CONTRADICTION, Identité, Autre, Existence, KIERKEGAARD

La pensée de l’existence oppose à la conception hégélienne une contradiction radicale, rencontrée par le sujet dans son mouvement vers l’objet, qui détruit l’espace du savoir et toute identité anticipative. Car il s'agit d'une contradiction inhérente à l'existence même. Le sujet fini ne peut résoudre cette contradiction seul et doit se tourner vers l’Autre, lieu de l’identité vraie. Avec les conditions données par l’Autre, le sujet peut ensuite la résoudre, car l’Autre veut la contradiction pour sa relation au fini et son mouvement créatif. Selon Kierkegaard, l'affirmation d'une contradiction radicale (qu'il nomme "paradoxe") caractérise la sphère religieuse - pas de contradiction dans la sphère esthétique, seulement une contradiction interne au sujet dans l'éthique. Cependant, la pensée de l’existence exclut que cette contradiction et l’identité vraie puissent être posées dans un savoir. A partir de là on ne voit pas comment la contradiction, pour le sujet social, pourrait cesser d'être perçue seulement comme terreur et sacrifice.


"En refusant qu’à partir de la contradiction éprouvée par le fini, et grâce à l’Autre qui s’y manifeste, un savoir nouveau puisse advenir, la pensée de l’existence ne rejoint-elle pas ce qui fait le fond de la conception commune ou métaphysique ? Ne rejoint-elle pas l’image d’un Autre absolu tout-puissant qui ne voudrait pas pour lui, comme Autre vrai, la contradiction dans sa relation au fini comme son Autre, mais qui, lui-même hors contradiction, vouerait, comme Autre faux, le fini à une contradiction sans vérité, destructrice de toute identité, et de tout être, à la contradiction devenue terreur sacrificielle ? Nous verrons plus loin que la terreur est elle-même, face à la contradiction comme négation de l’essence, négation de l’être."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Sens, Savoir, Autre, HEGEL, HUSSERL

La conscience n'est pas seulement liberté, mais sens. Or le sens est donné par l'Autre, il s'agit donc que le sujet parvienne au même savoir qu'il suppose en l'Autre ; c'est alors qu'il se fait con-scius, complice ou confident de l'Autre. Hegel se contente de distinguer la conscience d'objet et la conscience de soi, chacune représentant l'Autre par la seconde. Mais cette identification des consciences reste interne au sujet : nul Autre vrai ici pour lui faire éprouver la finitude radicale. Comme si la vérification du savoir, la vraie connaissance, pouvait se réaliser sans l'Autre ! Un début de solution pointe chez Husserl, avec la conscience constituante, déjà ex-sistante - mais il ne précise pas comment cette conscience, d'abord psychologique, devient phénoménologique en s'identifiant à l'Autre pour reconstruire le savoir. Et pour cause : depuis Freud, cet Autre porte le nom d'Inconscient.


"Le sujet comme conscience veut s’être réellement mis du point de vue de l’Autre ; et il ne l’aura fait que s’il lui offre le sens objectif qui lui conviendra, et s’il atteint au même savoir qu’il suppose en cet Autre ; il sera alors con-scius, complice (ou confident) dans le même savoir. Un tel sens, qui est propre, avant tout, à la conscience psychologique (et phénoménologique), est capital aussi, bien sûr, pour la conscience morale, si elle ne veut pas se perdre dans le subjectivisme. La conscience comme liberté et sens est ainsi ce qui, dans le sujet, l’appelle à reconstituer, à « vérifier » ou, mieux, à recréer imprévisiblement, un savoir supposé en l’Autre. Elle est ce qui ouvre au travail de la pensée, et ce qui devient le lieu de ce travail, où peu à peu s’accomplit le savoir. Elle implique une bonne névrose, et la montre permettant tout le déploiement de la sublimation."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Raison, Totalité, Entendement, HEGEL

