COMMUNAUTE, Société, Hétéronomie, Autonomie, WEBER

Max Weber décrit la communauté plutôt comme une totalité immédiate et affective, et la société plutôt comme une totalité civile et rationnelle. Pour autant il admet qu'il n'existe aucune loi de développement qui ferait passer historiquement de l'une à l'autre, car, dit-il « la grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie celui d’une socialisation. » Juranville articule avec davantage de précision le rapport entre ces deux types de totalité, en caractérisant la communauté par l'hétéronomie et la société par l'autonomie, à quoi s'ajoute le facteur totalité. Mais il précise que l'hétéronomie en question, ce qui est reçu de l'Autre en général, ne relève pas d'une simple transmission plus ou moins imposée mais, pour chaque individu, d'une décision à la fois instituante et inspirante, qui suppose - paradoxalement - une certaine autonomie. C'est d'abord le fait de vivre en société qui peut apparaître comme une caractéristique universelle, et c'est lorsqu'une telle totalité offre concrètement les conditions d'émergence de l'autonomie, que le sujet social peut s'en saisir et découvrir - non moins paradoxalement - que l'hétéronomie, l'hétéronomie vraie de l'Autre absolu, était la condition de possibilité de son autonomie.


"Pour Weber implicitement comme pour nous explicitement, le décisif, ce n’est pas que la communauté soit totalité immédiate et naturelle, la société, totalité posée comme telle et artificielle ; c’est que la communauté soit totalité avec l’hétéronomie, la société, totalité avec l’autonomie. Car ce qui est découvert d’abord par l’existant qui s’interroge, et qui donc s’établit dans son autonomie, c’est la société dans laquelle il est pris (de là vient qu’on parle en général des « sociétés humaines », non des « communautés humaines », et que la « vie en société » peut apparaître comme une caractéristique universelle, non la « vie en communauté »). Société qui peut, comme totalité, permettre ou empêcher le développement de cette autonomie, l’existant en venant alors à concevoir l’exigence d’une société juste où l’autonomie puisse, et pour chacun, s’accomplir. Et la communauté n’est découverte qu’ensuite, avec la finitude. Et cette découverte commence par être négative pour l’existant, découverte d’une totalité primordiale dans quoi il est toujours déjà pris, en deçà même de la société, et à quoi il doit s’arracher pour accéder à la société qu’il veut, quitte à refuser cet arrachement et à revenir au mythe la communauté. Mais cette découverte peut être aussi positive, quand, avec la finitude comme radicale, apparaît à l’existant que c’est par l’Autre et sa loi qu’il atteindra le bien suprême – bien suprême qui certes était là depuis toujours, mais que lui-même doit alors revouloir, recréer soi (c’est « vivre en communauté », pris au sens d’un acte par quoi on institue ou réinstitue la communauté). Et c’est cela qu’envisage Weber quand il dit que l’identité avec d’autres, le « fait d’avoir en commun certaines qualités, une même situation ou un même comportement ne constitue pas nécessairement une communalisation », et que « c’est uniquement pour autant que celle-ci [cette identité] inspire le sentiment d’une appartenance commune », pour autant que cette identité apparaît en l’Autre comme tel, « que naît une communauté ».
JURANVILLE, 2000, EXISTENCE

COMMUNAUTE, Individu, Hétéronomie, Totalité, MARX, KIERKEGAARD

Totalité et hétérogénéité définissent la communauté et les deux sont exigibles afin d'y établir la justice. Mais les partisans radicaux de l'hétérogénéité, au nom de l'existence, comme ceux de la totalité, au nom de la justice sociale, refusent cet effort dialectique de conciliation. Pour Kierkegaard, "il n’y a jamais de lutte que celle des individus ; car le propre de l’esprit, c’est justement que chacun soit un individu devant Dieu", et l'idée même de communauté apparaît comme la négation même de l'existence et de l'hétéronomie vraie, avant tout religieuse et personnelle. Marx, inversement, dénonce la fausse hétéronomie de l'individualisme bourgeois, et en appelle la "communauté réelle" des "individus complets" (non aliénés).


