Avec les révolutions socialistes et le totalitarisme, le XXè siècle aura été le témoin d'une "aliénation de la désaliénation elle-même" comme le dit Levinas, prouvant par là-même ce qu'elles niaient farouchement, à savoir le caractère inéliminable de l'aliénation. Cela parce que l'aliénation a été ramenée à sa seule dimension sociale, elle n'a pas été vue dans son caractère essentiel, comme constitutive de la finitude humaine. On a voulu lui substituer une identité mythique à "retrouver", à "libérer", celle d'un "moi" déjà là (quelque soit le nom qu'on lui donne), exactement comme chez Hegel. A l'inverse la pensée de l'existence, celle de Levinas notamment, sous-estime trop l'enjeu politique de l'aliénation, comme elle efface trop vite la perspective d'une identité en général : « Unicité sans intériorité, moi sans repos en soi, otage de tous – homme sans identité » écrit Levinas. Même chose chez Lacan avec sa conception d'un Autre sans Autre, qui en ne reconnaissant pas, pour le sujet, la possibilité de se faire l'Autre de l'Autre, d'en retirer identité et objectivité, rend impossible toute désaliénation sociale.
"Et c’est toujours cette altérité pure au-delà de toute identité qui s’exprime chez Lacan dans sa formule bien connue qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Or n’est-ce pas en excluant de pouvoir jamais poser comme telle l’altérité vraie qu’on conforte le plus définitivement la prise dans l’aliénation ordinaire, et donc le monde sacrificiel ? Ne faut-il pas au contraire poser malgré tout l’altérité dans toute sa vérité, en tant qu’elle met chacun en situation, comme identité et autonomie, de reconstituer l’objectivité vraie et qu’elle ouvre à la révolution et à l’institution, à partir de là, du monde juste ?"
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007