Comment le sujet fini, qui vise un jugement vrai en tenant compte de celui de l’Autre sur lui, peut-il éviter de confirmer le jugement d’objectivation condamnante ? Comment aller jusqu’au bout de ce jugement vrai et donner toute sa vérité à la conscience ? Par la raison. Car l’Autre absolu doit être reconnu comme source première du jugement vrai, et le sujet fini, en intégrant ce jugement, doit permettre à tout autre sujet d’y accéder également. C’est ce que permet la raison : vérité de la totalité que chacun peut reconstruire à partir de soi. De même que la création veut l’inconscient, la raison veut la conscience, et dans un monde juste, elle reconnaît en chacun sa puissance créatrice et rationnelle. Hegel a bien pensé la raison comme vérité de la totalité, mais seulement comme un processus naturel ne mobilisant qu'une contradiction apparente. Or le refus de la totalité vraie, par le fini, impose le recours au jugement de l'Autre absolu qui non seulement s'impose comme absolument vrai mais peut être reconstituer par chacun, dans sa solitude et son autonomie d'individu. C'est ici que le jugement vrai, avant de se réaliser dans la raison et dans l'histoire, se forme premièrement dans l'entendement pur individuel - tant critiqué par Hegel. En refusant le jeu essentiel de l'existence, qu'il reconnait pourtant, en ignorant l'oubli inévitable et a fortiori l'oubli essentiel impliqué par cette existence, Hegel ne fait que projeter dans la conscience absolue finale une vérité présente au départ - simple état de fait social - allant progressivement vers sa supposée confirmation.


"Certes Hegel a bien vu que la raison est vérité de la totalité – d’où sa critique, à la fois, contre l’entendement kantien, et contre la raison kantienne. Mais ce qu’il n’a pas vu, et pas pu voir, c’est que la raison ne se réalise pas par un mouvement naturel, qu’elle ne va pas ainsi vers la reconnaissance universelle, et que, dans le mouvement non naturel de sa réalisation, l’entendement pur a une place décisive. Car le fini refuse toujours d’abord la totalité vraie, et s’arrête toujours d’abord à une totalité fausse, sacrificielle. Seul dès lors l’Autre absolu, l’Autre divin, raison universelle, nécessité primordiale, loi, mais loi qui s’efface pour laisser les hommes la recréer librement, peut faire que finalement tous les hommes acceptent la raison. Ce qu’il fait par la révélation. Et le fini qui s’est engagé, porté par la foi, dans la raison, dans la totalité vraie de la raison vraie, doit de son côté, avant de pouvoir faire reconnaître cette totalité et cette raison, parvenir seul à l’entendement pur, dans son autonomie d’individu, dans sa solitude qui est celle aussi, autrement, de l’entendement divin."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Jugement, Inconscient, Travail

Le jugement est ce par quoi s’accomplit la conscience, là où l’entendement est l’acte de la conscience. De même que le concept a en propre la position de l'essence, le jugement a en propre la position de l'être, soit la venue de l'essence dans l’immédiateté du fini. Le jugement est ce qu’on vise dans la conscience, de même que le travail est ce dont on est inconscient. Et cependant la conscience a besoin de l'inconscient pour s'accomplir, de son mouvement et de son travail, lequel implique la confrontation avec le jugement de l'Autre puisque bien sûr le premier jugement, porté depuis le monde ordinaire, est toujours un jugement faux. Accepter le jugement de l'Autre revient ainsi à accepter l'inconscient puisque celui-ci n'est rien d'autre, sous cet angle, qu'un travail produisant le savoir sur lequel s'appuie la conscience pour émettre un jugement, et ultimement, poser la consistance de la chose jugée. Consistance qui est aussi celle de l'oeuvre produite, qui juge, et qui s'offre elle-même au jugement. Notons que la pensée de l'existence s'arrête à une conception répressive et objectivante du jugement, le réduisant à une condamnation. Elle accepte le jugement de l’Autre, comme conscience et voix de la conscience, qui lui fait toucher sa finitude radicale, elle admet l'objectivité de son propre jugement (sinon juger n'aurait aucun sens), mais ne conçoit pas qu'il puisse être reconnu comme tel ; dans le meilleur des cas, dans la psychanalyse, elle reconnait l'inconscient mais n'assume pas en retour le passage à la conscience.