"Ce qu’il faut donc, si l’on veut aller jusqu’au bout de l’affirmation de l’existence, c’est poser à la fois, d’une part, avec Kierkegaard, l’hétéronomie vraie, toujours religieuse et, d’autre part, avec Marx, la totalité juste, certes sociale et politique, qu’implique cette hétéronomie."
JURANVILLE, 2000, EXISTENCE

COMMUNAUTE, Aliénation, Capitalisme, Communisme, MARX

L'aliénation ne peut être surmontée que dans le cadre d'une communauté nouvelle soumise à une hétéronomie elle-même radicalement Autre (puisque la communauté est hétéronomie et en même temps totalité), rompant avec la communauté traditionnelle soumise à la loi de l'Idole. Mais contrairement à ce qu'affirme Marx une telle révolution ne saurait être le produit des contradictions immanentes au capitalisme, comme si l'oppression suscitant naturellement son envers, la résistance, le capitalisme ne pouvait que s'effondrer et avec lui toute trace d'aliénation. Ainsi serait atteinte la « communauté des individus complets », quand serait « rétablie non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur la possession commune de tous les moyens de production » écrit Marx dans L’Idéologie allemande. Mais cette communauté sans classe et sans aliénation n'est pas vraiment nouvelle puisqu'elle exclut, au même titre que la communauté traditionnelle, toute autonomie individuelle : en effet l'individu désaliéné de Marx n'est qu'une abstraction, hors finitude, sans "existence" réelle face à la "communauté de travail" à laquelle il est sommer de s'identifier (au-delà même d'une quelconque appartenance nationale ou ethnique). C'est ainsi que le communisme répète, mais en pire (dans sa volonté de faire monde et de "purifier" l'homme de toute aliénation), le système sacrificiel du paganisme, là où le capitalisme ne fait que le prolonger, tout en limitant ses aspects totalitaires et sacrificiels, puisqu'il reconnait au moins juridiquement l'individu dans son existence autonome.


"Mais cette visée d’une communauté nouvelle conduit inévitablement, parce qu’elle est anticapitaliste, à une répétition du système sacrificiel, avec sa communauté écrasante. Car la révolution anticapitaliste vise à faire disparaître, de la communauté juste qu’elle veut établir, toute trace d’aliénation . C’est ce qu’elle vise, puisque le capitalisme est la forme qu’a prise, dans l’histoire, l’aliénation. Et ce qui caractérise le projet de Marx comme gnostique. Marx veut alors une émancipation « totale », accomplie par l’« homme générique », une « émancipation humaine ». Mais gnosticisme présent aussi dans L’Idéologie allemande (1845-1846) où l’individu, ignorant toute finitude radicale, devient, par la révolution communiste, abstraitement autonome."
JURANVILLE, 2010, ICFH

COMMUNAUTE, Sacrifice, Peuple, Etranger

La communauté sacrificielle se caractérise par la violence qu'elle fait subir à certains individus, voire à l'individu comme tel, sur lesquels s'est déportée la haine de l'Autre, de l'altérité comme telle. Ce système sacrificiel se réalise sous trois formes de communautés successives. D'abord le couple des amants : fermée et exclusive par définition, cette communauté est tout entière consacrée à la jouissance sexuelle, plus ou moins élevée à la passion, mais surtout elle exclut l'Autre comme tel (l'Autre absolu d'une part, par crainte de l'interdit, l'autre fini d'autre part, l'enfant qui pourrait y être procréer, par crainte de la finitude qu'il faudrait alors assumer). Ensuite la famille : c'est une communauté où cette fois règne l'interdit et la mesure, l'éducation et la responsabilité, mais une communauté qui peine à s'ouvrir à la fraternité universelle, étant elle aussi tentée d'exclure tout étranger (en répétant d'une certaine façon le mythe inconscient de la "scène primitive", soit le "parfait" rapport sexuel dont l'enfant était le premier exclu), mais tentée aussi, corollairement, d'empêcher chacun de ses membres de devenir "étranger" et pleinement individu, dans la solitude et la séparation. Enfin le peuple : cette communauté devrait poser sa spiritualité propre en assumant son rôle dans l'histoire, elle est pourtant aussi le théâtre par excellence du sacrifice, par la communauté entière, de l'Etranger comme tel (c'est la condamnation du Fils de Dieu envoyé sur Terre pour laver les péchés des hommes, la perpétuation de la haine et le refus de toute rédemption).


