DESESPOIR, Mort, Foi, Non-sens, KIERKEGAARD

Kierkegaard décrit le désespoir comme une "maladie mortelle", une perte de sens touchant la vie aussi bien que la mort, puisque la mort elle-même ne saurait nous en délivrer. Le non-sens étant général, il ne reste plus qu'à le poser comme constitutif de l'existence et à supposer le sens venant exclusivement de l'Autre absolu. Cet état d'esprit caractérise la foi. Or si Kierkeggard reconnait que celle-ci peut finalement donner sens à l'existence, en reconduisant le moi jusqu'à sa source et donc jusqu'à lui-même, si elle parvient même à vaincre le désespoir, il ne fait aucune mention d'une causalité entre la positivité du moi, porté par la foi, et l'affirmation du sens ; autrement dit le moi ne dispose d'aucune autonomie supplémentaire grâce à la foi, ce qui reste malgré tout, bien désespérant !


"On a alors l’idée qu’au non-sens un sens vrai est donné par l’Autre absolu, lieu premier du sens. On a même l’idée, de par l’acte de cette reconnaissance, qu’un tel sens est donné par le fini lui aussi. On suppose donc, en celui-ci, un désespoir vrai. Mais on ne veut rien dire objectivement ni de ce sens ni, a fortiori, de ce désespoir. La seule chose qu’on accepte de dire, c’est le dépassement du désespoir (trop marqué d’autonomie) dans la foi (où l’on ne voit la présence d’aucune autonomie)."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DESESPOIR, Non-sens, Répétition, Absolu, KIERKEGAARD

La répétition se définit comme sens et en même temps non-sens - non sens essentiel (sinon il n'y aurait pas de répétition). Or qu'est-ce que d'abord ce non-sens ? La négation (horrifiée) de tout absolu qui ferait sens, et en même temps l'affirmation paradoxale d'un absolu faux (faux car excluant toute finitude radicale, toute relation essentielle à l'Autre). Le sens d'un tel non-sens consistera à le conduire jusqu'à son terme, avec la négation de l'absolu faux et l'affirmation (désespérée) du non-sens essentiel.


"C’est donc comme désespoir que la répétition apparaît d’abord au fini. Désespoir qui est ainsi l’acte de la répétition, ce par quoi le non-sens se noue en sens. Notons que, comme pour les analyses de la séparation et du choix, le premier temps de l’analyse de la répétition est celui d’une négation. Non plus ici la rupture comme négation de la temporalité – ce qui fait quitter l’ordre de la psychose (sphère métaphysique), et entrer dans celui de la perversion (sphère esthétique). Non plus la décision comme négation de la liberté – ce qui fait quitter l’ordre de la perversion, et entrer dans celui de la névrose (sphère éthique). Mais le désespoir comme négation de l’absolu – ce qui fait quitter l’ordre de la névrose, et entrer dans celui de la sublimation (sphère religieuse)."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DENEGATION, Analyse, Discours, Monde

Le procédé linguistique propre de la cure, qui fait apparaître l'inconscient dans le discours, est la dénégation. Le sujet y tient la place du Père symbolique, puisque telle est l'identification imaginaire suscitée par l'analyse. Le sujet cherche à produire la signification, à reconstituer la consistance du monde dans l'élément du discours et de la parole signifiante, mais à ce niveau sans interaction avec le monde. C'est la négation qui permet cela, et plus précisément la dénégation, qui souligne l'hétérogénéité, voire la contradiction, entre le signifiant et le monde : "ce n'est pas cela, cela ne peut pas être ainsi". C'est un processus d’évitement de la castration, au même titre le refoulement névrotique, le déni pervers, ou la forclusion psychotique, mais au lieu que le signifiant du désir apparaisse intrusivement comme symptôme, comme objet fétiche, ou comme hallucination, il apparaît exclusivement (en tant qu'autre) dans le discours, où le sujet le pose comme contradictoire avec la consistance du monde. Ce qui n'est pas sans effets réels, car comme l'écrit Juranville "ce qu’on tend de mieux en mieux à démontrer comme impossible, apparaît de plus en plus comme réel, conformément à la thèse de Lacan que l’impossible, c’est le réel".


