Après la catastrophe absolue du XXᵉ siècle – Auschwitz et Hiroshima –, la philosophie tente une dernière fois de penser l’existence. Levinas en est l’exemple majeur : il rejoint implicitement la psychanalyse, notamment Lacan, pour refonder un savoir rationnel de l’existence, intégrant la finitude et la responsabilité. Freud avait déjà traversé les grandes étapes de la modernité : idéalisme scientiste, reconnaissance de la pulsion de mort après 1918, et pressentiment de l’Holocauste. Lacan montre - lui aussi implicitement - l’unité entre inconscient et existence, entre psychanalyse et philosophie : la sexualité, marquée par la pulsion de mort, est l'autre nom de la finitude humaine. Levinas reprend cette leçon, dans le langage de la philosophie. Contre Heidegger et le paganisme du « dieu sans visage », il affirme que le vrai rapport à l’Autre absolu passe par le visage du prochain, lieu de la parole et de la vérité. En prônant la substitution et la responsabilité pour autrui, il rejoint la psychanalyse dans sa visée éthique, tout en proclamant ouvertement ce qu’elle tait : la primauté de la raison et du savoir. Pour autant cette philosophie ne parvient pas à fonder un savoir effectif de l'existence, n'ayant pas l'idée de faire référence explicitement, comme il le faudrait, à la psychanalyse. La philosophie, confinée dans une éthique toujours plus pure, y compris quand elle prétend penser l'essence "du" politique, se condamne en fait à l'impuissance politique (la psychanalyse pouvait montrer comment dépasser cette impasse, car pour elle, la relation à l’autre ne doit pas se transformer en dette infinie). Ainsi, l’après-guerre se caractérise à la fois par le retour de l’exigence d’un savoir rationnel et par l’impossibilité de le réaliser pleinement. Cette tension marque une époque de visée de justice : décolonisation, création de l’État d’Israël, chute du communisme. Mais elle révèle aussi le risque constant du nihilisme, caché sous les formes modernes de l’idéalisme – moralisme humanitaire ou capitalisme productiviste.
EPOQUE CONTEMPORAINE, Philosophie, Psychanalyse, Ethique, LEVINAS
EPOQUE CONTEMPORAINE, Philosophie, Idéalisme, Nihilisme, MARX, NIETZSCHE, HUSSERL
Avec l’époque contemporaine, la philosophie prend pour objet l’existence elle-même, qu’elle pose comme autonome et créatrice, fondement d’un savoir nouveau et d’un monde juste. Marx, Nietzsche et Husserl incarnent cette ambition : tous affirment l’autonomie de l’existant tout en reconnaissant, implicitement, sa dépendance à une altérité radicale. Chez Marx, la révolution vise à libérer l’homme de l’aliénation, mais suppose une grâce universelle que rien ne garantit. Chez Nietzsche, la rédemption créatrice cherche à surmonter l’esprit de vengeance, mais repose sur une élection individuelle qui isole. Chez Husserl, la réduction phénoménologique prétend fonder le savoir sur la conscience pure, mais requiert une foi dans la communauté du sens. Or la philosophie échoue : à la fois elle reconnait l’autonomie de l’existence, suppose la finitude, mais refuse de poser celle-ci dans le savoir. Ce déni la ramène à l’idéalisme : ainsi Marx reconduit la communauté révolutionnaire à une totalité oppressive – illusion de la société sans classes ; Nietzsche transforme l’individu créateur en figure violente et narcissique – illusion du surhomme ; Husserl réduit la conscience constituante à un formalisme abstrait – illusion d’une science rigoureuse de la conscience. De 1848 à 1914, cette exaltation philosophique de l’individu se retourne en son contraire : l’écrasement de l’individu dans les idéaux révolutionnaires, nationalistes ou scientistes. L’intervention de la philosophie dans l’histoire, parallèlement au développement du capitalisme, conduit finalement à la catastrophe de la Guerre mondiale, expression de leur fond nihiliste commun.