"Le système social sacrificiel où le sacrifice est violence subie par une victime sur laquelle s’est déplacée la haine contre l’Autre absolu vrai, contre le vrai Dieu... Communauté où se répète et s’« extrêmise » la haine contre l’enfant (le fils) exclu de la scène primitive et contre l’étranger rejeté par la famille. Communauté qui se fixe par la violence exercée en commun contre l’Autre comme tel, devenu victime du « sacrifice »."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

OEUVRE, Commencement, Décision, Historicité

Commencer une oeuvre et s'y consacrer pleinement relève d'une décision toujours à renouveler, car la tentation d'abandonner ne laisse pas elle-même de se répéter. Deux insistances antagonistes à ne pas perdre de vue. Car nulle oeuvre ne sera suffisamment consistante qui n'ait été menée à terme, ou dans tous les cas dont on ne puisse rendre compte.


"Nul commencement pour le sujet existant, sinon celui qu’il doit effectuer, s’arrachant à son indécision, pour mener à bonne fin son œuvre propre. Et un tel commencement devra être répété, d’un tel commencement on devra répondre, jusqu’à ce que l’œuvre ait été produite avec toute sa consistance. Car sans cesse on sera tenté de croire qu’on en a fait assez, et donc de fuir son historicité essentielle - historicité de qui a à mener à bonne fin l’histoire d’une œuvre."
JURANVILLE, 2017, HUCM

COMMENCEMENT, Folie, Finitude, Autre

Etant donnée la finitude, étant données les limitations du savoir objectif, toute décision prétendument inaugurale est évidemment contestable et sera contestée. Seule la folie permet de dépasser cette contradiction objective du commencement, parce qu'en tant que négation et finitude, elle passe outre l'impossibilité qui serait faite au sujet - à cause de cette finitude justement - d'accéder au savoir et à l'autonomie. Car dépendre de l'Autre n'est pas seulement synonyme d'aliénation mais aussi, du côté de l'Autre, don et transmission. On parle donc ici d'une folie essentielle, essentiellement inspirée par l'Autre, visant une objectivité absolue pouvant être reconnue universellement. Dans ces conditions la folie est bien la subjectivité absolue du commencement et ce par quoi il s’accomplit.


"Comment, si n’est reconnue d’abord qu’une objectivité réelle certes, mais finie et faussement absolutisée, s’engager à faire reconnaître une vraie objectivité absolue, celle de l’oeuvre qui rassemble la décision finale ? L’argument qui fait désespérer de cette possibilité, c’est celui de la finitude (argument de la pensée contemporaine ou de l’existence). Il faut nier pareille conception de la finitude - la finitude, en soi, n’empêche rien ; certes elle rend dépendant de l’Autre ; mais de l’Autre elle peut recevoir toutes les conditions qui permettent au fini de s’établir dans son autonomie. Or négation et finitude, cela définit la folie. Folie comme subjectivité absolue du commencement et ce par quoi il s’accomplit. Mais ce n’est que si cette folie est elle-même essentielle, si elle vise une objectivité absolue qui soit un jour universellement reconnue (l’essence en principe de savoir), que le commencement est bien alors ce qu’on vient d’en dire. Folie habitée par l’Autre, inspirée. C’est celle que Platon place au coeur des plus hautes biens ; celle que suppose Descartes quand il confectionne l’hypothèse du Malin Génie. C’est fondamentalement la folie de la Croix."
JURANVILLE, 2017, HUCM

COMMENCEMENT, Election, Folie, Altérité

D'abord les hommes s'effraient des vrais commencements, ils refusent toute folie essentielle - et même toute vérité philosophique que l'on pourrait en tirer - pour en rester à la folie sociale ordinaire, traditionnelle, répétant toujours les mêmes sacrifices. Les vrais commencements nécessitent une élection, qui conjoigne singularité (pour s'affranchir de la loi commune et endosser la loi de l'Autre) et autonomie (pour affronter l'opposition se dressant a priori contre toute altérité) : élection qui se présente donc comme l’altérité absolue du commencement et son essence, et la solution à sa contradiction subjective.


"L’élection est l’altérité absolue du commencement et son essence. Elle est, parmi les conditions venues de l’Autre, celle qui fait rompre avec le sujet social ordinaire et entrer dans la folie sublime et douce de l’oeuvre. Elle est offerte à tous, mais tous n’en paieront pas le prix - « car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Elle est le fait, éminemment, du Christ."
JURANVILLE, 2017, HUCM

COMMENCEMENT, Décision, Liberté, Historicité

L'historicité vraie ne consiste pas à se conformer à une tradition, à un passé censé se répéter, mais à répondre à l'exigence de l'Autre en accueillant librement sa loi. Ainsi s'effectue le véritable commencement, par une décision qui fait acte. Négation (de la fausse objectivité de l'ordre existant) et liberté (d'accueillir la loi de l'Autre), cela définit bien la décision, pleinement existentielle, et l'objectivité absolue du commencement.


