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CULPABILITE, Choix, Finitude, Moi, KIERKEGAARD

Kierkegaard met en avant l'ineffaçable culpabilité du sujet : quand bien même celui-ci aurait fait le choix essentiel, appelé en ceci par l'Autre absolu, il lui serait impossible de proclamer un quelconque accomplissement objectif du choix, le libérant de la culpabilité - cela reviendrait simplement à nier la finitude. "Même au moment où la tâche est assignée, il y a déjà du temps perdu", écrit Kierkegaard : il faut partir d'un tel "devenir-coupable" pour réaliser que le seul choix authentique devant l'existence, le seul choix personnel, est précisément le choix de la culpabilité ("ce n’est qu’en me choisissant comme coupable que je me choisis moi-même"). Position que le métaphysicien ne saurait seulement entendre, lui qui ramène la finitude à une faiblesse temporaire, lui qui suppose une culpabilité (devant le savoir, ou devant l'idéal) seulement chez le disciple, nullement de la part du maître. Par ailleurs il ne suffit pas de critiquer la fausse culpabilité, celle du ressentiment, pour accéder à l'autonomie de l'existence, comme le voudrait Nietzsche - lequel se laisse entrainer à une nouvelle dissimulation de la culpabilité, et à une tentation sacrificielle. Freud, de son côté, a bien vu une culpabilité inéliminable liée à l'amour (universel) pour le père, mais seulement par ses effets indésirables : agressivité, névrose, etc., comme s'il était possible, pour un moi "théoriquement" sain, de les évacuer (rien d'autre que l'idéal scientiste). La clairvoyance de Nietzsche comme de Freud aura été de montrer que toute culpabilité fausse cherche à se dissimuler, à dériver vers des pratiques sacrificielles douteuses ; leur aveuglement aura été de nier à leur tour la culpabilité vraie, constitutive, celle que cherchent précisément à dissimuler les formes inessentielles et dérivées de culpabilité.


"Car qu’est-ce qui permet cette dissimulation ? Nietzsche l’a montré, et Freud l’a redit après lui : le monde social, le fait que plusieurs ont la même culpabilité (fausse) et qu’ils s’en défont sur la victime du sacrifice. Tant que n’est pas dénoncé, dans un monde social nouveau, le jeu de la culpabilité ordinaire (fausse), tant que la culpabilité constitutive n’est pas reconnue socialement, la dissimulation de la culpabilité se maintient.
JURANVILLE, 2000, ALTER"

CREATION, Mélancolie, Absolu, Autonomie, KIERKEGAARD

La création est l’acte par lequel l’être fini transforme sa finitude en autonomie et en vérité, recréant un absolu à partir de lui-même. Cette création est issue de la mélancolie, elle-même causée par le Bien. La mélancolie pousse l’être fini à désirer le savoir, à participer à l’Œuvre de la Création. Mais il existe deux formes de mélancolie : la vraie mélancolie, féconde, qui mène à la création et à un savoir absolu, et qui doit être supposée à tout créateur y compris au créateur suprême (car il attend que son oeuvre soit confirmée par sa créature) ; la mélancolie fausse, stérile, où le sujet se replie sur un faux absolu, une Chose close sur elle-même, refusant la relation et la finitude — ce que Kierkegaard appelle le "démoniaque". Kierkegaard reconnaît une mélancolie sublime, tournée vers une grande idée, mais refuse d’en faire la base d’un savoir absolu, craignant qu’on nie ainsi la finitude humaine. Or refuser d’objectiver la création et le savoir, c’est paradoxalement tomber dans la mélancolie fausse que Kierkegaard dénonce. Par ailleurs la création, troisième temps de l'analyse de la mélancolie, correspond à la troisième preuve de l'existence de Dieu chez Descartes, celle qui établit Dieu comme cause première absolue et l'être fini comme cause absolument libre, capable de devenir créateur.