"La dénégation s’oppose donc au refoulement en ce qu’elle ne pose pas le signifiant comme exclu, dans le symptôme. Elle le « pose » (ce qui est encore méconnaissance, incompressible) comme contradictoire avec la cohérence du monde. Elle s’oppose bien plus encore au déni pervers, encore que la différence soit plus difficile à manier, comme le montre la proximité des termes. Le déni est de l’ordre, non du discours, mais de l’acte, et il dénie le signifiant et la loi, en érigeant l’objet comme signifiant et en faisant une nouvelle loi transgressive. La dénégation ne dénie pas, parce que niant le signifiant, elle le laisse être comme autre, dans la négation, et déploie, dans l’élaboration de la consistance du monde, la loi qu’il édicte. C’est uniquement parce qu’il est acte, voulu comme opposé à la parole et au discours, que le déni s’oppose à la dénégation. Il pose le signifiant comme inclus, ce qui n’est nullement le laisser être comme autre."
JURANVILLE, 1984, LPH  

DEMOCRATIE, Universalisme, Civilisation, Colonialisme

Le principe universel de la démocratie devrait s’appliquer à tous car il remet en cause les hiérarchies - traditionnelles - qui continuent de paupériser et d'exclure certains peuples de la coopération des nations, les rendant toujours plus vulnérables au colonialisme qui n'a pas rendu les armes. Mais il affronte deux obstacles, justement liés au colonialisme : d’une part, une science dominée par quelques nations et intégrée au capitalisme ; d’autre part, une vision fantasmée d’une démocratie absolue se réclamant du communisme, mais dissimulant son échec par un impérialisme accru. L’anticolonialisme authentique permet de dépasser ces freins : il préserve les apports de la philosophie et du judéo-christianisme — justice, autonomie individuelle, confrontation à la finitude — tout en dénonçant leur dévoiement lors des entreprises coloniales. Reconnaître cette falsification et admettre que toutes les civilisations disposent en elles des ressources pour accéder aux valeurs universelles est la meilleure façon d'affirmer celles-ci et de les partager.


"L'universel de la démocratie devrait en soi déjà, de même que ceux de l'État, de l'église et de la science, s'étendre à l'univers entier. Il le devrait parce qu'il met en question, comme universel surgissant en l'Autre et ne venant à l'existant que pour autant que ce dernier est et se veut l'élu de cette Autre, les hiérarchies traditionnelles empêchant certains peuples d'entrer dans le mouvement de l'histoire. Et cependant, de même que ceux de l'État, de l'église et de la science, il se heurte à un double obstacle qui résulte là aussi du paganisme fondamental de l'humain."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Représentation, Peuple, Oeuvre, MARX

La plupart des philosophes ont vanté la démocratie comme le "régime où il fait meilleur vivre" (Platon), "le meilleur des régimes" (Aristote), ou "l’énigme résolue de toutes les constitutions" (Marx). Reste que la méfiance à l'égard de la représentation politique, la crainte d'une séparation entre l'Etat dirigeant et la société civile, ont engendré les conceptions illusoires, théoriquement et pratiquement, de la "démocratie directe" (Rousseau) ou de la "démocratie sociale" (Marx) qui ont, à chaque fois, débouché sur des régimes de terreur. Marx voit dans la démocratie politique, en particulier dans sa version libérale, un pur produit de l'idéologie, mais lui-même traite abstraitement de la représentation, refusant de considérer le travail concret qu'elle représente elle-même, travail sur soi et surtout travail de l'oeuvre en tant qu'universalisable.