"Le commencement se donne au savoir comme décision. Car, à la place de l’historicité vraie, de l’exigence venue de l’Autre de mener l’histoire jusqu’à son terme, s’établit en fait toujours d’abord une historicité fausse, d’appartenance à un monde social légué par le passé et censé devoir se répéter toujours le même. Commencer, commencer vraiment, nier l’historicité fausse et s’engager dans la vraie, c’est alors avant tout, accueillant dans son immédiateté à soi la loi de l’Autre, l’éprouver comme liberté véritable et nier qu’il y ait aucune pareille liberté dans l’appartenance au monde social traditionnel (ou dans l’autonomie abstraite de la subjectivité moderne). Or négation et liberté, cela définit la décision."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CHRISTIANISME, Rédemption, Grâce, Amour, ROSENZWEIG

La Révélation est amenée à se répéter pour pouvoir être accueillie et acceptée par tous les hommes, conformément à l'amour de Dieu qui est absolu. C'est ainsi que la révélation chrétienne répète la révélation juive, toujours par le Fils (Verbe) mais cette fois explicitement puisqu'il devient Christ Rédempteur du fait de l'Incarnation, de la Passion, et de la Résurrection.


"Le christianisme a comme contenu, pour nous, la grâce originelle supposée par l'élection (et qui doit s'accomplir en elle); la Rédemption dans laquelle le Christ comme le Rédempteur par excellence, permet à chacun de s'établir; et l'amour auquel il appelle chacun, en réponse à l'amour divin. «Voie éternelle», dit Rosenzweig du christianisme, puisque ce dernier met en question en son fondement le paganisme et qu'il dirige tous les hommes, pour autant qu'ils s'en arrachent, vers le monde juste de la Rédemption."
JURANVILLE, UJC, 2021

CHRISTIANISME, Rédemption, Grâce, Amour

Si avec l'amour - amour du Prochain - le christianisme tient son objectivité vraie, il rencontre aussi sa propre contradiction (objective) dans le refus que l'existant et principalement le sujet social oppose à cet amour. C'est la rédemption qui apporte les conditions pour que l'amour devienne objet d'un savoir véritable et conduise à l'autonomie réelle ; la rédemption qui est donc la subjectivité - comme solution à la contradiction objective - du christianisme. Seul le Christ, par son sacrifice, peut accorder la rédemption à l'humanité, la rendre acceptable par tous, comme Dieu le Père l'avait premièrement accordée au peuple juif. Mais si elle est bien sa subjectivité vraie, avec la rédemption le christianisme rencontre aussi sa propre contradiction (subjective) dans le fait que l'existant, s'imaginant libéré de sa finitude, pourrait prétendre passer outre à toute loi (position généralement gnostique, asociale). C'est alors la grâce qui résout cette contradiction subjective, grâce reçue d'abord de l'Autre absolu, grâce que chacun doit communiquer à son tour à son Autre, lui apportant ainsi les conditions de l'autonomie véritable et l'accès au savoir ; la grâce qui est donc bien l'essence du christianisme et son altérité absolue. Cette grâce, qui permet à la rédemption de s'accomplir, et à l'amour de se répandre, le peuple christianisé doit la reconnaître au peuple juif (historiquement par la reconnaissance de l'Etat d'Israël), après la lui avoir longtemps dénié au motif que ce peuple était porteur d'une élection elle aussi refusée.


"Comment le sujet individuel qui proclame une rédemption véritable peut-il, pour le savoir de l'autonomie duquel il se réclame, obtenir l'accord, au moins implicite, du sujet social qui d'abord rejette pareille rédemption ? Comment peut-il éviter de se faire complice de ce rejet ? Il a en propre une autonomie réelle, avec la finitude ; une autonomie à lui permise par l'Autre absolu qui l'a fait son Autre ; une autonomie qui est principe du savoir. Pour que le savoir puisse se poser comme universellement reconnu, il faut simplement que le sujet individuel lui aussi dispense une semblable autonomie donc au sujet social. Autonomie et altérité, cela définit la grâce. Laquelle est donc l'altérité absolue du christianisme et son essence, la solution de sa contradiction subjective. Grâce qui permet à la rédemption d'aller jusqu'à son terme, dans un monde dont l'amour est la valeur suprême (mais où certes la haine inéliminable n'est pas oubliée)."
JURANVILLE, 2019, FHER

