L'altérité dans le monde ordinaire se présente sous une forme tronquée, qui pour être fausse n'en est pas moins réelle, objectivement et subjectivement : c'est la relation aliénante à un Autre absolu identifié au maître, qui réduit le sujet au rang de serviteur, qui empêche l'épreuve de toute finitude radicale. L'Autre ne peut pas, dans ces conditions, apparaître comme vraiment Autre, celui qui s'adresse au sujet comme à son Autre : il ne dispense qu'une altérité faussée, même si lui-même fait bien référence à un Autre absolu, sinon il ne serait pas le maître.
ALTERITE, Aliénation, Maître, Finitude
ALTERITE, Absolu, Autre, Sujet
L'altérité ne concerne pas seulement l'Autre en général, comme on pourrait le penser hâtivement, mais aussi le sujet. Car l'altérité de l'Autre réside bien dans sa capacité à être, effectivement, l'Autre du sujet, et à l'accueillir comme son Autre. De même, la relation du sujet à l'Autre ne serait que formelle s'il ne recevait pas de lui une identité nouvelle et donc sa propre altérité. Mais le sujet n'aurait d'abord aucune raison, aucune possibilité (étant donné sa finitude qui l'en détourne a priori) d'accepter cette grâce venant de l'Autre si cet Autre n'était pas, d'abord, l'Autre absolu ou divin. Un autre fini ne serait jamais suffisamment Autre. Ce qui ne doit pas empêcher le sujet de reconnaître un tel Autre absolu dans le visage du Prochain, soit finalement tout homme avec sa finitude, et de se tourner vers lui comme son Autre de même que l'Autre s'était d'abord tourné vers lui.
ALTERITE, Même, Autre, Existence, PLATON, HEGEL
La métaphysique, de Platon à Hegel, confère bien à l'altérité une fonction nécessaire, dans la formation des idées ou dans fabrication du monde, mais elle ne lui reconnait aucune existence essentielle. Ainsi chez Platon, comme genre supérieur dans le Sophiste, ou comme force "rebelle" dans le Timée, l'Autre se contente - contraint et forcé - de participer au Même. Chez Hegel, l'Autre en tant qu'altération est bien au principe de l'accomplissement du Même, mais en tant que tel il ressortit au "mauvais infini" : en effet le changement est susceptible de créer à l'infini de nouvelles identités, lesquelles seraient vaines si on ne les reliait pas au développement du Concept, entité qui est essentiellement relation à soi-même puisque le Même se retrouve toujours dans l'Autre (là réside le "bon infini"). Dans la réalité supérieure de l'esprit, selon Hegel, quelque chose de vraiment autre, demeurant autre, n'existe tout simplement pas.
ALTERITE, Dieu, Autrui, Grâce, LEVINAS
L'altérité essentielle se rencontre nécessairement, pour l'homme en tant qu'être fini, toujours d'abord chez l'Autre divin. C'est le sens du premier Commandement. Même si Levinas a pu affirmer que « l'absolument Autre, c'est Autrui », seul Dieu peut se soutenir constitutivement comme Autre absolu, Autre-qu'Autrui en l'occurrence, et sans même parler de sa différence interne, entre les trois Personnes divines. Lui seul peut vouloir absolument l'altérité, tandis que l'homme constitutivement tend à fuir l'altérité (finitude radicale), y fait même nécessairement défaut. Certes pareille altérité peut être entrevue chez Autrui, mais elle reste à confirmer tant que le semblable ordinaire menace de se confondre avec le Prochain. Parce qu'il est absolument Autre et ouvert à sa créature, le divin donne à celle-ci (encore faut-il qu'elle veuille les recevoir) toutes les conditions (à commencer par la grâce) pour qu'elle devienne Autre à son tour. De son côté, c'est en célébrant le divin, en rendant grâce d'abord à Dieu, que l'homme peut communiquer à son tour sa grâce à l'autre homme, et devenir pleinement son Autre.