"Reste que, si l’on n’affirme pas ainsi la création – ce que le sujet d’abord ne fait pas, ce que la pensée de l’existence ne fait pas non plus –, la mélancolie ne peut plus avoir la vérité que nous avons dite : susciter le désir du savoir et entraîner jusqu’à la constitution effective d’un « savoir absolu ». Et que proclamer le désir d’un tel savoir relève bien alors d’une mélancolie, mais de la mélancolie courante, fausse, celle que fait apparaître et dénonce Kierkegaard, chez Hegel, mais aussi au cœur de tout sujet existant. Pareille mélancolie résulte certes toujours de l’exigence venue de l’Autre absolu, du Bien, de s’affronter à la finitude. Elle est souffrance à la finitude. Mais souffrance qui tend à se fausser – au point, éventuellement, de ne plus se percevoir. Comment se fausse-t-elle ? En rejetant l’absolu vrai. Et en s’en fabriquant un faux, auquel le sujet s’identifie. Identification psychotique, mais selon une psychose pathologique. À la Chose, mais comme fausse, close sur soi, excluant toute finitude et toute relation. De cette Chose, le savoir anticipatif du monde commun, de même que ses prolongements métaphysique et empiriste, est alors la forme la plus décisive. C’est ce rejet, cette clôture sur soi, que Kierkegaard décrit sous le nom de démoniaque. « Le démoniaque, dit-il, est l’angoisse du Bien. »"
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

CONTRADICTION, Identité, Autre, Existence, KIERKEGAARD

La pensée de l’existence oppose à la conception hégélienne une contradiction radicale, rencontrée par le sujet dans son mouvement vers l’objet, qui détruit l’espace du savoir et toute identité anticipative. Car il s'agit d'une contradiction inhérente à l'existence même. Le sujet fini ne peut résoudre cette contradiction seul et doit se tourner vers l’Autre, lieu de l’identité vraie. Avec les conditions données par l’Autre, le sujet peut ensuite la résoudre, car l’Autre veut la contradiction pour sa relation au fini et son mouvement créatif. Selon Kierkegaard, l'affirmation d'une contradiction radicale (qu'il nomme "paradoxe") caractérise la sphère religieuse - pas de contradiction dans la sphère esthétique, seulement une contradiction interne au sujet dans l'éthique. Cependant, la pensée de l’existence exclut que cette contradiction et l’identité vraie puissent être posées dans un savoir. A partir de là on ne voit pas comment la contradiction, pour le sujet social, pourrait cesser d'être perçue seulement comme terreur et sacrifice.


"En refusant qu’à partir de la contradiction éprouvée par le fini, et grâce à l’Autre qui s’y manifeste, un savoir nouveau puisse advenir, la pensée de l’existence ne rejoint-elle pas ce qui fait le fond de la conception commune ou métaphysique ? Ne rejoint-elle pas l’image d’un Autre absolu tout-puissant qui ne voudrait pas pour lui, comme Autre vrai, la contradiction dans sa relation au fini comme son Autre, mais qui, lui-même hors contradiction, vouerait, comme Autre faux, le fini à une contradiction sans vérité, destructrice de toute identité, et de tout être, à la contradiction devenue terreur sacrificielle ? Nous verrons plus loin que la terreur est elle-même, face à la contradiction comme négation de l’essence, négation de l’être."
JURANVILLE, 2000, JEU

COMMUNAUTE, Individu, Hétéronomie, Totalité, MARX, KIERKEGAARD

Totalité et hétérogénéité définissent la communauté et les deux sont exigibles afin d'y établir la justice. Mais les partisans radicaux de l'hétérogénéité, au nom de l'existence, comme ceux de la totalité, au nom de la justice sociale, refusent cet effort dialectique de conciliation. Pour Kierkegaard, "il n’y a jamais de lutte que celle des individus ; car le propre de l’esprit, c’est justement que chacun soit un individu devant Dieu", et l'idée même de communauté apparaît comme la négation même de l'existence et de l'hétéronomie vraie, avant tout religieuse et personnelle. Marx, inversement, dénonce la fausse hétéronomie de l'individualisme bourgeois, et en appelle la "communauté réelle" des "individus complets" (non aliénés).


"Ce qu’il faut donc, si l’on veut aller jusqu’au bout de l’affirmation de l’existence, c’est poser à la fois, d’une part, avec Kierkegaard, l’hétéronomie vraie, toujours religieuse et, d’autre part, avec Marx, la totalité juste, certes sociale et politique, qu’implique cette hétéronomie."
JURANVILLE, 2000, EXISTENCE