"[Marx] combat aussi, au nom de l’émancipation pleinement humaine, et plus radicalement, la coupure que la démocratie simplement politique, tout comme le christianisme, maintiendraient entre l’homme individuel et l’homme générique. Il combat cette coupure (coupure des droits de l’homme, coupure entre l’État et la société civile) qui se répéterait dans le système représentatif (« La séparation de l’État politique et de la société civile apparaît comme la séparation des députés et de leurs mandants »). Système représentatif dont il a fort bien compris le principe (pour lui, « le cordonnier, qui satisfait un besoin social, est mon représentant » ). Sauf qu’il ne veut pas voir que le cordonnier, quelle que soit la dignité de sa fonction dans l’ordre social général, ne produit pas, comme individu, une œuvre propre dans laquelle il témoignerait, aux yeux de tous, de l’« essentiel » – seuls peuvent représenter, redisons-le, ceux qui, sur quelque plan que ce soit, produisent une telle œuvre."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Représentation, Finitude, Election, SCHMITT

Ceux qui se confrontent à la mort en combattant l'ennemi acquièrent un grand pouvoir fondé sur le prestige ; mais ceux qui affrontent la finitude radicale, la pulsion de mort en eux, acquièrent une grande autorité et surtout une double responsabilité : celle d'assumer pour eux-mêmes cette finitude (inéliminable) tout en la dépassant, celle aussi d'en témoigner auprès d'autrui à travers la constitution de l'oeuvre. Tel est le principe de l'élection - pour peu que l'oeuvre soit reconnue et validée par le peuple - sur lequel repose la démocratie représentative ou parlementaire. Dès lors, la position centrale de l'élu et l'influence qu'il exerce dans la cité ne doit pas masquer sa fondamentale solitude, ni surtout le fait qu'il devient immanquablement objet de haine et de jalousie de la part de ceux qui - à juste titre ou non - s'estiment déshérités ou en situation d'exclusion. Si la finitude est la même pour tous - c'est le sort de la Créature - il n'y a pas d'égalité naturelle et encore moins sociale devant la capacité de s'y confronter. Finitude ou pulsion de mort qui est, fondamentalement, aliénation à la répétition et refus du choix, refus de "changer les choses" (même si l'on voudrait que "les autres" le fassent). Mais certains utiliseront la misère du peuple, prétendant le représenter "directement", pour conquérir le pouvoir ; ils n'auront de cesse d'obtenir la chute, et si possible, l'exclusion d'élus compétents mais jugés trop "éloignés du peuple" ; ils s'en prendront finalement au régime démocratique qui avait permis leur élection. Tel est la loi sacrificielle d'un monde livré aux idoles populistes, ayant fait bon marché de la démocratie.


"La démocratie véritable est la démocratie représentative ou parlementaire... Car la démocratie véritable comme société juste doit laisser place non seulement à la finitude radicale en tant que l’homme doit s’y affronter (ce que tous ne feront pas également), mais à la finitude radicale en tant que certains s’y sont effectivement affrontés et qu’ils ont acquis par là un pouvoir. Les Juifs sont, selon nous, les représentants, par excellence, non pas des exclus au sens de « déshérités », mais des exclus au sens où ils se sont distingués, volontairement séparés, pour accueillir pleinement l’héritage qu’ils ont reçu. Ils sont par excellence ceux qu’on envie, ils ont payé pour cela à l’époque contemporaine parce que les exclus au sens de « déshérités » et leurs zélotes ont voulu exterminer le peuple éternel et, à travers lui, ceux qui se réclament de l’élection, de l’exigence pure d’étude et de responsabilité pour autrui...
Rousseau certes a cette idée de la démocratie parfaite comme démocratie directe. Il récuse la représentation. Au moins reconnaît-il la difficulté de cette démocratie directe. Et même son impossibilité : « Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes »  Schmitt préfère l’acclamation au vote individuel secret (« La méthode du vote individuel secret n’est pas démocratique ») – cette acclamation païenne que Rousseau, comme Platon et saint Augustin, a condamnée le plus nettement en tant que sacrificielle. Et, comme Schmitt, avec Schmitt, tous les tenants du totalitarisme considèrent les démocraties parlementaires comme n’étant que des démocraties formelles."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Autorité, Représentation, Totalitarisme