ALTERITE, Vérité, Identité, Finitude, KIERKEGAARD, LEVINAS
Poser l'altérité comme essentielle et comme vraie, pour l'existant, revient à admettre que sa propre identité en dépend (finitude), et même plus radicalement qu'il la reçoit (imprévisiblement) de l'Autre, à charge pour lui de se construire dans cette relation à l'Autre ; et aussi de renoncer à cette identité première, fantasmée comme autonome dans l'ignorance de l'Autre (finitude radicale, refus), qu'il croyait d'abord être sienne (illusion, aliénation). Ceci n'est possible que parce que l'Autre, en tant que vraiment Autre (altérité radicale), est toujours déjà tourné vers l'existant - de même que celui-ci toujours déjà le fuit et le fuira - lui donnant toutes les conditions (grâce, élection) pour se libérer, s'il le veut (liberté), de son enfermement initial, et pour reconstituer à partir de soi l'identité nouvelle. Kierkegaard a bien dégagé, contre le socratisme (voir extrait ci-dessous), la condition de la grâce, et Levinas de son côté parle de l'élection, également contre Socrate (le « Nul n'est méchant volontairement » s'inverse en « Nul n'est bon volontairement », radicalisant la finitude). Juranville ajoute (rectifiant Levinas) que l'élection place l'existant en position de responsabilité, non seulement dans la relation éthique vis-à-vis d'autrui, mais aussi devant la tâche politique et proprement philosophique de déployer l'objectivité du savoir que cette altérité et cette identité - en tant qu'également et absolument vraies - rend possible.
ALIENATION, Contrat de travail, Individu, Autre, MARX
Au sujet du contrat de travail, pilier du système capitaliste, il faut reconnaître qu'il est incontestablement aliénant, puisque le travailleur y épuise ses forces et se détourne par là-même de cette "mise en œuvre de soi-même", comme le dit Marx, en quoi devrait consister un véritable travail créateur. Il s'agirait de travailler d'abord "sur soi" (et pas seulement "pour soi") afin de mettre à l'épreuve la fausse identité qu'on s'est toujours donnée, et que l'Autre, par sa grâce, nous invite à renouveler en épousant une nouvelle identité à partir de ce qu'il donne. Le rejet de l'Autre cesse avec l'acceptation du don. L'Autre se donne comme matière, matière comme maternité et « maternité dans son intégral “pour-l’autre”» dit Levinas. Depuis de cette matière, en son sein, le travail de la forme devenant sculpture de soi peut commencer. Dans le travail aliéné au contraire la forme s'impose de l'extérieur (ordres du patron, contraintes machiniques, etc.). Le travail n'est pas assimilé ou digéré, en soi et par soi, il n'est pas non plus assumé jusqu'au bout comme épreuve douloureuse, mais repassé immédiatement à l'autre travailleur, lequel est pris dans le même circuit et le même refus. N'oublions pas que, par définition, contracter reste un acte libre et c'est bien en ce choix que réside d'abord l'aliénation beaucoup plus que dans les conditions de travail plus ou moins éprouvantes mais aussi plus ou moins négociables.
ALIENATION, Obsession, Possession, Persécution
D'abord l'aliénation à l'idéal-du-moi se fait obsession, que la grâce permet de surmonter, mais en laissant intouchée l'injustice sociale. Puis l'aliénation au Phallus se fait possession, que l'élection permet d'assumer et de dépasser, mais sans pouvoir faire accepter de tous la justice sociale. Enfin l'aliénation au Surmoi se fait persécution, contre laquelle la foi permet de lutter, en démystifiant la jouissance dudit Surmoi assimilé à la Chose.
ALIENATION, Religion, Scène primitive, Séparation, LACAN
On peut qualifier de "religieuse" l'aliénation fondamentale qui constitue l'une des deux opérations par lesquelles le sujet se réalise dans sa relation à l'Autre, la seconde étant la séparation. Si la "réalité psychique" même au sens de Freud est "religieuse", selon Lacan, c'est dans la mesure où elle est suspendue à une première articulation signifiante perçue (faussement) comme totale et complémentaire, celle du couple parental, avec pour signifié un rapport sexuel supposé parfait dont l'enfant ne peut que se sentir exclu (c'est la fameuse "scène primitive"), rejeté au titre de déchet sacrifié. De là le sens en quelque sorte inné, la fascination universelle et pérenne de l'être humain pour le sacrifice en général, en tant que noyau dur de l'aliénation religieuse.
ALIENATION, Révolution, Altérité, Objectivité
Avec les révolutions socialistes et le totalitarisme, le XXè siècle aura été le témoin d'une "aliénation de la désaliénation elle-même" comme le dit Levinas, prouvant par là-même ce qu'elles niaient farouchement, à savoir le caractère inéliminable de l'aliénation. Cela parce que l'aliénation a été ramenée à sa seule dimension sociale, elle n'a pas été vue dans son caractère essentiel, comme constitutive de la finitude humaine. On a voulu lui substituer une identité mythique à "retrouver", à "libérer", celle d'un "moi" déjà là (quelque soit le nom qu'on lui donne), exactement comme chez Hegel. A l'inverse la pensée de l'existence, celle de Levinas notamment, sous-estime trop l'enjeu politique de l'aliénation, comme elle efface trop vite la perspective d'une identité en général : « Unicité sans intériorité, moi sans repos en soi, otage de tous – homme sans identité » écrit Levinas. Même chose chez Lacan avec sa conception d'un Autre sans Autre, qui en ne reconnaissant pas, pour le sujet, la possibilité de se faire l'Autre de l'Autre, d'en retirer identité et objectivité, rend impossible toute désaliénation sociale.