EPOQUE CONTEMPORAINE, Existence, Rupture, Idéalisme, KIERKEGAARD, MARX
Kierkegaard et Marx, dans le domaine de la philosophie, inaugurent une nouvelle ère de l’histoire universelle : l’époque contemporaine. Contre Hegel et toute la métaphysique issue de Platon, Kierkegaard affirme l’existence dans sa dimension essentielle, marquée par une rupture fondamentale — événement qui fait véritablement histoire bn. Cette rupture révèle à l’homme sa finitude radicale (le péché) et la tentation de fuir la liberté qu’elle suppose, le livrant ainsi à l’emprise du savoir illusoire, qu’il soit scientifique ou métaphysique, et au monde sacrificiel qu’il soutient. Mais cette rupture ne peut d’abord venir que de l’Autre absolu : Dieu. Par le Sacrifice du Christ, Kierkegaard dévoile le système sacrificiel comme refus de l’amour divin. Enfin, cette rupture appelle l’homme à la reproduire en lui-même, à se détacher de ce monde pour devenir, à l’image du Christ, l’individu véritable qui assume sa finitude dans un pur vouloir d’exister. - La pensée naît d’une même rupture chez Marx. En critiquant l’idéologie allemande ainsi que l’économie politique, Marx dévoile le capitalisme comme prolongement du système sacrificiel. Il oppose à l’illusion d’un Esprit universel un matérialisme radical qui exige le renversement de l’ordre social existant. Kierkegaard et Marx se rejoignent donc dans leur dénonciation de l’idéalisme, qu’il soit métaphysique ou scientifique, et dans leur mise en lumière de son fond nihiliste. Cependant, Kierkegaard refuse qu’une telle rupture fonde un nouveau savoir ou une identité vraie : cela reviendrait, selon lui, à nier la finitude humaine et à retomber dans l’illusion hégélienne et le faux savoir du monde. D’où son rejet de la philosophie elle-même, définie par la volonté de savoir. - Schelling avait lui aussi reconnu, dans ses dernières œuvres, l’existence essentielle, la finitude radicale du péché et la rupture historique que constitue la révélation, tout en affirmant, contre Hegel, l’importance d’un moment matérialiste irréductible. Mais cette époque de la pensée est globalement marquée par l’échec de la Révolution — non pas quant à ses acquis juridiques, mais parce qu’elle n’a pas engendré le monde juste qu’elle promettait — et par l’échec des restaurations. Elle remet en cause tout idéalisme, y compris celui, implicite, du capitalisme, et son fond nihiliste. Mais son incapacité à fonder un savoir vrai de l'existence précipite son retrait hors du politique, l'amène à un repli romantique sur la subjectivité, qui finalement engendre de nouveaux idéalismes.
CRITIQUE, Méthode, Pratique, Autre
"Autre qui critique le fait alors toujours, au fond, au nom de l’Autre absolu et toujours, plus explicitement, au nom du savoir vrai, mais aussi de la justice, qui mettra chacun en position de reconstituer un tel savoir. Et l’Autre qui critique le fait d’autre part en communiquant au critiqué la grâce que lui-même a reçue. D’où l’efficace de la critique. Critique qui est bien critique interne, immanente, mais interne et immanente à une identité nouvelle qui n’a pu venir que de l’Autre – en quoi elle est quand même critique externe, transcendante."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT
CONTRAT, Autonomie, Contrat social, Finitude, ROUSSEAU, MARX
CONTRADICTION, Parole, Autre, Inconscient
Le premier stade du paradoxe est la contradiction, puisqu'il s'agit de s'opposer à une soi-disant vérité, niant la finitude radicale, pour en proposer une autre qui, justement ne soit pas purement formelle ou convenue, mais existentielle : il s'agit d'un acte authentique, toujours d'abord refusé. Pour cette raison la source de la contradiction essentielle ne saurait être que l'Autre, l'Autre absolu, et puisqu'elle survient comme parole, parole pure (ou pure signifiance), elle ne saurait être que celle du Fils engendré. Ajoutons qu'il faut la grâce de cet Autre pour que la contradiction soit, non seulement formulée, mais solutionnée ; il faut que l'Autre absolu se retire d'une certaine façon, afin de laisser l'existant accueillir la contradiction, et réaliser son oeuvre, métaphorique, de substitution. Encore faut-il que la vérité nouvelle puisse se déployer jusqu'à l'objectivité, ce qui représente le but de la conscience, mais seulement lorsque l'inconscient, comme parole Autre et contradiction pure au niveau du sujet, a été entendu et analysé (ce qui ne serait pas possible si l'Autre inconscient ne dispensait pas sa grâce, en se faisant lui-même non-sens et non pensée, en se faisant objet).