CHRIST, Passion, Amour, Grâce, KIERKEGAARD

Dans son affirmation fervente de la vérité du christianisme, Kierkegaard insiste tout particulièrement, voire exclusivement, sur la Passion du Christ (tout en négligeant l'Incarnation et la Résurrection), parce qu'elle se situe au choeur de l'épreuve existentielle du croyant : celui-ci en effet, dans la souffrance et la renonciation à soi, se confrontant avec la finitude, se dispose au mieux à recevoir la grâce et l'amour divins. La fonction sotériologique de la Passion s'avère centrale, la mission du Christ étant bien de sauver l'humanité, de la délivrer du péché. C'est en ceci que le Christ n'est pas un maître à la manière de Socrate, qui engage le disciple à découvrir - au moyen de la réminiscence - le savoir en lui ; la vérité que le croyant est appelé à découvrir, c'est la présence du péché en lui, afin de s'en délivrer, en laissant advenir non pas le savoir mais l'Amour. Si le disciple de Socrate imite son maître de même que ce dernier reconnait et confirme son propre savoir à travers celui du disciple, l'imitateur du Christ dans la Passion reçoit bien l'amour divin en partage, mais cette fois c'est une vérité et une identité nouvelles (une "nouvelle vie" littéralement) qui lui sont données, tout à fait imprévisiblement et unilatéralement, car le dieu n'en avait nullement besoin pour "se connaître" lui-même. La grâce divine établit bien une sorte d'égalité, dans la renonciation, entre le créateur et la créature, mais cette égalité s'arrête à l'individu dans son face à face avec Dieu, et Kierkegaard rejette toute perspective théologico-politique, toute possibilité de convertir la vérité en savoir et l'amour en justice sociale.


"« Le dieu n'a pas besoin de disciple pour se comprendre lui-même. Mais, s'il se meut lui-même et non par besoin, qu'est-ce qui le meut, sinon l'amour ? » (MPh, 72). Amour qui vise l'amour venant, en retour, du disciple, et donc l'égalité (« La préoccupation du dieu est de rétablir l'égalité. Faute d'y réussir, l'amour serait malheureux » MPh, 77). De sorte que le maître divin doit, pour libérer le disciple de l'enchantement et ravissement devant lui-même comme idole, s'abaisser lui-même, se faire simple serviteur. Grâce dispensée par ce maître au disciple qui aura à « recevoir dignement la grâce [ainsi] offerte à tout homme imparfait, c'est-à-dire à chacun de nous » (ECh, 67). Grâce qui lui ouvre la voie pour devenir « homme nouveau », pour re-naître » (MPh, 60 sq). Et cela en aimant à son tour, en ayant foi en ce Dieu qui ne peut pas se communiquer directement et qui doit d'abord susciter le scandale et le rejet : « Il lui faut exiger de devenir objet de foi. Sinon, il devient une idole » (ECh, 131). La Passion du Christ est, à partir de là, non pas à admirer, mais à imiter par l'existant comme sujet individuel. Et cela en s'affrontant à la finitude radicale ou péché, et dans les autres qui le menacent de violence sacrificielle, et en lui-même qui tend à être complice de cette violence. Epreuve de renonciation à soi, à l'identité qu'on s'était fabriquée : « Renonce à toi-même et souffre pour cette raison : tel était le christianisme ». Mais certes épreuve dans laquelle on advient à une nouvelle identité, celle de l'individu qu'est l'homme nouveau : « Au sens chrétien, il n'y a jamais de lutte que celle de l'individu ; car le propre de l'esprit, c'est justement que chacun soit un individu devant Dieu, de sorte que la communauté est une détermination inférieure à celle de l'individu que chacun peut et doit être » (ECh, 108, 174 sq, 188 et 197)."
JURANVILLE, 2019, FHER

CHOIX, Ethique, Temps, Aliénation, KIERKEGAARD

La philosophie de l'existence pose, non seulement le choix comme essentiel, mais l'identité du choix et de l'éthique. Ainsi pour Kierkegaard, « le fait de choisir est une expression vraie et rigoureuse de l’éthique ». La détermination du bien et du mal vient en second, sachant que l'existant choisit d'abord le mal, dans l'espoir justement d'échapper au choix, de renoncer à la contradiction du bien et du mal. Ainsi dans le phénomène de l'aliénation, dégagé par la psychanalyse, un choix est bien présupposé (puisque le sujet s'y constitue comme tel, outre le phénomène de la séparation), liant le sujet à l'Autre, mais de telle sorte qu'il soit empêché d'agir. Du côté de Kierkegaard, c'est la sphère esthétique qui illustre le non-choix, ou plutôt l'indifférence au choix. A contrario, dans le temps réel où s'effectue le choix, en ce point d'éternité, surgit une vérité que le sujet aura la responsabilité de pérenniser, en répétant, en confirmant le choix.