"C’est précisément avec le jugement qu’on voit en quoi la conscience s’accomplit par l’inconscient. Le jugement, en effet, implique un mouvement... Mouvement d’écriture qui fait du jugement ce par quoi s’accomplit la conscience – tandis que l’entendement est l’acte de la conscience, la lettre qui résulte de ce mouvement. Mouvement d’écriture qui suppose et dispense l’élection, de celui qui juge et de celui qui est jugé – tandis que la lettre suppose et dispense la grâce, de celui qui entend et de celui qu’il entend. Un tel mouvement d’écriture est celui de toute œuvre, laquelle juge et s’offre au jugement. Car il faut pas se méprendre sur la formule de l’Évangile : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés. » Elle ne vise qu’à mettre en garde contre un jugement qui condamne. Elle met celui qui juge en face de sa responsabilité. Le verset suivant précise : « Car c’est avec le jugement dont vous jugez que vous serez jugés, et c’est avec la mesure dont vous mesurez qu’il vous sera mesuré. »"
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Intersubjectivité, Finitude, Autre, HUSSERL

Husserl attribue - légitimement -  au sujet une "conscience constituante" créatrice de sens et capable de reconstruire le savoir, à condition de dépasser l'attitude naturelle par la réduction phénoménologique. Or cette capacité suppose a minima une foi en la raison, héritée de la philosophie grecque. Mais il est illusoire, pour la conscience, de prétendre dépasser la finitude radicale sur la foi de l'intersubjectivité raisonnable - altérité fausse. S'impose, au coeur même de la conscience, la présence d'un Autre absolu capable d'instiller une "conscience de la rupture de la conscience" (Levinas), ce qui ouvre alors la voie vers l'inconscient - altérité vraie.


"Et cependant Husserl se leurre quant à la possibilité pour la conscience, à partir de cette foi, d'échapper à la finitude radicale. Plus généralement il se leurre quant à la science phénoménologique que pourrait constituer cette conscience en se faisant confirmer par l'intersubjectivité. Comme si l'intersubjectivité, le rapport à l'autre homme comme alter ego, n'était pas une altérité fausse. Il se leurre avec son idée d'une surconscience sans inconscient, puisque l'Autre vrai alors manqué par la conscience est l'inconscient même, et puisque l'inconscient est ce que la philosophie, comme, selon Lévinas, "conscience de la rupture de la conscience", eût dû proclamer."
JURANVILLE, 2015, LCEDH

CONSCIENCE, Entendement, Subjectivité, Sens

Pour le sujet fini, la conscience se manifeste initialement par la reconnaissance de ce qui est objectivement partagé dans son monde. Cependant, la vraie conscience définie comme sens et subjectivité, émerge lorsque le sujet reconstitue un sens objectif à partir de sa propre liberté. C'est la condition pour que lui-même, mais aussi tout autre, puisse "entende" (et comprendre) le sens de ce qui est dit. Ce sens concerne l’existence humaine, dans sa finitude et son autonomie, lorsqu'interviennent les concepts philosophiques : correctement définis et articulés, ils deviennent des règles pour la pensée, à réinstituer à chaque fois par chaque sujet.


"Sens et subjectivité définissent l’entendement : quand il produit le sens à partir de soi, le sujet « entend », « comprend », ce qu’il dit et ce qui est. C’est donc par l’entendement que se donne la conscience. Entendement qui en est l’acte, comme la jouissance, sens et temporalité, est l’acte de verra, de l’inconscient. Le sens que produit un tel entendement est celui, suprêmement, de l’existence, dans sa finitude et son autonomie... Par l’entendement le fini devient ainsi parfaitement l’Autre (dans sa puissance créatrice). La conscience constituante de Husserl, laquelle, à partir du noème, et donc, à la fois, de l’idée du sens et de la réalité du non-sens, crée ou plutôt recrée l’objet."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Entendement, Autre, Subjectivité

La conscience, devenue psychologique ou phénoménologique, s'accomplit dans l'entendement qui est subjectivité et sens (l'on se fait sujet de l'Autre, dont la parole a été, littéralement, "entendue"). C'est le moment de l'objectivité absolue de la conscience, cette conscience que Husserl nomme "constituante", quand le travail des concepts, notamment dans la philosophie, devient effectif et ce jusqu'au savoir.


"La conscience se donne au savoir comme entendement... On a ouï (ouïr, d'audire) l'appel de l'Autre, on y a obéi (obéir, d'oboedire, ob-audire), on l'a entendu (au sens de l'entendement — entendre a pris en français le sens d'ouïr, mais en gardant celui de comprendre). C'est la « vocation » en tant qu'elle mène jusqu'au bout de l'œuvre. Et c'est, pour l'œuvre qu'est la philosophie, la formation et l'usage des concepts spéculatifs où la conscience philosophique répond à la parole (appel) de l'Autre en supposant dans ses objets (et en elle-même) la même parole."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CONSCIENCE, Autre, Liberté, Sujet, HEIDEGGER

Si la conscience est bien liberté et sens, elle ne se limite pas, comme le voudrait Heidegger, à cette injonction purement morale de reconnaître l'oubli constitutif de l'être. L'Autre, par la voix de la conscience, appelle le sujet à s'identifier positivement à lui, à devenir sujet autonome, ce qui va jusqu'au savoir rationnel constitué objectivement. Autrement dit si la conscience est amenée à accueillir la loi de l'Autre, c'est en tant que conscience psychologique et phénoménologique aussi bien que morale. La distance, qui la caractérise comme liberté, comme elle caractérise l'Autre absolu, la conduit à s'identifier à cet Autre.