ALIENATION, Sexualité, Possession, Objet
Tout homme doit affronter l'aliénation à la sexualité - figurée d'abord par couple parental et plus généralement par le Phallus - pour se libérer de son pouvoir de possession. Là où le sujet se tenait devant l'Autre comme son objet, son complément, voire son instrument, il doit réaliser - par la grâce de l'Autre vrai, par exemple le psychanalyste - que le "rapport sexuel" n'existe pas et que la sexualité recèle, fondamentalement, la pulsion de mort.
ALIENATION, Révélation, Discours psychanalytico-individuel, Discours philosophico-clérical
Pour surmonter l'aliénation ordinaire - tout en la reconnaissant dans sa forme minimale qu'est la sexualité, au niveau du sujet individuel - l'existant doit s'installer dans le discours de l'individu (ou psychanalytico-individuel). Mais affirmer l'altérité vraie n'est possible qu'en passant par la Révélation, qui au demeurant fait la vérité de chacun des grands discours. Or c'est plus particulièrement la fonction du discours du clerc (ou philosophico-clérical), qui se tient à la place de l'Autre, d'instaurer la justice ou la concorde entre les différents discours, de proclamer la révolution vraie dans l'esprit même de la Révélation, tout en reconnaissant l'aliénation dans sa forme minimale, soit le capitalisme, au niveau du sujet social.
ALIENATION, Obsession, Analysant, Analyste
L'analysant subit l'aliénation spécifique à l'idéal-du-moi que représente, à ses yeux, l'analyste, au point d'en être obsédé. Cette obsession pour l'Autre a sa justification puisqu'il s'agit bien de reconstituer, à partir de lui, une identité vraie en lieu et place du symptôme ; mais dans le cadre de la cure, il revient à l'analyste de faire cesser cette obsession, en l'occurrence névrotique, par la grâce qu'il dispense à l'analysant et qui doit l'inviter à s'exprimer librement.
ALIENATION, Finitude, Holocauste, Paganisme, HEIDEGGER
Heidegger analyse parfaitement l'aliénation comme conséquence inévitable d'une finitude non assumée ; mais c'est aussi au nom de la finitude qu'il refuse d'envisager la possibilité d'un savoir rédempteur. Pire, en proclamant l'"esprit du peuple" dans son année de rectorat, il promet au même titre que le Führer de vaincre et même de supprimer ladite aliénation, interprétée de surcroit en terme de déracinement, faisant ainsi allégeance à l'idole la plus païenne qui soit, le peuple lui-même (appartenant à la patrie, appartenant au sol, etc.) ; cette folie ne pouvait s'achever que par la catastrophe historique que l'on sait. Ce qui eut lieu avec l'holocauste fut proprement un acte sacrificiel en l'honneur de cette idole, et dans l'intention de venger l'aliénation de ceux qui, supposément, n'auraient pas reçu toutes les conditions de l'émancipation, et ceci à cause des nantis, des "élus" (d'où la persécution des Juifs au premier chef).
ALIENATION, Déchéance, Identité, Holocauste
Dès lors que l'existence essentielle est affirmée, l'aliénation doit être reconnue comme constitutive de la relation à l'Autre, car cette altérité de l'Autre et en même temps l'identité nouvelle qu'on reçoit de lui est toujours d'abord refusée. L'existant réduit alors sa propre identité au statut de déchet par rapport à un Autre ramené lui-même à une identité mythique et close. Pire, la négation sociale de cette réalité de l'aliénation - effet de l'aliénation elle-même - conduit au projet sacrificiel d'éliminer ceux que le peuple désigne comme responsables de cette déchéance, les réduisant alors eux-même à la pire des déchéances - ce qui a débouché historiquement à la catastrophe de l'holocauste. Le juif, soi-disant refermé sur son identité et considéré volontiers comme parangon du capitaliste, est ainsi accusé d'avoir confisqué les conditions de toute émancipation : il est condamné à payer à la place de ceux qui, en réalité, refusent justement de payer le prix pour s'émanciper (ce qui, une nouvelle fois, définit l'aliénation).