"Un tel choix essentiel est certes inconcevable pour la métaphysique. Comment pourrait-il y avoir place pour un choix essentiel, là où tout ce qui est va naturellement, nécessairement vers son bien, et où le choix ne peut donc porter que sur les moyens ? C’est ce que dit clairement Aristote : « Le souhait porte plutôt sur la fin, et le choix, sur les moyens pour parvenir à la fin. » Le choix est, au contraire, dégagé comme choix essentiel par la pensée de l’existence. Choix de la fin, et non plus des moyens. Car le sujet existant ne va pas naturellement vers le bien, fût-ce d’abord en se trompant dans la détermination de ce bien ; il commence par le rejeter. C’est Kierkegaard qui, le premier, a ainsi présenté le choix – il parle lui-même de « choix absolu ». Un tel choix se caractérise d’abord, pour lui, par la gravité de l’instant où il est effectué. Gravité qui tient à l’épreuve de ce que nous appelons le « temps réel », à l’imprévisible du choix qui sera fait, et aux conséquences du non-choix."
JURANVILLE, 2000, ALTER

BONHEUR, Eternité, Sens, Plaisir, KIERKEGAARD

De même que dans le plaisir le sens vient au sujet (toujours de l'Autre) et se fige dans l'instant, dans le bonheur le sens se donne et se présentifie dans l'éternité (c'est le sens de la formule de Kierkegaard selon lequel l'instant est "atome d'éternité"). Mais contrairement à la passivité du plaisir (qui va passer), il y faut, de la part du sujet, un acte d'acceptation pure qui donne sens au non-sens - ce qui est déjà l'éternité en acte.


"Comment peut-il y avoir, pour le fini, présence du sens, bonheur ? Lui-même s’éprouve pris, toujours d’abord, dans le non-sens. Le sens, le sens vrai, doit lui venir de l’Autre. Et il lui vient ainsi dans l’instant, comme nous l’avons vu à propos du plaisir. Mais, si le sens doit alors être éprouvé comme présent, et non plus comme voué à passer, il faut que, face au non-sens qui va revenir, le sujet d’emblée accomplisse un acte qui y donne sens, un acte d’acceptation pure...  Et, bien plus – ce que ne dit pas Kierkegaard –, l’acte d’acceptation pure, qui fait entrer le sujet dans l’éternité, est déjà lui-même l’éternité. C’est donc comme éternité que se donne le bonheur."
JURANVILLE, ALTER, 2000

ANGOISSE, Sens, Liberté, Foi, KIERKEGAARD

Si l'angoisse peut être assimilée, selon Kierkegaard, à une "école", une école de l'existence en ce sens qu'elle permet la liberté, elle favorise à la fois la quête de sens (à partir du non-sens) et la tentation du non-sens (cette fuite face à la finitude qu'est le péché). Toutefois, elle ne serait pas formatrice et ne permettrait jamais de vaincre le désespoir si le sens n'était pas déjà établi en l'Autre, l'Autre absolu, c'est-à-dire si le sujet n'avait pas reçu la foi. Mais Kierkegaard s'en tient à la position du sens nouveau, que libère l'espérance, sans aller jusqu'à poser l'objectivité du savoir construit à partir de ce sens.


"Le sujet peut en venir, avec la pensée de l’existence, à reconnaître l’angoisse, la liberté réelle comme angoisse. À la reconnaître, contre la dissimulation qui en est faite d’abord dans la sexualité et, finalement, dans le commun monde sacrificiel, et le savoir anticipatif propre à ce monde. Du fait même de cette reconnaissance, le sujet, comme la pensée de l’existence, suppose alors que sens est donné, par le fini, et non seulement par l’Autre absolu, au non-sens qui se répète. Il peut même avoir l’idée que, par l’angoisse ainsi reconnue et assumée, on accède à l’objectivité et au savoir vrais. Mais il exclut en tout cas, et la pensée de l’existence exclut, que ce sens nouveau, cette objectivité, ce savoir, puissent se poser comme tels, ainsi que nous l’affirmons."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ANGOISSE, Péché, Liberté, Sens, KIERKEGAARD

Même si elle est la condition du péché, pour Kierkegaard, l'angoisse n'est pas causée directement par le désir et la conscience du péché, mais par la pure possibilité de la liberté, et par l'unicité marquée d'une ignorance radicale. L'alternative du bien et du mal, nullement anticipable, se présente après coup dans le temps réel : le péché consiste à s'enfermer - par choix - dans le non-sens, lequel ne nourrit pas l'angoisse mais au contraire la bouche, de même qu'il compromet la liberté, par soumission au fini et à la sexualité. Le bon choix, à l'inverse, consiste à reconnaître l'angoisse comme liberté qui se fuit, et donc à donner du sens à ce qui n'en a pas : pareil don rapproche la créature du divin.