Il se produit une "crise de l'autorité" lorsque les représentants titulaires d'une charge, d'une responsabilité politique, se trouvent dénigrés et donc délégitimés par des forces contestataires (de l'intérieur) ou ennemies (de l'extérieur), leur reprochant soit un excès d'autoritarisme soit à l'inverse - le plus souvent - un excès de faiblesse. Ainsi la crise d'autorité de la démocratie, notamment parlementaire, peut sembler systémique, dans la mesure où l'autorité des représentants comme des gouvernants repose sur leur volonté explicite d'exercer ladite autorité pour réaliser le bien commun. Or c'est cette volonté qui peut faire défaut au regard de ce qu'implique de fondamentalement vertueux la vraie autorité : faire accéder l'Autre à la liberté et à l'égalité effectives, augmenter littéralement (augeo, « augmenter ») sa créativité, lui permettre d'exercer un jour, à son tour, pareille autorité qui implique nécessairement (là où il y a élection) la reconnaissance de l'oeuvre. Ainsi les régimes totalitaires (ou, à un degré moindre, tyranniques et autocratiques), qui ignorent la vraie autorité comme elles ignorent la vérité de l'oeuvre individuelle, n'ont pas de tâches plus pressantes que de saper l'autorité des démocraties, meilleur moyen d'éliminer la démocratie elle-même. Or c'est souvent la relation assumée des démocraties avec le capitalisme (en tant qu'il laisse place à l'oeuvre individuelle), et l'affaiblissement politique et moral qu'elle est censée engendrer (l'éloignement des "valeurs traditionnelles", la "perte de sens", etc., bref la "crise de l'autorité" !), qui a servi de prétexte aux anti-démocrates dans l'histoire récente, pour attaquer les démocraties et tenter d'en finir avec elles.


"Soulignons simplement, quant à nous, que l’autorité suppose une volonté qui peut et doit devenir celle de chacun. Et qu’une inégalité est alors impliquée, mais non pas comme inégalité définitive, puisque, au contraire, elle ouvre l’espace de l’égalité. C’est l’autorité des parents sur les enfants (futurs parents). Des maîtres sur les élèves (futurs maîtres). Des auteurs sur les lecteurs (futurs auteurs). L’autorité n’augmente pas simplement la fondation, comme le dit Hannah Arendt. Elle augmente (augeo, « augmenter »  ; auctor, « celui qui augmente ») toujours davantage la puissance créatrice et fécondante, comme cela avait été voulu lors de la Création."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Religion, Politique, Capitalisme

Certes il semblerait que la démocratie s'établisse originellement - ce fut le cas à Athènes avec les réformes de Clisthène, a fortiori dans les démocraties contemporaines - contre l'emprise de la religion sur le politique, contre ses hiérarchies, en instituant le politique avant tout comme un espace public et laïc. Sauf que le peuple n'en conserve pas moins ses tendances profondément païennes et sacrificielles, renouant incessamment avec l'idolâtrie, refusant de voir émerger l'individu dans son autonomie. D'où la nécessité, pour la philosophie devant accomplir la démocratie, de reconnaître, d'une part la portée politique des grandes religions, en particulier celle du christianisme (qui seul peut faire entendre et accepter universellement la voix de l'individu, fondement de la démocratie), d'autre part la place du capitalisme comme institution assumant une forme inévitable et minimale de paganisme.


"La philosophie doit donc d’une part, pour accomplir la démocratie, reconnaître la portée politique décisive, contre le paganisme, des grandes religions (au-delà de la tentative purement formelle de Platon dans Les Lois, avec le religieux qu’il y affirme). Portée politique décisive du christianisme d’abord parce que c’est par lui que l’acceptation jusqu’au bout, par le sujet social, de la démocratie devient possible, et qu’il est la voie (pour reprendre Rosenzweig reprenant saint Jean). Du judaïsme ensuite parce qu’il est, apparue d’emblée, la vérité qu’il faut atteindre au bout de cette voie. De l’islam enfin et, au-delà de la révélation, de toutes les grandes religions instituées par l’homme, parce que celui-là et celles-ci sont la vie en tant qu’elle peut, par cette voie, s’élever à cette vérité. Et la philosophie doit alors d’autre part, parce que le paganisme foncier est inéliminable, donner toute sa place – jusqu’à l’instituer – au capitalisme comme forme minimale du paganisme. Sans les grandes religions et sans le capitalisme, la démocratie ne pourra s’accomplir."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Discours, Pouvoir, Politique