CONNAISSANCE, Oeuvre, Occasion, Objectivité
Celui qui affirme l'existence suppose certes une oeuvre primordialement vraie, celle de l'Autre absolu, mais il exclut d'abord de poser son oeuvre propre en toute objectivité. Or il n'y a pas d'autre moyen de poser et de confirmer l'oeuvre primordiale que d'y répondre (et d'en répondre) par son oeuvre propre - laquelle recrée de quelque manière la consistance de l'oeuvre antérieure. C'est ainsi seulement que l'oeuvre devient connaissance. Et c'est ainsi que s'accomplit l'occasion, seulement quand l'oeuvre est posé dans son objectivité.
CONNAISSANCE, Individu, Autre, Messie
L'individu est le principe subjectif de toute connaissance vraie. Car se vouloir individu, c'est affirmer son identité dans son unicité, et donc en faisant l'épreuve de la finitude, s'arracher aux lois ordinaires de ce monde. L’identité est l’acte de la connaissance, tandis que la chose est ce qui est à connaître, à travers l'oeuvre, et ce dans quoi s’accomplit la connaissance. L'oeuvre est connaissance dès lors qu'elle s'ouvre aux autres oeuvres, qui la précèdent, d'abord celle de l'Autre absolu, la création, ensuite toutes celles, humaines, avec lesquelles elle accepte d'entrer en dialogue. La reconnaissance pour son oeuvre, l'individu ne l'obtient pas immédiatement, c'est pourquoi dans ce chemin vers l'autonomie il est porté par la grâce qui lui permet d'anticiper cette reconnaissance - pour peu, une nouvelle fois, qu'il s'ouvre aux autres, qu'il accepte la grâce qu'ils peuvent lui communiquer. Mais l'existant préfère s'attacher, tout d'abord, à des formes de connaissance moins exigeantes. Il peut notamment choisir la connaissance empirique (scientifique et positive) en s'identifiant au sujet transcendantal en vigueur, avec ses maîtres et ses modèles socialement établis, dans le but de "produire" (non de créer) et surtout de "capitaliser" des connaissances utiles. Cette connaissance exclut toute relation à l'Autre comme tel, toute épreuve de la finitude radicale, et ne permet pas de créer l'oeuvre-chose dans son unité ; le travail de l'individu est toujours sacrifié à des fins collectives, monnayables, capitalisables. A contraire s'il accepte l'existence, et avec elle le principe d'une connaissance vraie, absolue, le sujet doit d'abord supposer cette connaissance à l'Autre absolu, et que cet Autre donne toutes les conditions à tout Autre pour y accéder à son tour. Mais, à cause de la finitude, il faut supposer également l'intervention en personne de cet Autre, par la médiation de son Fils incarné (c'est toujours d'un fils dont est attendue l'accès à la connaissance et au-delà la rédemption, ce fils initialement rejeté du microcosme sexuel parental - la fameuse "scène primitive") ; c'est pourquoi le Fils de l'Homme ne saurait être, d'abord et en même temps, que le Fils de Dieu. La connaissance vraie revêt donc, inévitablement, une portée messianique, puisqu'elle doit préparer, par l'instauration d'un monde juste, le retour du Messie.