"Qu’est-ce donc que l’angoisse, pour Kierkegaard ? Elle est « condition préalable du péché » et ne se comprend que par lui. Elle est suscitée dans l’être fini par la liberté. Par la possibilité de la liberté. Par une simple possibilité, qui n’est pas celle, pour Kierkegaard, d’une alternative déterminée entre le bien et le mal. C’est légitimement que Kierkegaard refuse de partir ici d’une telle alternative, parce que ce serait certes maintenir la supposition du savoir et, disons, perdre l’unicité – sans laquelle il n’y a plus d’angoisse. D’où son affirmation que l’angoisse n’a pas d’objet, ou que son objet n’est rien, ou encore est le rien."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ANGOISSE, Liberté, Grâce, Autre, KIERKEGAARD

La liberté est bien présentée comme cause de l'angoisse, par Kierkegaard, en ceci qu'elle ne reposerait que sur un pur possible, un "rien" présageant quand-même la réalité de l'esprit à venir. Ceci ne se comprend que si l'on définit la liberté comme immédiateté de la loi, mais la loi d'abord de l'Autre passant dans le sujet, et donc la liberté de l'Autre passant également dans le sujet : ce don de liberté définit la grâce en tant que le sujet la fait sienne effectivement, sous la forme de ce pur possible devant lequel il ne peut qu'éprouver l'angoisse. Pourquoi ? Parce que la première manifestation de cette liberté sera de se fuir elle-même, et parce qu'il faudra assumer devant l'Autre ce "péché" comme trahison au regard de la liberté, et au regard du don de l'Autre.

"Ce qui cause l’angoisse, pour Kierkegaard, c’est le rien (la finitude) de l’esprit. C’est un simple possible, non réalisé. Mais là, Kierkegaard le dit lui-même, le simple possible est déjà un réel, il est la réalité de la liberté. Pourquoi ? Si le simple possible de la liberté est déjà son réel, c’est parce qu’un tel possible est la liberté en tant qu’elle vient de l’Autre, en tant qu’elle est encore d’une certaine manière celle de l’Autre, et en tant que, cependant, le fini l’a déjà faite sienne. Parce qu’un tel possible est la liberté comme grâce, donnée par l’Autre et reçue de l’Autre. La grâce est ouverture d’un possible. Ouverture qui est déjà acte, acte réel, imprévisible, à la fois de l’Autre et du fini. Ouverture qui est déjà liberté."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ALTERITE, Identité, Objectivité, Autre, KIERKEGAARD

L'on peut affirmer que la pensée de l'existence - notamment kierkegaardienne - ne tire pas toutes les conséquences de l'altérité radicale, qu'elle suppose pourtant. Puisque si elle admet bien que le fini reçoit de l'Autre absolu toutes les conditions pour accéder à une identité renouvelée, à une existence authentique où il assumerait altérité et finitude, elle exclut, au nom même de la finitude, que cette identité puisse être posée objectivement et que cette existence se traduise par un savoir. Ainsi, au niveau de la "sphère esthétique", où le fini étant appelé à trouver un sens au sens-sens, où le recevant même il exclut de le reconstituer sans relâche dans l'épreuve de la finitude, et retombe finalement dans une identité immédiate et superficielle. De même encore au niveau de la "sphère éthique", où le sujet étant appelé à reconnaître sa relation constitutive à l'Autre, ainsi qu'à tout autre humain, où recevant même cette injonction il n'en assume pas la pleine responsabilité et en arrive, par sa passivité, à cautionner l'injustice. De même enfin au niveau de la "sphère religieuse", où le sujet étant appelé à accueillir l'Autre absolu, où lui reconnaissant sans doute une identité vraie et radicalement autre, reconnaissant donc l'altérité, il refuse de la poser de quelque façon objectivement dans le savoir, au nom de sa finitude radicale à lui.


"Certes, répondrons-nous à la pensée de l’existence, vouloir poser objectivement l’identité vraie supposée par l’altérité, c’est d’abord rejeter l’altérité et la finitude. Mais exclure, comme elle le fait, de pouvoir jamais poser ainsi une telle identité, c’est effectuer le même rejet, et de façon bien plus radicale parce que définitive. De sorte qu’il faut au contraire, si l’on veut affirmer l’altérité – et l’existence –, s’engager à poser objectivement l’identité supposée par cette altérité, avec l’idée que de l’Autre, de l’Autre absolu, viendront les conditions d’une telle objectivité, d’un tel savoir."
JURANVILLE, ALTÉRITÉ, 2000