Le monde démocratique a pour vertu de reconnaître la vérité du discours psychanalytico-individuel que le monde sacrificiel, au contraire, rejetait en bloc. Or tel qu'il est apparu historiquement à l'époque moderne, l'Etat démocratique s'appuie plus précisément sur le discours philosophico-clérical, le seul capable de concevoir et de mettre en acte la "volonté générale" à travers le pouvoir législatif. Mais il reconnait aussi la vérité des deux autres discours qui, comme lui, correspondent à l'exercice d'un pouvoir politique, ce qui permet de garantir constitutionnellement la séparation des trois pouvoirs ou au moins leur équilibre. Ainsi le discours clérical ou philosophico-clérical, dont on parle, correspond au pouvoir législatif (aspect artistocratique du système) ; le discours du maître correspond au pouvoir exécutif (aspect monarchique) ; et le discours du peuple correspond au pouvoir judiciaire (aspect populaire donc), pouvoir que Montesquieu dit « pour ainsi dire invisible et nul » puisqu'il ne fait qu'appliquer la loi (fort heureusement car son essence "pénale" l'expose particulièrement au risque sacrificiel). Le quatrième discours, psychanalytico-individuel, ne correspond à aucun pouvoir, si ce n'est celui que Platon reconnaissait à la science réthorique pour épauler, de concert avec le discours philosophico-clérical, le pouvoir législatif.


"Le système politique de la société juste a donc à fixer, dans le cadre de la démocratie représentative ou parlementaire, la présence du discours vrai de l’individu ou discours psychanalytico-individuel, toujours d’abord rejeté sacrificiellement du monde social – et risquant toujours à nouveau de l’être. Ce qui se fait par ce que Schmitt appelle le deuxième « principe de la composante libérale de toute constitution moderne », le principe d’organisation, c’est-à-dire la séparation des pouvoirs, ou encore leur division, ou encore leur équilibre. Principe dont nous allons voir à nouveau qu’il appartient en fait au système politique. Car le pouvoir qui s’impose dans l’histoire, là où un État véritable est institué, est celui qui veut poser ce que Rousseau a désigné si exactement comme la volonté générale. C’est le pouvoir du discours clérical ou philosophico-clérical – pouvoir législatif, l’aspect aristocratique de la démocratie véritable."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Peuple, Egalité, Etat

La véritable démocratie, telle que la veut la philosophie, doit être parlementaire et donc ne saurait être parfaitement égalitaire. L'égalité politique doit être établie, mais instituer (autoritairement) l'égalité sociale reviendrait à nier la finitude radicale (pulsion de mort, volonté du mal pour le mal) face à laquelle chacun ne lutte pas également. Viendrait un moment où l'égalité sociale mettrait en danger l'égalité politique. Quant au projet d'une démocratie directe, anti-parlementaire, il reviendrait pareillement à nier les principes de représentation et d'élection en vertu desquels certains individus, et pas tous, manifestent la volonté de faire passer le bien commun avant l'intérêt personnel. La démocratie n'en demeure pas moins le pouvoir du peuple, soit d'une part un sujet politique se dotant du pouvoir constituant, d'autre part une communauté « se trouvant déjà lié par quelque union d’origine, d’intérêt ou de convention » comme dit Rousseau qui décline rien de moins, en ces termes, que la notion d'identité nationale. Or le peuple n'en demeure pas moins, fatalement, par finitude radicale, rattrapé par ses tendances païennes et sacrificielles ; parce que le "peuple", sujet politique, est toujours en même temps le "bas peuple" opprimé, avide de revanche, voire de vengeance (sentiment "humain, trop humain"). Les nouveaux "dirigeants" ayant chassé les "représentants" vont commencer par falsifier la véritable identité nationale (en soi jamais "pure", toujours redevable à l'Autre) pour la ramener à quelque mythe des origines, puis ils vont dramatiser les risques (intérieurs comme extérieurs) de désunion pour attenter aux droits individuels, puis à l'individualité comme telle. En tout cas, il n'est pas de peuple dont le destin historique ne soit de fonder un Etat, et un Etat démocratique, fût-il le "peuple élu", le peuple juif, ayant reconnu pleinement l'Individu dès son origine du fait de la Révélation du Dieu unique, car justement il ne devrait pas exister meilleure protection pour l'individu - et pour un peuple - que l'existence d'un Etat démocratique.