"La conscience est toujours d’abord ce qui vient de l’Autre, l’Autre dans le sujet. Elle est toujours d’abord conscience morale. Et cependant elle est toujours aussi, finalement, le sujet lui-même en tant qu’il s’identifie pleinement à cet Autre, et qu’il va jusqu’au savoir rationnel. Elle est toujours conscience psychologique et phénoménologique."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Autre, Inconscient, Mémoire

La conscience (liberté avec sens) est l'altérité absolue de la mémoire et son essence, ce qui garde en mémoire l'essentiel dans la réalisation de l'œuvre. Ainsi peut être résolue la contradiction subjective de la mémoire. Rappelons que le mémorable est toujours cet évènement primordial que représente l'intervention de l'Autre, ultimement le sacrifice du Christ. Non seulement la conscience se présente comme cet appel (de l'Autre) à la responsabilité du souvenir, mais elle existe comme telle en tant que "prise de conscience" (...des illusions passées) et donc, en un sens, comme évènement elle-même. En tant qu'appel à devenir individu, en traversant sa passion propre, et en tant qu'appel à faire oeuvre, la conscience s'accomplit aujourd'hui exemplairement dans la relation psychanalytique, grâce à l'affirmation de l'inconscient, lequel donne enfin un contenu à la finitude que les pensées de l'existence n'avaient jamais précisé.


"Or cette conscience, qui est en chacun appel de l'Autre à devenir individu et, traversant, à l'imitation du Christ, sa passion propre, à faire oeuvre, s'accomplit suprêmement dans ce qui est apparu de nos jours sous le nom de relation psychanalytique, de psychanalyse. Là où elle comprend existentiellement la conscience, la pensée contemporaine ne peut lui donner tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps l'inconscient — c'est le cas de Heidegger. Et, là où elle en vient à affirmer l'inconscient (et ouvre par là même l'espace de la relation psychanalytique), la pensée contemporaine ne peut donner à celui-ci tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps la conscience — c'est le cas de Lacan."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CONSCIENCE, Autre, Appel, Oubli, HEIDEGGER

La conscience existante est l'Autre dans le sujet, conscience qui l’appelle à ne pas oublier ...l'inévitable oubli de l'existence. Elle est l'étranger en moi, cette "étrangeté qui traque le Dasein et menace sa perte oublieuse de soi." écrit Heidegger. Le sujet qui entend l'appel de cette conscience, d'abord morale, éprouve sa culpabilité constitutive qu'il assume en "voulant-avoir-conscience", dans la résolution du "se projeter silencieux et prêt à l’angoisse vers la culpabilité la plus propre" écrit-il toujours. Une résolution qui, "s’appropriant authentiquement la non-vérité", débouche sur l’œuvre. Juranville, comme toujours, souligne les limites de cette analyse heideggérienne qui, au nom de la conscience existante, dénie à celle-ci le pouvoir de poser socialement son autonomie en travaillant, justement, à faire reconnaître l'objectivité de l'oeuvre. Ce qui revient, comme toujours, à laisser libre court à la conscience ordinaire et inauthentique, à la valider passivement.


"Mais jamais cette appropriation ne deviendra explicitement objective. Jamais l’identification à l’Autre qui l’a jeté dans le Da, qui l’a jeté comme Dasein, ne pourra, pour le sujet, s’accomplir dans une objectivité reconnue comme telle. Or une telle conscience existante n’est-elle pas  existentiellement, pour le fini auquel elle ne permet pas de poser socialement son autonomie, la même conscience absolue fausse, le même Autre tout-puissant et tyrannique, le même Surmoi, qui règne derrière, dans et sur la conscience commune (ou métaphysique) ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

CONNAISSANCE, Oeuvre, Occasion, Objectivité

Celui qui affirme l'existence suppose certes une oeuvre primordialement vraie, celle de l'Autre absolu, mais il exclut d'abord de poser son oeuvre propre en toute objectivité. Or il n'y a pas d'autre moyen de poser et de confirmer l'oeuvre primordiale que d'y répondre (et d'en répondre) par son oeuvre propre - laquelle recrée de quelque manière la consistance de l'oeuvre antérieure. C'est ainsi seulement que l'oeuvre devient connaissance. Et c'est ainsi que s'accomplit l'occasion, seulement quand l'oeuvre est posé dans son objectivité.