CONNAISSANCE, Existence, Sens, Inconscient
La connaissance porte sur le particulier externe, même si elle en tire de l'universel, et elle est toujours oeuvre particulière, certes tournée vers l'universel. Affirmer l'existence, c'est donc toujours viser une connaissance particulière, mais aussi essentielle. En effet en posant l'extériorité de l'Autre absolu, aussi bien que son identité, l'existant suppose sa propre extériorité séparée et la possibilité de l'exposer dans son oeuvre propre, ayant alors valeur de connaissance. Mais la pensée de l'existence juge d'abord inconciliables l'existence, vécue authentiquement, et l'extériorité objective de la connaissance, sans se rendre compte que l'existence soi-disant authentique n'est alors que le reflet idéaliste et donc la continuation complaisante du monde social, avec son faux savoir écrasant. C'est en affirmant l'inconscient, en plus de l'existence, que l'on peut éviter le piège de l'idéalisme et parvenir à une connaissance objective. Seule la science de l'inconscient laisse place au non-sens constitutif de l'existence, et lui donne un sens finalement à la (dé)mesure du sens que l'Autre absolu a donné à son Oeuvre. A la condition de s'identifier, dans son oeuvre, à cet Autre absolu, l'oeuvre peut délivrer un sens qui soit connaissance essentielle et universelle.
CHRIST, Oeuvre, Sujet social, Condition
"L’œuvre du Christ est l’œuvre par laquelle sont, à l’homme comme sujet social, redonnées les conditions qu’il avait perdues en se laissant entraîner dans le monde sacrificiel, redonnées pour qu’il s’affronte maintenant jusqu’au bout, dans son œuvre propre, à la finitude radicale... L’œuvre du Christ ne s’accomplit certes que lors du Jugement dernier, quand il revient en gloire pour juger les hommes – et pour les juger à la mesure de leurs œuvres, qu’ils auront accomplies dans l’attente de la venue du Christ-Messie ou de son retour, et qui sont d’abord, pour chacun, l’œuvre qu’aura été sa vie. Mais l’œuvre du Christ commence par ouvrir aux hommes l’espace social de leurs œuvres propres – avec, à chaque fois, à la pointe de ces œuvres, l’œuvre des œuvres qu’est l’histoire et, en elle, l’institution de la communauté juste."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT
CHOSE, Oeuvre, Commerce, Connaissance
"Cette chose vraie ou œuvre, l’existant ne peut s’y rapporter, et la saisir comme occasion pour son œuvre propre, pour la connaissance, que s’il se veut lui-même une telle chose vraie. Et donc s’il s’arrache à son rencoignement initial de chose fausse, close sur soi, mélancolique, et s’il s’établit en relation avec cette chose vraie qui est occasion. Ce qui caractérise le commerce. De même que l’intérêt montre qu’on a saisi l’occasion, de même le commerce est ce qui fournit, qui offre des occasions à saisir. De même que la connaissance dans son acte, l’identité, ne peut aller jusqu’au bout d’elle-même que dirigée par l’intérêt – et si l’existant s’est intéressé à l’Autre qui toujours déjà s’intéresse à lui et duquel vient l’identité –, de même la connaissance dans ce par quoi elle s’accomplit, la chose, ne peut aller jusqu’au bout d’elle-même que déployée par le commerce – et si l’existant s’est établi dans le commerce des choses existantes et s’y est fait lui-même chose."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT
AMOUR, Sujet social, Christ, Psychanalyste, SOCRATE
Socrate, le Christ, le psychanalyste : ce sont les trois figures historiques dont on peut attendre qu'elles fassent advenir l'amour dans le monde social, parce que dans les trois cas ce n'est pas seulement un amour abstrait qui est donné, mais bien toutes les conditions pour qu'il devienne réalité. Socrate aime le disciple : il lui dispense d'abord sa grâce, en tant que maître, par sa déclaration de non-savoir. Il lui transmet ensuite l'élection, à charge pour lui d'entrer à son tour dans le dialogue et de surmonter la contradiction pour accéder au savoir et à cet objet précieux - objet d'amour autant que de désir - qu'est la sagesse. Certes, en raison de cette élection même et de la nature de cet objet, sagesse et amour ne seront pas accordés effectivement à tous, et la philosophie doit prendre acte de son incapacité à instituer, seule, un monde juste. Le Christ aime le disciple : il dispense sa grâce d'Autre absolu au disciple et à tout homme en tant que sujet social, prêche l'amour du Prochain et l'exigence de justice pour tous, mais bien sûr il ne peut faire que tous soient égaux devant l'élection que cette grâce implique, aussi le christianisme doit-il prendre acte de son échec à réaliser la justice sociale dans le monde. Le psychanalyste aime le patient ...même si c'est le patient qui éprouve l'amour de transfert (à quoi ne se résume pas l'amour) mais c'est l'analyste qui transfère premièrement, qui donne l'amour depuis le lieu qu'il occupe réellement, et inconsciemment, celui de la Chose. En tout cas il dispense au patient cette grâce de lui supposer un inconscient comme lieu de la vérité, mais aussi - là réside l'élection - il lui offre de devenir un sujet individuel (et pas seulement un sujet social) ayant à conquérir son autonomie. Et donc, une fois de plus, il n'appartient pas directement au discours analytique de réaliser la justice sociale, il reviendra toujours à la philosophie - maintenant inspirée par la psychanalyse - d'enseigner, pour qui veut l'entendre, l'amour, la justice, et cette fois explicitement la reconnaissance de l'individu véritable.