"Rosenzweig insiste à juste titre sur la vérité pure du peuple juif. Ce peuple, contre toute tentation sacrificielle, aurait laissé place en lui, du fait de la révélation et de la loi qu’il a reçues, et de l’élection dont il s’est réclamé, à l’individu. Il détiendrait l’« harmonie entre foi et vie ». Mais Rosenzweig prétend que cette vérité du peuple juif devait rester séparée de tout État. Or ce « peuple sans État », dénoncé comme tel par Schmitt, glorifié comme tel par Rosenzweig, ne s’est-il pas vu menacé dans sa vie même du fait de n’avoir pas constitué d’État qui le protège  ? La société juste doit donc être démocratie. Non pas une démocratie égalitaire qui prétendrait réaliser l’égalité sociale (la « justice sociale »). Mais une démocratie qui limite l’inégalité sociale pour autant qu’elle risquerait de contredire l’égalité politique."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Parlementarisme, Liberté d'association, Peuple

La liberté d'association, grande conquête de l'institution démocratique, débouche à l'époque contemporaine sur la formation des partis, à travers lesquels s'expriment dans les conditions d'un débat encadré par la loi des conceptions politiques divergentes. Gauche/droite, par exemple, forment une nouvelle division de la société succédant à celles des actes, des ordres et des classes. Or les partis finissent par devenir des forces d'influence, des groupes de pression tentant soit de protéger un gouvernement soit de conspirer contre lui, au détriment des débats d'idées. D'où la haine du parlementarisme et la tentation de convoquer directement le "peuple" comme étant le seul "parti" légitime, en l'opposant aux "élites" afin de soi-disant revitaliser la démocratie. L'imposition d'un parti unique vient alors consacrer le mariage entre populisme et totalitarisme... et signer la fin de la démocratie.


"C'est la menace ultime qui plane sur la démocratie, celle de l'anti-parlementarisme. Elle prend prétexte de la perversion du système parlementaire à laquelle elle ne cherche pas à remédier ; elle prétend volontiers trouver sa légitimité dans la démocratie réelle (directe, sociale, populaire, participative, etc.) ; elle s'attaque en fait à la démocratie véritable, parlementaire, celle qui tient compte de la finitude ; elle est entraînée par le leurre du Tout païen devenu État total : elle débouche sur l'autocratie."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Opinion, Philosophie, Norme, PLATON

La philosophie à la fois suppose la démocratie (elle ne pouvait naître que sous un régime laissant une place à la parole de l'individu) et accomplit la démocratie, en ceci qu'elle éduque le peuple au sens critique afin que le débat rationnel et éclairé prenne le pas sur la simple "opinion". L'opinion n'est pas fausse en soi, elle est avant tout irréfléchie et mimétique ; elle se contente d'opiner, de dire oui aux idées préconçues, aux normes établies, ce qui motivait déjà les réserves de Platon l'égard d'un tel régime. Celui qui opine ne remet pas en cause les identités immédiates ou déjà-là, il tend à répéter et à valider dans son discours les normes les plus traditionnelles, les plus communément admises et souvent les plus injustes (car injustifiées). Celui qui, dans pareil contexte, tente de porter malgré tout un discours critique, un discours de vérité, sera immanquablement accusé de trahison, condamné et, selon le contexte, sacrifié aux "dieux de la Cité" : tel fut le sort de Socrate. A notre époque, le "règne de l'opinion" est amplifié par les moyens technologiques, et si le risque encouru par l'individu déviant est nettement moins sévère (essentiellement en raison des progrès du droit), le principal danger demeure celui qu'avait dénoncé Platon, à savoir que le règne de l'opinion conduit tout droit à la tyrannie.