IDENTITE, Altérité, Existence, Structure existentiale, KIERKEGAARD

Les fameuse "sphères de l'existence" selon Kierkegaard sont quasiment homologues aux "structures existentiales" (Juranville) déductibles de la théorie de l'inconscient, deux théories qui visent à établir la vérité de l'existence à l'aune d'une altérité radicale. Ces structures permettent de situer, et de formaliser, différents modes de l'identité avec l'existence, sachant qu'elles témoignent à chaque fois d'un évitement de la part du sujet pour poser cette identité avec toute l'objectivité requise du point de vue de l'Autre. D'abord le mode de la séparation avec la sphère esthétique, qui correspond à la structure perverse en psychanalyse. Ensuite celui du choix qui caractérise la sphère éthique, à laquelle correspond la névrose. Enfin la répétition, propose à la sphère religieuse selon Kierkegaard, à laquelle on peut faire correspondre la sublimation. Il existe une quatrième sphère pourtant écartée d'office par Kierkegaard, considérée comme impossible et hors existence puisqu'excluant par principe l'altérité : ce serait la métaphysique, stade de l'identité originelle avant toute relation, à laquelle il faudrait faire alors correspondre la psychose.


"Il y a bien, avec l’inconscient, une quatrième structure existentiale, la psychose. Structure décisive pour mener à son terme à chaque fois la position objective de l’identité supposée par l’altérité. Mais structure qui ne sera pas étudiée en propre ici, parce qu’elle est identification à l’identité originelle en deçà de la relation, et donc en deçà de l’altérité. Elle correspondrait, chez Kierkegaard, à ce dont il rejette la possibilité, à l’impossible « sphère métaphysique »."
JURANVILLE, ALTÉRITÉ, 2000

ALTERITE, Vérité, Identité, Finitude, KIERKEGAARD, LEVINAS

Poser l'altérité comme essentielle et comme vraie, pour l'existant, revient à admettre que sa propre identité en dépend (finitude), et même plus radicalement qu'il la reçoit (imprévisiblement) de l'Autre, à charge pour lui de se construire dans cette relation à l'Autre ; et aussi de renoncer à cette identité première, fantasmée comme autonome dans l'ignorance de l'Autre (finitude radicale, refus), qu'il croyait d'abord être sienne (illusion, aliénation). Ceci n'est possible que parce que l'Autre, en tant que vraiment Autre (altérité radicale), est toujours déjà tourné vers l'existant - de même que celui-ci toujours déjà le fuit et le fuira - lui donnant toutes les conditions (grâce, élection) pour se libérer, s'il le veut (liberté), de son enfermement initial, et pour reconstituer à partir de soi l'identité nouvelle. Kierkegaard a bien dégagé, contre le socratisme (voir extrait ci-dessous), la condition de la grâce, et Levinas de son côté parle de l'élection, également contre Socrate (le « Nul n'est méchant volontairement » s'inverse en « Nul n'est bon volontairement », radicalisant la finitude). Juranville ajoute (rectifiant Levinas) que l'élection place l'existant en position de responsabilité, non seulement dans la relation éthique vis-à-vis d'autrui, mais aussi devant la tâche politique et proprement philosophique de déployer l'objectivité du savoir que cette altérité et cette identité - en tant qu'également et absolument vraies - rend possible.


"C'est ce que dit Kierkegaard quand il oppose, d'un côté, la relation du disciple au Christ dans laquelle l'instant (le temps) est décisif : le maître alors « donne au disciple non seulement la vérité, mais aussi la condition pour la comprendre », il l'amène à se souvenir qu'il est la non-vérité [finitude radicale] et qu'il l'est par sa propre faute [liberté] ». Et, de l'autre côté, la relation du disciple à Socrate : « La vérité n'est pas apportée en lui, mais elle était en lui ». Et c'est ce qu'il suggère aussi quand il oppose la pratique socratique à la spéculation platonicienne : « Le socratique est d'accentuer l'existence et en même temps l'intériorité, le platonicien de suivre la réminiscence et l'immanence ». Or l'Autre comme tel, l'Autre en tant qu'il est le lieu de cette altérité essentielle, avant tout l'Autre divin, est en relation constitutive avec son Autre, l'existant, auquel, comme Kierkegaard l'a évoqué, il donne les conditions pour accéder à la vérité qu'll lui apporte. Ces conditions (avant tout la grâce) permettraient à l'existant de se libérer de sa finitude et de l'enfermement en elle et d'accueillir la vérité (et identité) nouvelle à lui proposée. Kierkegaard dit ainsi que « le secret de toute communication est de rendre l'autre libre », de faire de lui un Autre vrai, non pas celui qui reçoit d'un autre la vérité, mais celui qui la recrée à partir de soi."
JURANVILLE, UJC, 2021 