CHRISTIANISME, Péché, Philosophie, Sacrifice

La philosophie antique a bien valorisé l'individu et légitimé son droit à la connaissance, à la jouissance et au bonheur, elle a bien fait progresser l'idée de justice, mais elle n'a pas pu empêcher l'effondrement du monde antique, car elle n'a pas affronté ni même identifié le mal à sa racine : le fait qu'un homme puisse, contrairement à ce qu'énonçait Socrate, "être méchant volontairement", autrement dit vouloir le mal pour le mal. C'est bien ce qui a rendu indispensable le christianisme, et inévitable sa victoire historique contre le système sacrificiel - pour lequel l'individu ne compte pas, saut à être exclu de la communauté. Or pas plus individuellement que collectivement, contrairement encore à ce que postule la philosophie, l'homme ne peut se sauver lui-même : comment s'ouvrir absolument à l'Autre si un tel Autre absolu n'intervient pas directement dans l'histoire, montrant "personnellement" la voie de l'Amour contraire à celle du sacrifice ? Comment le refus de l'existence (pulsion de mort), de l'altérité, pourrait il être surmonté sans la Grâce divine qui est altérité en acte par le don de soi ?


"Le monde antique ne peut que s’effondrer quand est absolument mis en question, par l’avènement du christianisme, ce qui, dans ce monde, empêchait la philosophie d'accomplir son acte : l'entraînement toujours évident du peuple dans la violence sacrificielle, dans ce qui est, pour nous, la constitutivement humaine volonté du mal pour le mal. Car l'évènement du christianisme fait qu'est dénoncée comme péché la vie de jouissance plus ou moins raffinée - mais toujours entraînée dans la violence sacrificielle - dans laquelle s'abîmait l'empire romain. Une telle dénonciation résulte de ce que l'absolu est intervenu dans le monde. Non pas, au sens de Hegel où il y serait toujours déjà présent et y prendrait simplement conscience de soi. Mais au sens de Kierkegaard où il y serait venu pour changer imprévisiblement quelque chose du côté des humains. Au-delà de toute la téléologie que proclame la philosophie traditionnelle de Platon à Hegel, le péché est, comme l'a bien vu saint Augustin, volonté du mal pour le mal. Et en même temps il est, par la grâce de Dieu, sans cesse racheté et ramené vers le bien. Le christianisme a vaincu quand il eut été avéré que la philosophie par elle-même ne pouvait pas faire accepter de tous, du peuple, la justice qu'elle avait voulu introduire. Le christianisme qui combat la violence sacrificielle dont le sujet individuel est la victime désignée. Car le péché de l'homme est ce que nous avons appelé sa finitude radicale, son primordial refus de l'existence, c'est-à-dire de l'ouverture à l'Autre en tant que c'est de cet Autre qu'il recevrait son identité vraie."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CHRISTIANISME, Négation, Vie, Péché, NIETZSCHE

La critique nietzschéenne du christianisme peut être dite biaisée et insincère, car il l'attaque de biais, à partir d'une interprétation gnostique qu'il sait erronée, selon laquelle le péché reviendrait intégralement à la chair et ses faiblesses. Comme si le péché n'était pas constitutivement volonté du mal pour le mal, et pour cela seulement négation de la vie. Comme s'il ne fallait pas, pour tout homme, affronter ses démons en traversant une Passion similaire à celle du Christ, en remettant en question sa propre existence pour accéder à l'Amour créateur. Nulle négation de la vie, de la créativité, nulle faiblesse comme telle valorisée dans le christianisme.


"Du christianisme il dénonce ainsi entre autres la dualité de l’âme et du corps, ou le corps et donc la vie seraient niés, mais c'est là une interprétation gnostique du christianisme selon laquelle l'âme, d'abord prisonnière du corps, aurait à en être libérée pour connaître la béatitude. Il dénonce la doctrine du péché ou l’âme se laisserait toujours d'abord tenter par le corps, mais Nietzsche sait bien qu'il y a, en l'homme faible ou fort, négateur ou affirmateur de la vie, une volonté du mal pour le mal, une jouissance à la cruauté qui est dans les deux cas, quoi qu'il en dise, une négation de la vie... Nietzsche dénonce aussi bien sûr la doctrine du Jugement dernier qui devient, pour tous les négateurs de la vie, le sommet de la vengeance imaginaire. Tout cela, alors que Nietzsche a reconnu l'inévitable, pour l'affirmateur de la vie, pour le créateur, de traverser une passion comme le Christ par excellence l’a traversée."
JURANVILLE, 2021, UJC