""La philosophie se heurte, dans sa visée de justice, à la démocratie ordinaire – comme cela apparaît clairement chez Platon, et comme cela est supposé dans la philosophie ultérieure. Car la démocratie ordinaire se caractérise par le règne de ce qu’on appelle l’opinion. Laquelle est opposée par Platon au savoir sous tous ses aspects (connaissance, science, intelligence, etc.). L’opinion est une prise de position dans le champ politique où des questions sont apparues (en lien avec l’avènement de la philosophie), une prise de position qui, à la différence du savoir, ne requiert aucun travail sur soi, aucune mise en question de l’identité immédiate ; elle est en cela une expression de l’existant comme Chose prétendument originelle dans son autonomie abstraite qui dit oui ou non, et d’abord oui (on « opine »). Cette opinion est au départ diverse (ou peut dire oui ou non), et cependant, parce qu’elle s’en tient à l’identité immédiate (qu’elle protège), elle tend à devenir unique – c’est l’opinion publique, l’Opinion, le « On » selon Heidegger."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Norme, Souveraineté, Décision, SCHMITT

C'est toujours par une remise en question de la norme que s'exerce, non seulement la critique philosophique, mais aussi fondamentalement la souveraineté. Ce souverain peut être le peuple dans l'exercice démocratique du pouvoir politique, sauf que la démocratie elle-même établit une norme définissant une "situation effective", ordinaire, qui finit par ne laisser aucune place à quelque décision ou à quelque acte imprévisible venant de l'individu autonome ; situation contre laquelle il faudra donc s'insurger tôt ou tard. D'où l'idée (schmittienne), certes dangereuse selon le contexte, que, même dans Etat démocratique, "est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle".


"Certes la philosophie se heurte à une « situation effective » où la démocratie ordinaire est norme. Elle détermine à l’avance quelle réalité pourra prendre place dans la société, parce qu’on peut s’y identifier. Elle peut être vraie (la norme de la société juste) et laisser tout son espace à l’individu. En l’occurrence, ce à quoi se heurte la philosophie, c’est à la norme fausse qui exclut à l’avance tout acte imprévisible, venant d’un individu véritable. Mais justement la « situation effective », « normale », doit toujours d’abord, en fait, être dénoncée, selon l’acte que tente la philosophie, par une décision souveraine. La situation « normale » doit être, précisons-le, dénoncée par une décision rompant, au nom de la liberté, avec ce qui se prétendait libre et ne l’était pas (l’opinion). Et par une décision souveraine portant sur la situation exceptionnelle."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Nation, Droit, Peuple

Si la démocratie est bien le gouvernement du peuple, ce dernier, en tant qu'il exerce le pouvoir, donc comme sujet politique, est avant tout Nation. L'institution de la démocratie se manifeste donc par la nationalisation du droit, l'exposant de ce fait au risque du nationalisme. Ce qui se produit lorsque le peuple perd de vue les principes de l'internationalisation du droit ou les juge incompatibles avec ses intérêts nationaux - ceci, bien entendu, aux dépens de l'universalisme démocratique.


"Si l'Etat correspond à l'installation du droit et au fait général du droit véritable. Si l'Eglise correspond à la canonisation du droit et à la détermination de ses fins dernières. Si la Science correspond à la rationalisation du droit et à la détermination de sa forme. La démocratie, avec sa nationalisation du droit, correspond, elle, à la matière (contenu) du droit."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Guerre, Europe, Droit

Avec l'effondrement du "droit public européen", et sa conception de la "guerre dans les formes", l'universalisme démocratique (français puis européen) se trouve confronté à de nouvelles revendications tout aussi absolutistes de justice, de nouveaux expansionnismes au nom de la démocratie, qui entraînent l'univers dans les guerres mondialisées dévastatrices, puisqu'il faut plutôt les appeler des "guerres totales" (qui emportent même avec elles le droit de la guerre).