"L’occasion, même si elle est, comme nous l’avons dit, occasion par l’œuvre, est bien, comme on le pense plus communément, occasion pour l’œuvre – mais pour une œuvre qui, se rapportant à une autre œuvre déjà là, est alors connaissance."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT 

CONNAISSANCE, Métaphysique, Sujet, Existence

En matière de connaissance, la métaphysique évite la question de la finitude radicale, ainsi que la relation à l'Autre comme tel. A l'époque antique, en plaçant la vérité dans l'objet à connaître, indépendamment des limitations du sujet ; à l'époque moderne, en situant au contraire la vérité dans le sujet, à partir de quoi seulement l'objet peut être connu. Avec cette conséquence que la connaissance métaphysique s'accomplit sous la forme d'une auto-objectivation du sujet tendant à faire disparaître l'extériorité de l'objet... et donc, avec ce dernier, le principe même de toute connaissance objective au profit du seul savoir (intérieur). Il est facile de voir qu'une telle connaissance métaphysique, avec son sujet tout puissant, réalise un fantasme sexuel, pervers qui plus est, où l'objet est censé venir combler tout manque dans l'Autre. Inversement, c'est contre toute forme de connaissance absolue et vraie que se dresse la pensée de l'existence, au nom du choix existentiel (« Choisis-toi toi-même » énonce Kierkegaard) et de la confrontation avec la finitude, primant sur toute démarche de connaissance (y compris le « Connais-toi toi-même » de Socrate). Lacan en particulier, remet radicalement en question les préjugés liés au statut épistémique de l'objet aussi bien que celui du sujet, les ordonnant plutôt, du point de vue de la psychanalyse, à la cause de désir. Toutefois la question des conséquences sociales et politiques d'une telle position reste entière et non résolue.


"La pensée de l’existence récuse toute idée de connaissance absolue. Pour elle, la connaissance, comme détermination effective de l’objet dans son unité par le sujet dans son unité, est une illusion. Illusion caractéristique aussi bien de la conception traditionnelle que de la métaphysique. Illusion par quoi l’existant se dissimule son existence... Ils maintiennent le refus, propre à toute la pensée de l’existence, de toute connaissance vraie qui pourrait se poser comme raison pure, et donc ordonner un monde social nouveau. Et alors on peut douter qu’il y ait eu véritable rupture avec l’ordre traditionnel et avec la connaissance comme « fantasme de l’inscription du lien sexuel ». Que la mystique glorifiée par Lacan se distingue réellement de la mystique érotique traditionnelle qu’il a si constamment dénoncée."
JURANVILLE, ALTER, 2000

CONNAISSANCE, Individu, Autre, Messie

L'individu est le principe subjectif de toute connaissance vraie. Car se vouloir individu, c'est affirmer son identité dans son unicité, et donc en faisant l'épreuve de la finitude, s'arracher aux lois ordinaires de ce monde. L’identité est l’acte de la connaissance, tandis que la chose est ce qui est à connaître, à travers l'oeuvre, et ce dans quoi s’accomplit la connaissance. L'oeuvre est connaissance dès lors qu'elle s'ouvre aux autres oeuvres, qui la précèdent, d'abord celle de l'Autre absolu, la création, ensuite toutes celles, humaines, avec lesquelles elle accepte d'entrer en dialogue. La reconnaissance pour son oeuvre, l'individu ne l'obtient pas immédiatement, c'est pourquoi dans ce chemin vers l'autonomie il est porté par la grâce qui lui permet d'anticiper cette reconnaissance - pour peu, une nouvelle fois, qu'il s'ouvre aux autres, qu'il accepte la grâce qu'ils peuvent lui communiquer. Mais l'existant préfère s'attacher, tout d'abord, à des formes de connaissance moins exigeantes. Il peut notamment choisir la connaissance empirique (scientifique et positive) en s'identifiant au sujet transcendantal en vigueur, avec ses maîtres et ses modèles socialement établis, dans le but de "produire" (non de créer) et surtout de "capitaliser" des connaissances utiles. Cette connaissance exclut toute relation à l'Autre comme tel, toute épreuve de la finitude radicale, et ne permet pas de créer l'oeuvre-chose dans son unité ; le travail de l'individu est toujours sacrifié à des fins collectives, monnayables, capitalisables. A contraire s'il accepte l'existence, et avec elle le principe d'une connaissance vraie, absolue, le sujet doit d'abord supposer cette connaissance à l'Autre absolu, et que cet Autre donne toutes les conditions à tout Autre pour y accéder à son tour. Mais, à cause de la finitude, il faut supposer également l'intervention en personne de cet Autre, par la médiation de son Fils incarné (c'est toujours d'un fils dont est attendue l'accès à la connaissance et au-delà la rédemption, ce fils initialement rejeté du microcosme sexuel parental - la fameuse "scène primitive") ; c'est pourquoi le Fils de l'Homme ne saurait être, d'abord et en même temps, que le Fils de Dieu. La connaissance vraie revêt donc, inévitablement, une portée messianique, puisqu'elle doit préparer, par l'instauration d'un monde juste, le retour du Messie.