ABANDON, Foi, Objectivité, Autre, KIERKEGAARD

C'est d'abord l'Autre absolu qui, en s'abandonnant, accorde au fini les conditions - essentiellement la foi - pour accéder à la vraie autonomie et à l'objectivité absolue dans ses oeuvres. Car celui qui a la foi, en s'abandonnant à son tour au fini, et en lui redonnant toutes les conditions d'abord données par l'Autre absolu, peut être assuré que son oeuvre sera reconnue universellement. Mais s'abandonner aux autres, dans le monde ordinaire, sans s'abandonner d'abord à l'Autre absolu, ne permettra pas la reconnaissance des oeuvres individuelles par lesquelles des individus témoignent de leur foi, plutôt ces oeuvres seront-elles stigmatisées. Inversement celui qui s'abandonne à l'Autre absolu (à la manière de Kierkegaard) en refusant d'envisager l'abandon à tout autre et en déniant à celui-ci toute possibilité de parvenir à l'objectivité absolue, celui-là s'en tient au "paradoxe" et ne parvient pas non plus à l'autonomie absolue.

"À l’abandon ordinaire, qui permet certes d’accéder à l’objectivité reconnue dans le monde commun, mais qui est clôture sur soi du sujet fini et rejet, par celui-ci, de l’Autre absolu, la pensée de l’existence oppose un abandon vrai. Un abandon par quoi le sujet, contre l’autonomie illusoire où il s’enfermait, accepte sa finitude radicale, et s’abandonne, comme individu, à l’Autre absolu. Kierkegaard part de l’abandon traditionnellement attribué à la femme (« Son être est attachement, abandon, sinon elle n’est pas femme »). Cet abandon peut errer, s’arrêter à l’homme sans aller jusqu’à Dieu, transformer son objet en idole, comme Marguerite avec Faust. Mais, essentiellement, il dépasse tout Autre fini. Il est alors aussi bien masculin que féminin, abandon de la créature en général, où celle-ci, ayant renoncé au moi faux, trouve son vrai moi. Et Kierkegaard remarque d’autre part que l’Autre absolu lui-même, par le paradoxe, s’abandonne au fini. Certes Kierkegaard, comme toute la pensée de l’existence, accorderait que le fini, s’abandonnant à l’Autre absolu qui lui-même s’abandonne, reçoit alors de cet Autre les conditions pour assumer la finitude, et accède à l’autonomie réelle. Autonomie de la foi qui est le « tiers » par quoi « le disciple arrive à entrer en contact avec le paradoxe, quand l’intelligence se résorbe et que le paradoxe s’abandonne ». Kierkegaard accorderait même que le fini se heurte alors à l’objectivité réelle et vraie, celle du paradoxe, celle, pour Lacan, de l’objet « a ». Mais il exclut qu’on puisse, par-là, entrer dans un mouvement qui amène jusqu’à une objectivité absolue reconnue par tous."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

INDIVIDU, Christ, Solitude, Dieu, KIERKEGAARD

Selon Kierkegaard, le Sacrifice du Christ comme événement primordial de l’histoire appelle chacun à s’arracher à la tentation de la foule sacrificielle, et ainsi à se tenir, comme individu, seul "en face de Dieu".

Comme l’a dit Kierkegaard, l'individu est la « catégorie chrétienne décisive » – catégorie avec laquelle « la cause du christianisme subsiste et tombe », qui « reste le point fixe capable de tenir contre toute confusion panthéiste » et qui, auparavant, « n’a été utilisée qu’une fois, la première fois, avec une dialectique décisive, par Socrate, pour dissoudre le paganisme ». Pourquoi « catégorie chrétienne décisive » ? Parce que le Sacrifice du Christ comme événement primordial de l’histoire appelle chacun à s’arracher à la tentation de la foule sacrificielle, à s’identifier, comme le Christ l’a fait éminemment, à celui que cette foule ferait victime du sacrifice et, comme le Christ, à se rapporter, dans l’épreuve libre de la finitude, à l’Autre absolu comme Père. L’individu est alors, comme le dit Kierkegaard, « seul, absolument seul au monde entier, en face de Dieu ».
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Christ, Sacrifice, Histoire, KIERKEGAARD

De même que l'oubli, sublimation finie, conduit à sombrer dans la névrose pathologique en cas de refus du savoir, de même l'abandon, sublimation totale, conduit à sombrer dans la psychose pathologique, exactement pour la même raison, au lieu de poser la bonne psychose, celle qui accueille l'inconscient.