ALIENATION, Discours, Maitrise, Capitalisme
Le discours psychanalytique reconnait l'aliénation comme inévitable, comme conséquence de la pulsion de mort, et il la relie nécessairement à l'institution sociale dont c'est la nature même de promouvoir la jouissance (et le travail), à savoir le discours capitaliste. L'aliénation se constitue ordinairement dans le capitalisme par la production de la plus-value, qui est en fait la part de jouissance qui revient au maitre - et non au travailleur qui a consenti à ce travail faute d'avoir pu ou voulu entreprendre lui-même, travailleur qui est donc dispensé de ce risque d'avoir à énoncer un désir, une vérité première. Il n'y a donc pas eu extorsion comme l'affirme Marx, puisque ce supplément n'est nullement le produit de sa "pure" force de travail, de son désir propre, mais seulement d'un savoir formel et d'un dispositif technique mis à sa disposition, dont certes il a acquis l'expertise. Cela ne rend pas son travail plus authentique ou plus satisfaisant pour autant, c'est même le contraire ; ce n'est pas la pulsion de vie qui est mise en oeuvre ici mais bien la pulsion de mort. Cette aliénation réelle et inévitable peut cependant être supportée dans les limites du droit, sans lequel le capitalisme lui-même ne fonctionnerait pas. Ordinairement, elle est pourtant, inévitablement, contestée par deux autres types de discours. Le discours de l'hystérique, ou discours du peuple, conteste l'aliénation devenue symptôme en se tournant vers un Autre sachant - clerc, scientifique ou professeur - pour le délivrer de son aliénation au maître politique. Sauf que ce pivotement plaçant maintenant le savoir en position de maître ne modifie pas sa propre relation fascinée avec la maîtrise, puisque l'hystérique (le peuple) attend maintenant tout d'un supposé savoir qui, d'être sans sujet et sans destination, ne le satisfait pas davantage que l'énoncé primordial du maître - d'autant plus que ce savoir reste son produit, comme tout à l'heure la plus-value, simplement récupéré par l'Autre. Reste alors le discours universitaire, ou discours du clerc, dont nous voyons déjà comment il s'auto-justifie en se revendiquant comme seul véritable savoir, seule source (littéralement autor-isée) de vérité, alors qu'il trompe l'étudiant en lui faisant croire que s'il s'assujettissait à ce savoir il pourrait s'affranchir du maître et même de toute aliénation - alors que lui-même, ce faisant, ne fait que collaborer activement au pouvoir du maître.
ALIENATION, Capitalisme, Psychanalyse, Pulsion de mort
Le discours psychanalytique ne supprime pas l'aliénation, même s'il donne toutes les conditions nécessaires (venues de l'Autre) pour que la vérité puisse advenir dans la parole du patient et que celui-ci se libère de ses symptômes sous leur forme maligne ; tout simplement parce qu'il ne supprime pas la pulsion de mort, toujours à l'oeuvre derrière le masque grimaçant du Surmoi et de la culpabilité, de sorte que le patient peut toujours faire le choix paradoxal de l'aliénation en se soumettant à ce "mauvais" Autre plutôt qu'à l'Autre vrai. De la même manière le droit, pour le sujet social, n'a pas vocation à éliminer toute aliénation dès lors que pris dans le système capitaliste - lequel, en s'adossant au droit, limite pourtant (sans les éliminer) ses propres effets pervers - l'individu se laisse berner par la pseudo-création de plus-value, interprétée comme plus-de-jouir par Lacan, autrement dit le contraire même de la création, de sorte que cette participation volontaire à la jouissance capitaliste le conduit non seulement à s'aliéner aux biens du maître mais aussi à perdre réellement ses droits (alors que toutes les conditions pour en bénéficier étaient données et le sont toujours : l'Autre ne peut donc pas être accusé d'avoir failli à la place du sujet).
ALIENATION, Capitalisme, Illusion, Idéologie, MARX
Dénonçant une aliénation persistante, de nature religieuse, dans le système de Hegel, les jeunes hégéliens en appellent à la libération de la conscience individuelle, mais reconduisent une aliénation que leur reproche à juste titre Marx : cette individualité n'est nullement libre, si elle ne prend pas conscience de ses conditions matérielles de subsistance et demeure donc ce qu'elle est déjà chez Hegel : philosophiquement idéaliste et politiquement petite-bourgeoise. Marx, quant à lui, répète la même illusion consistant à prétendre éliminer toute aliénation dans le social, en croyant pouvoir mettre à bas le capitalisme - alors que ni l'une ni l'autre ne sont éliminables -, au nom d'une même identité métaphysique insuffisamment critiquée (certes matérialiste et non plus idéaliste) et d'une autonomie simplement supposée. Etant donné ses fins révolutionnaires, le marxisme conduit à une idéologie encore plus aliénante et dévastatrice que le capitalisme puisque toute finitude y apparaitra comme insupportable.