis le lieu qu'il occupe réellement, et inconsciemment, celui de la Chose. En tout cas il dispense au patient cette grâce de lui supposer un inconscient comme lieu de la vérité, mais aussi - là réside l'élection - il lui offre de devenir un sujet individuel (et pas seulement un sujet social) ayant à conquérir son autonomie. Et donc, une fois de plus, il n'appartient pas directement au discours analytique de réaliser la justice sociale, il reviendra toujours à la philosophie - maintenant inspirée par la psychanalyse - d'enseigner, pour qui veut l'entendre, l'amour, la justice, et cette fois explicitement la reconnaissance de l'individu véritable.
DISCOURS, Vérité, Autre, Individu
Là où le problème donne lieu au savoir, le paradoxe donne lieu au discours qui a pour mission de le soutenir : pour cela il doit se faire raison et vérité, vérité donnée à la raison. Sa totale cohérence ne suffit pas (illusion métaphysique) s'il faut que l'Autre endosse et reconstitue à son tour le discours, le vérifie. La vérité ne peut surgit que de l'Autre et le modèle du discours de vérité est bien sûr celui de l'Autre absolu comme Fils, comme Verbe. En ce sens le discours est le pendant, du côté du paradoxe, de l'amour du côté du sacrifice. Ce discours vrai tenu par l'Autre absolu, par le Fils incarné dans le Christ, correspond dans le système des discours au discours de l'individu ; c'est logiquement le discours premier de l'existant, mais c'est aussi celui que le sujet individuel, par finitude, et a fortiori le sujet social, par intolérance, rejette systématiquement. Dans l'histoire il fut introduit par Socrate, comme par exception, puis universalisé par le Christ pour toucher cette fois le sujet social et remettre en question l'ensemble du monde sacrificiel. Il se présente comme le discours paradoxal par excellence. Redécouverte dans le discours analytique, la parole de vérité toujours menacée d'exclusion (qu'elle soit religieuse ou psychanalytique), nécessite toutefois d'être justifiée rationnellement - et fixée socialement - dans le cadre d'un discours philosophique (universitaire) qui ne rejetterait pas par avance la perspective d'un savoir vrai.