"La connaissance est enfin, dans son principe subjectif, individu. Car l’existant peut bien en venir à affirmer ou à supposer une chose vraie et existante comme ce qui est à connaître, et cela en l’Autre absolu et en tout existant, une chose qui assumerait la finitude radicale, et une chose qu’il devrait devenir lui-même en tant que connaissant. Mais il se laisse d’abord prendre, c’est ce qu’on vient de voir, par le monde ordinaire et son fond sacrificiel. Ce qu’il lui faut, pour poser objectivement cette chose et, par là, donner toute sa vérité à la connaissance, c’est s’arracher à ce monde, c’est-à-dire s’arracher aux maîtres et modèles qu’il y trouve, auxquels il veut s’identifier, et qui le détournent de l’épreuve pure de la finitude. Ce qu’il lui faut, c’est ne vouloir d’identité que dans son unicité, et à partir de l’épreuve qui y est faite de cette finitude. C’est donc se vouloir individu. Individu qui est celui qui veut connaître et qui connaît, quand l’identité est l’acte et le fait de la connaissance, et que la chose est, elle, ce qui est à connaître, et ce dans quoi s’accomplit la connaissance."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT 

CONNAISSANCE, Existence, Sens, Inconscient

La connaissance porte sur le particulier externe, même si elle en tire de l'universel, et elle est toujours oeuvre particulière, certes tournée vers l'universel. Affirmer l'existence, c'est donc toujours viser une connaissance particulière, mais aussi essentielle. En effet en posant l'extériorité de l'Autre absolu, aussi bien que son identité, l'existant suppose sa propre extériorité séparée et la possibilité de l'exposer dans son oeuvre propre, ayant alors valeur de connaissance. Mais la pensée de l'existence juge d'abord inconciliables l'existence, vécue authentiquement, et l'extériorité objective de la connaissance, sans se rendre compte que l'existence soi-disant authentique n'est alors que le reflet idéaliste et donc la continuation complaisante du monde social, avec son faux savoir écrasant. C'est en affirmant l'inconscient, en plus de l'existence, que l'on peut éviter le piège de l'idéalisme et parvenir à une connaissance objective. Seule la science de l'inconscient laisse place au non-sens constitutif de l'existence, et lui donne un sens finalement à la (dé)mesure du sens que l'Autre absolu a donné à son Oeuvre. A la condition de s'identifier, dans son oeuvre, à cet Autre absolu, l'oeuvre peut délivrer un sens qui soit connaissance essentielle et universelle.