AMOUR, Vérité, Altérité, Désir
Si, dans son acte, le sacrifice est renonciation, c’est par et dans l’amour qu’il s’accomplit. Il faut proclamer l'amour pour s'assurer que la relation à l'Autre impliquée dans la renonciation ou encore que l’altérité présente dans l’immédiateté, soit le désir, recevra bien vérité aux yeux de tous, puisque désir et en même temps vérité définissent l'amour. Car dans l'amour le désir est non seulement présent mais réellement accompli, dès lors que l'objet aimé désire à son tour, et réaffirme non simplement le désir tourné vers l'objet mais l'amour de l'Autre comme tel présent dans l'objet. Car le propre du vrai amour est de donner à son objet toutes les conditions pour advenir au même désir et au même amour. Paradigmatiquement, c'est l'amour de Dieu pour la créature par l'intermédiaire du Fils engendré, amour dont le Fils témoigne à son tour en donnant sens à la création, ce qu'il accomplit en donnant son propre amour à l'homme, lequel aime Dieu en retour, et décisivement son Prochain...
ALTÉRITÉ, Révolution, Discours du clerc, Identification
"Ce qu’il faut à l’existant, c’est certes poser la révolution voulue vraie, et donc s’affirmer identité aux yeux de l’autre homme, occuper à ses yeux la place du maître qui ordonne le monde. Mais c’est aussi, en même temps, poser comme essentielle la relation à l’autre homme, au point que l’identité provienne de cette relation. C’est poser en même temps identité et relation. C’est donc poser l’altérité, puisque telle est sa définition. Altérité qui est certes supposée par la révolution, mais qui doit être maintenant, non seulement posée comme telle, mais recréée comme telle, pour donner au discours du clerc qui se réclame de la révolution, sa vérité objective."
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007
ALTERITE, Discours du clerc, Philosophie, Identité
"La philosophie que Platon a introduite à partir du dialogue socratique, et en voulant poser comme tel le savoir que vise ce dialogue, a au cœur d’elle-même l’altérité. Elle est altérité, ouverture aux objections de l’Autre dans le dialogue, mais aussi identité qui vient, comme nouvelle, de cet Autre et de laquelle on devra repartir (pour le savoir) – altérité et identité qui font l’existence ; et elle est savoir vers quoi dirige cette existence."
ALTERITE, Aliénation, Maître, Finitude
L'altérité dans le monde ordinaire se présente sous une forme tronquée, qui pour être fausse n'en est pas moins réelle, objectivement et subjectivement : c'est la relation aliénante à un Autre absolu identifié au maître, qui réduit le sujet au rang de serviteur, qui empêche l'épreuve de toute finitude radicale. L'Autre ne peut pas, dans ces conditions, apparaître comme vraiment Autre, celui qui s'adresse au sujet comme à son Autre : il ne dispense qu'une altérité faussée, même si lui-même fait bien référence à un Autre absolu, sinon il ne serait pas le maître.