"L’oubli, ce qu’on joue, ce à quoi on joue, nous était apparu comme en soi sublimation finie, dans le cadre de la névrose, de la bonne névrose. Mais nous avons vu ensuite – réalité de l’oubli – que, si cette sublimation finie ne débouche pas sur le savoir, on retombe alors, en fait, dans l’ordinaire névrose pathologique. L’abandon, ce qui joue, ce par quoi on joue le jeu, vient de nous apparaître, lui, comme en soi sublimation totale, où la finitude est absolument revoulue. Or – réalité de l’abandon – si cette sublimation totale ne débouche pas sur le savoir, on reste alors pris en fait dans l’ordinaire psychose pathologique. Et si la sublimation totale peut s’accomplir effectivement et atteindre au savoir, au savoir philosophique, c’est pour autant qu’elle aura laissé venir en elle, et posé comme telle, la bonne psychose, celle qu’implique l’inconscient."
JURANVILLE, 2000, JEU

INDIVIDU, Existence, Finitude, Autre, KIERKEGAARD

Affirmant l'existence, notamment avec Kierkeggard, la pensée philosophique affirme en même temps l'individu et sa finitude radicale - soit la fuite devant cette même existence, de sorte que le salut pour l'individu, selon cette même philosophie, ne proviendrait que de sa relation à l'Autre absolu divin, à l'exclusion de toute possibilité de justice, d'autonomie, et de savoir objectif vrai. - Position que Juranville épingle comme l'"argument kierkegaardien", celui de la première pensée de l'existence, et qu'il condamne.

"Dès que la pensée philosophique en vient à affirmer l’existence, l’existence essentielle, elle en vient aussi à affirmer l’individu, l’individu essentiel, avec son unicité. Car elle affirme, en même temps que l’existence, la finitude radicale de cette existence. Elle affirme donc que l’existant toujours d’abord fuit son existence, et cela généralement en se laissant capter par le monde social ordinaire, avec ses maîtres et modèles, et son système sacrificiel. Face à quoi l’existant, d’après elle, ne s’affronte à l’existence qu’en se voulant, contre ce monde, individu. Ce qu’il ne pourrait faire, en tant que radicalement fini, que par ce qui lui vient de l’Autre absolu, et même de cet Autre comme Fils incarné dans le Christ. Mais l’existant tel que l’affirme alors la pensée philosophique, ici Kierkegaard, considère que proclamer, à partir de l’existence, un savoir nouveau et vrai, et donc le monde nouveau et juste que ce savoir permettrait d’instituer, ce serait pour lui une contradiction ; cela reviendrait à nouveau à contredire la finitude radicale, et fuir à nouveau son être d’individu."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Ethique, Christianisme, Judaïsme, KIERKEGAARD

Le savoir éthique issu du judaïsme laisse bien toute sa place à l'individu, en tant qu'il assume seul devant Dieu le "péché" de l'homme, mais il n'est confirmé que par le christianisme qui insiste sur l'arrachement que l'individu - à commencer par le Christ - doit consentir face à une communauté toujours hostile.

"On peut affirmer légitimement que le savoir éthique est issu du judaïsme en tant qu'il consiste dans l'appropriation, par l'homme, des commandements donnés au Sinaï. Cependant il ne peut apparaître dans sa portée universelle de savoir philosophique qu'avec le christianisme qui le montre comme ce par quoi il faut passer, et même qu'il faut reconstituer, si l'on veut devenir individu. Encore n'apparaît-il ainsi que quand le christianisme est rigoureusement assumé en philosophie par Kierkegaard avec l'affirmation de l'existence. Le judaïsme avait bien, dans le cadre de la communauté juste qu'il introduit, laissé toute la place à l'individu en tant qu'il assume son péché. Ainsi pour Rosenzweig « c'est l'individu comme tel qui se tient, dans sa singularité nue, devant Dieu, il se tient là tout simplement dans le péché de l'homme ». Mais c'est le christianisme surtout qui insiste sur ce terme parce qu'il le montre advenant contre la communauté, toujours d'abord sacrificielle. Rosenzweig parle bien de la « parfaite liberté de chaque individu dans l'Église », il n'évoque pas l'arrachement que l'homme doit accomplir pour devenir individu. Mais c'est Kierkegaard qui affirme clairement que « le Christ fut crucifié parce que, tout en s'adressant à tous, il ne voulut pas avoir affaire avec la foule, mais voulut être ce qu'il était, la vérité qui se rapporte à l'individu », à l'individu que chacun doit devenir."
JURANVILLE, UJC, 2021