"Connaître est certes répéter en soi ce qu’il en est de ce qui est à connaître, mais de telle sorte qu’on ne le ramène pas à soi, et que bien plutôt on le recrée en le laissant à toute son extériorité. Le décisif dans la connaissance est le particulier, à partir duquel l’universel doit réadvenir imprévisiblement. C’est ce que note Adorno : « La connaissance vise le particulier, non l’universel. » D’où ceci que ce qu’on connaît est toujours l’unique. Unicité d’une part de celui ou de ce qui est à connaître, et qui est toujours à connaître comme œuvre, et d’autre part de celui qui connaît, et qui connaît toujours en faisant œuvre à son tour, trait par trait.
En quoi affirmer l’existence, est-ce supposer une connaissance essentielle ? Affirmer l’existence, c’est supposer d’abord l’extériorité de l’Autre absolu qui, surgissant en dehors de l’existant, lui fait éprouver sa finitude radicale. Mais c’est supposer ensuite l’extériorité de l’existant qui reçoit de cet Autre toutes les conditions pour accéder, à partir de la finitude, à son identité vraie de séparé– jusqu’à poser comme telle cette identité dans son œuvre, comme l’Autre absolu le fait toujours d’abord. C’est supposer donc l’extériorité et qu’elle soit reconstituée par l’existant, supposer l’extériorité et en même temps la vérité de cette extériorité, supposer la connaissance. La même connaissance, de l’œuvre par l’œuvre, pouvant, pour l’existant, advenir dans la relation, non seulement à l’Autre absolu, mais à l’autre existant qui, lui aussi, a reçu, comme tout existant, les mêmes conditions pour aller jusqu’à l’œuvre."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT 

CONCEPT, Essence, Etre, Métaphore

La position de l'essence est le concept, en tant qu'énonciation et acte de la pensée (non comme simple signifié, comme le veut Hegel), là ou l'être n'était que la substance de la pensée. Le concept est l'essence vraie et existante recevant effectivement sa vérité. Cet acte positionnel consiste en une métaphore, qui est le principe en acte de toute objectivité. Juranville dit quelle est "la chose originelle se posant elle-même comme Autre, créant son Autre", c'est-à-dire qu'elle pose l'essence et, avec celle-ci, maintient ouvert le champ de l'objectivité. Notons que la toute première métaphore reste la métaphore de l'être, où celui-ci se substitue à l'étant et reçoit par-là même une signification nouvelle, essentielle, celle de substance pour la pensée comme on l'a dit (en ce sens il n'est pas un concept comme les autres, il est le concept d'avant toute différenciation et toute conceptualisation). Les concepts se forment successivement dès qu'il s'agit de poser chacune des essences, chacun des modes particuliers de l'être. Les concepts surgissent donc, certes imprévisiblement, mais pour s'ordonner immanquablement en système, ne serait-ce qu'en raison de la structure propre de toute création métaphorique : en effet l'essence n'est posée dans un ternaire que pour être d'abord refusée, recréée dans un quaternaire (où le sujet se pose comme quart-élément), puis reposée dans un nouveau ternaire. Enfin la dynamique de la création des concepts relève de l'élection (de même que l'ouverture de l'être relevait de la grâce) ; élection qui "suppose l’assomption, par le sujet, de l’appel de l’Autre comme appel à l’œuvre et au savoir" dit Juranville, cet appel donc à poser les essences, à créer les concepts. Cela ne veut pas dire que l'existant reçoive et assume l'élection, le concept est donc toujours d'abord partiellement faux : ordinaire et convenu, empirique ou "scientifique", voire absolu ou métaphysique. Ou bien alors le concept est assumé comme création vraie et existante, mais dénié comme débouchant sur un savoir transmissible et systématique (c'est la position des pensées de l'existence, voire des pensées contemporaines de la "différence").


"De même que l’être ne peut être reconnu comme ouvrant à tout un développement objectif jusqu’au savoir, que par la grâce, de même le concept ne peut être reconnu comme constituant effectivement ce savoir, que par l’élection. Élection qui, certes, est liée très étroitement à la grâce. Élection cependant qui, à la différence de la grâce, suppose l’assomption, par le sujet, de l’appel de l’Autre comme appel à l’œuvre et au savoir. C’est par elle, communiquée comme la grâce, qu’on accède, dans la pensée, au concept qui pose l’essence. Essence qui est, pour tout existant, son autonomie réelle, sa puissance créatrice, son pouvoir, et même son devoir, de faire œuvre. Le fini toutefois refuse d’abord de poser ainsi l’élection. Et le concept ne peut donc plus, comme nous le voulions, déterminer effectivement le savoir vrai, vers quoi va la pensée. Dès lors, là aussi, comme pour l’être, deux possibilités. Ou bien – première possibilité – on affirme un concept qui exprimerait le savoir ; mais ce concept alors est faux. Tel est le concept vague du savoir ordinaire. Mais aussi celui de la science, qu’il soit pur ou empirique, et celui de la métaphysique. Ou bien – deuxième possibilité – on affirme un concept vrai, comme acte d’existence ; mais ce concept ne permet aucun savoir. Tel est le concept vers quoi conduit la pensée de l’existence. Or refuser ainsi tout savoir systématique où s’articuleraient des concepts vrais, n’est-ce pas laisser intouché le savoir déjà là, toujours supposé total ? N’est-ce pas renoncer à la pointe, sociale, de son autonomie d’existant ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