ALIENATION, Religion, Scène primitive, Séparation, LACAN
On peut qualifier de "religieuse" l'aliénation fondamentale qui constitue l'une des deux opérations par lesquelles le sujet se réalise dans sa relation à l'Autre, la seconde étant la séparation. Si la "réalité psychique" même au sens de Freud est "religieuse", selon Lacan, c'est dans la mesure où elle est suspendue à une première articulation signifiante perçue (faussement) comme totale et complémentaire, celle du couple parental, avec pour signifié un rapport sexuel supposé parfait dont l'enfant ne peut que se sentir exclu (c'est la fameuse "scène primitive"), rejeté au titre de déchet sacrifié. De là le sens en quelque sorte inné, la fascination universelle et pérenne de l'être humain pour le sacrifice en général, en tant que noyau dur de l'aliénation religieuse.
ALIENATION, Révolution, Altérité, Objectivité
Avec les révolutions socialistes et le totalitarisme, le XXè siècle aura été le témoin d'une "aliénation de la désaliénation elle-même" comme le dit Levinas, prouvant par là-même ce qu'elles niaient farouchement, à savoir le caractère inéliminable de l'aliénation. Cela parce que l'aliénation a été ramenée à sa seule dimension sociale, elle n'a pas été vue dans son caractère essentiel, comme constitutive de la finitude humaine. On a voulu lui substituer une identité mythique à "retrouver", à "libérer", celle d'un "moi" déjà là (quelque soit le nom qu'on lui donne), exactement comme chez Hegel. A l'inverse la pensée de l'existence, celle de Levinas notamment, sous-estime trop l'enjeu politique de l'aliénation, comme elle efface trop vite la perspective d'une identité en général : « Unicité sans intériorité, moi sans repos en soi, otage de tous – homme sans identité » écrit Levinas. Même chose chez Lacan avec sa conception d'un Autre sans Autre, qui en ne reconnaissant pas, pour le sujet, la possibilité de se faire l'Autre de l'Autre, d'en retirer identité et objectivité, rend impossible toute désaliénation sociale.
ALIENATION, Révélation, Discours psychanalytico-individuel, Discours philosophico-clérical
Pour surmonter l'aliénation ordinaire - tout en la reconnaissant dans sa forme minimale qu'est la sexualité, au niveau du sujet individuel - l'existant doit s'installer dans le discours de l'individu (ou psychanalytico-individuel). Mais affirmer l'altérité vraie n'est possible qu'en passant par la Révélation, qui au demeurant fait la vérité de chacun des grands discours. Or c'est plus particulièrement la fonction du discours du clerc (ou philosophico-clérical), qui se tient à la place de l'Autre, d'instaurer la justice ou la concorde entre les différents discours, de proclamer la révolution vraie dans l'esprit même de la Révélation, tout en reconnaissant l'aliénation dans sa forme minimale, soit le capitalisme, au niveau du sujet social.
ALIENATION, Révolution, Existence, Société, MARX
L'aliénation pour Hegel est le processus nécessaire par lequel l'esprit absolu s'incarne et se perd, dans un premier temps, dans la conscience humaine, pour mieux se ressaisir et se comprendre lui-même. Aliénation purement formelle et de type religieuse dénoncent les jeunes hégéliens et Marx en particulier, lequel souligne le caractère avant tout social et économique de l'aliénation et en appelle à la révolution pour permettre une autonomie réelle. Mais l'inconséquence de Marx, au regard de l'existence, qu'il suppose et reconnait pourtant - au moins formellement, au titre de l'individu concret disposant de sa force de travail - est d'ignorer les conséquences encore plus aliénantes et totalitaires d'une révolution prétendant nier l'aliénation dans son principe. Comme si pour penser l'existence il ne fallait pas en même temps reconnaitre le caractère radical et inévitable de l'aliénation, comme sujétion à l'Autre en général (et d'abord à l'Autre absolu), justement pour la vaincre - autant que possible, mais jamais totalement - comme prétendue justification du pouvoir (laquelle doit revenir au droit).