"A la place de la "guerre dans les formes", c'est une guerre nouvelle qui s'est installée, la "guerre totale". Cette guerre totale est menée au nom d'une cause voulue juste, absolument juste, comme dans la doctrine médiévale - sauf qu'elle ne vise pas la conversion de l'ennemi, mais son anéantissement. C'est en général une guerre de partisans - soit le "défenseur autochtone" du sol natal, soit l'"activiste révolutionnaire" ; un nouvel ordre mondial qui entraîne, par la seconde guerre mondiale, vers les plus extrêmes catastrophes, celle, relativement absolue, du bombardement sur Hiroshima et Nagasaki, et celle, absolument absolue, de l'holocauste."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Election, Opinion, Volonté générale

Dans une véritable démocratie, la volonté générale s'exprime bien à travers la voix des représentants du peuple, et non par la "volonté de tous" comme le redoutait déjà Rousseau. Donc elle repose sur l'engagement des élus et non sur la participation de tous. La représentation populaire n'a rien à voir avec le reflet, même proportionnel, de la réalité sociologique. La diversité des opinions est un leurre (car les extrêmes profitent toujours de la liberté d'expression pour s'imposer) tant qu'elle ne débouche pas, via un débat rationnel et encadré, sur des positions assumées (pas toujours "populaires"). Ceci découle de l'essence premièrement éthique de l'élection que vient ensuite confirmer l'engagement politique : il faut d'abord vouloir faire cesser une situation d'injustice, or tout le monde ne le veut pas ni ne peut proposer de solutions éclairées. Comme l'écrit Juranville, "l'élu est celui qui répond de l'appel de l'Autre à s'affronter au réel de la finitude de l'homme et à en devenir responsable auprès de tous les autres".


"Les élus du peuple, ses représentants, ne sont pas ses délégués. Il n'y a pas dans la vraie démocratie de mandat impératif. Car la vérité, la "volonté générale", est en acte dans chacun des représentants; mais elle est, dans le peuple, simplement supposée, en sommeil, et recouverte ordinairement par ce que Rousseau appelle "la volonté de tous". Et il ne faut pas exiger qu'à la diversité de la populations corresponde une diversité des représentants puisque, si le peuple peut confirmer par ses votes la volonté générale, ce sont les représentants seuls qui en sont l'expression."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Individu, Capitalisme, Paganisme, HOBBES

L'inscription du capitalisme dans la structure de l’État semble favoriser l’émergence de l’individu, mais cette configuration ne suffit pas à fonder une démocratie authentique. L’histoire, loin de consolider la démocratie représentative, tend à faire ressurgir les mirages de la démocratie directe. Que le peuple reste profondément lié à une logique païenne, malgré l'avènement du christianisme, semble le présupposé de Hobbes dans son Léviathan, puisque l’État y est présenté comme une idole, un « dieu mortel » imposant une soumission totale. L'espace de liberté intérieure concédée à l'individu (christianisme oblige) n'autorise aucun progrès, aucune émancipation, tellement cette liberté reste abstraite ; l’individu réel, capable de se manifester à travers une œuvre reconnue publiquement, n’y trouve pas sa place. Même les apports de Spinoza sur la liberté d’expression ne suffisent pas à faire émerger la figure d'un individu autonome.


"Et cependant, à partir de là, aucune démocratie véritable ne peut se constituer. Et cela parce que l’idole reconnue comme telle qu’est l’État selon Hobbes ne laisse aucune place pour l’avènement d’un individu réel, lequel doit pouvoir offrir au jugement de tous l’œuvre par laquelle il est advenu comme tel. Son individu n’est qu’un individu formel, et l’espace de liberté d’expression que Spinoza ajoute dans son Traité théologico-politique ne suffit pas pour accueillir la puissance de nouveauté de l’individu réel."
JURANVILLE, 2010, ICFH