COMPLOTISME, Soupçon, Totalitarisme, Liberté de la presse, NIETZSCHE

Nietzsche a bien diagnostiqué la maladive proximité entre le ressentiment et le soupçon, la souffrance et la culpabilisation de l'autre - il aurait pu ajouter entre la veulerie du troupeau et le complotisme. C'est toujours le même rejet de l'individualité créatrice, même lorsqu'elle se voue au bien commun ou au progrès de la justice. Le poison du soupçon n'est pas seulement dangereux par son mode de propagation, la rumeur, mais surtout parce que la rumeur mensongère, à l'ère de la démocratie dévoyée, est constamment orchestrée et entretenue par les Etats totalitaires. C'est pourquoi la meilleure antidote au complotisme reste encore la liberté de la presse - c'est bien pourquoi celle-ci, presse, ne manque pas d'en devenir la principale cible et victime.


"Le complotisme est la manifestation toujours en fait du même rejet primordial, par l'existant se faisant sujet social, non seulement de l'existence finie et de l'individualité où il l'assumerait, mais aussi de la justice véritable, celle qui s'établit à la fin de l'histoire. Rejet qui déboucha jadis dans le paganisme et qui voue aujourd'hui l'existant à se soumettre à l'idole abstraite du Soupçon. Parce que, en raison de la finitude de l'existant, la justice véritable qui tient ouvert pour lui l'espace de l'individualité est toujours à nouveau, par lui rejetée... Et, bien sûr, pour les régimes totalitaires, avec la place en eux de la police. Et c'est vers la même issue (souvent fatale) que le complotisme conduirait aujourd'hui comme hier (avec l'Holocauste et le Goulag), n'étaient les principes constitutionnels du monde actuel - éminemment la liberté de la presse - et l'ensemble de ses institutions politiques. La liberté de la presse, parce que la presse peut certes donner d'abord une tribune au complotisme, mais qu'elle en devient très vite une victime (l'élite des médias) et qu'elle est alors en position d'en démonter les mensonges et d'en dénoncer les intentions criminelles."
JURANVILLE, 2021, UJC

COMPLOTISME, Discours du peuple, Discours du maître, Discours de l'individu

Le discours complotiste, tenu par le peuple, suppose toujours qu'un petit groupe de maîtres détient secrètement le pouvoir et ment à la population. Dans la société traditionnelle un tel discours n'a pas lieu d'être, précisément parce que le discours du peuple y est dominant, hégémonique, massivement complotiste lui-même - même si ce sont d'autres discours qui organisent (discours du maître) ou légitiment (discours du clerc) le système sacrificiel, conformément à l'obscure volonté du peuple. Ce n'est qu'à l'aube de l'histoire, avec le discours du maître parvenu en position dominante (discours qui prône alors un minimum de justice et de rationalité), que le complotisme se déclare ouvertement et se répand parmi le peuple, précisément contre les maîtres supposés illégitimes. Il se déchaîne littéralement à la fin de l'histoire avec l'avènement du discours de l'individu (violemment rejeté par les masses), prenant pour cible le capitalisme, le "système", la finance, etc., ceci dans un contexte où si le discours du peuple globalement décline, il en va autrement de son pouvoir (demo-cratie) largement dévoyé dans les Etats totalitaires, ouvertement complotistes et anticapitalistes.


"Le complotisme est inconcevable dans le monde traditionnel. Car c'est une conception qui interprète les événements à partir de l'idée qu'un complot (une conspiration, une conjuration) a été ourdi secrètement par un groupe maléfique (les juifs, les francs-maçons, etc.) pour exercer la domination sur le peuple et occuper la place de maîtres... Il est en fait discours du peuple qui rejette ce groupe prétendu maléfique et le condamne à la violence sacrificielle... Mais cette captation de tous dans le social est mise en question avec l'avènement de l'histoire. Et le complotisme apparaît. Des individus (formant des groupes) surgissent alors qui agissent socialement en tant que maîtres nouveaux et qui introduisent des changements politiques dans le sens de la justice véritable. Le complotisme se dresse explicitement contre eux."
JURANVILLE, 2021, UJC