MORT, Jugement dernier, Pulsion de mort, Résurrection, SAINT AUGUSTIN

Dans La Cité de Dieu, Saint Augustin aborde le Jugement dernier où chacun sera jugé sur ses œuvres. Le Christ revenu séparera alors les justes des méchants, établissant les premiers dans la résurrection de l'esprit et de la chair, dans la béatitude éternelle. Les méchants, quant à eux, seront condamnés à ce qu'Augustin appelle (après l'apôtre Jean) la "seconde mort", infiniment pire que la première : « là, les hommes ne seront plus avant la mort ni après la mort, mais toujours dans la mort, et ainsi jamais vivants, jamais morts, mais mourants sans fin » et « il n'y aura pour l'homme rien de pis que lorsque la mort elle-même sera sans mort ». Ce châtiment éternel où l'âme et le corps seront éternellement unis dans la souffrance correspond à ce que la psychanalyse appelle la "pulsion de mort", tourment ordinaire de celui qui s'éloigne de la pulsion de vie, qui refuse "l'ouverture existante et aimante à l'Autre" (Juranville).


"Seconde mort qui est pour nous enfermement dans cette pulsion de mort qui fait l'enfer quotidien de l'homme pécheur, mais qui peut toujours être reprise (et alors on y échappe) dans la pulsion de vie et l'ouverture existante et aimante à l'Autre."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

RELIGION, Christianisme, Judaïsme, Islam

La vérité des trois religions révélées (notamment la vérité théologique du christianisme, avec la Trinité) ne sera effective qu'à la fin de l'historie, quand elles auront surmonté les dangers de falsification qui leur sont propres, et quand elles auront reconnu le savoir universel de la philosophie. En ce sens elles s'accorderont alors avec les religions orientales humainement instituées, elles-aussi vraies : ainsi le christianisme, fondé sur la grâce au même titre que le taoisme (l'efficience du non-agir), mais menacé de repaganisation jusqu'à ce qui'il reconnaissance la vérité du judaïsme ; ainsi le judaïsme, fondé sur l'élection au même titre que le confucianisme (le pouvoir des lettrés), mais menacé de neutralisation jusqu'à ce qu'il reconnaisse la vérité du christianisme ; ainsi l'islam, fondé sur la foi au même titre que l'hindouisme (soumission à une puissance divine principe de toute chose), mais menacé de non-dépaganisation jusqu'à ce qu'il reconnaissance la double vérité du christianisme et du judaïsme (et politiquement l'existence de l'Etat d'Israël).


"Notre propos est de montrer, en discussion avec Rosenzweig, que, si les trois religions révélées, le christianisme (qui détermine la vérité théologique partout implicitement présente), mais aussi le judaïsme et l'islam, ont toutes les trois leur vérité en soi, elles n'ont pas d'emblée, menacées qu'elles sont de falsification par leurs dangers propres, leur pleine vérité. Pleine vérité qu'elles n'ont qu'à la fin de l'histoire, quand elles permettent justement à la philosophie de poser son savoir comme universellement reconnu."
JURANVILLE, 2019, FHER

CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG

L'institution de l'Eglise, dont la mission se veut indéniablement politique, n'aura pas pu empêcher une repaganisation du monde contredisant la valeur d'autonomie qu'elle voulait y introduire. Une première fois avec le catholicisme coupable, selon Rosenzweig, d'avoir "divinisé le monde ou mondanisé Dieu", oubliant la transcendance, dans un comble de conformisme. Une deuxième fois avec le protestantisme qui, lui, a oublié la vocation politique du christianisme, faisant de la foi et du bénéfice de l'autonomie une affaire personnelle, dans un combe d'idéalisme : « divinisation de l’homme ou humanisation de Dieu », quand « le Fils de l’Homme, et non pas Dieu, [est] la Vérité », dénonce Rosenzweig. Une troisième fois avec l'orthodoxie qui, fuyant « un monde anarchique et une âme chaotique pour se réfugier dans l’espérance et la vision » - vision volontiers apocalyptique d'un monde qui serait vraiment nouveau -, tombe dans une "spiritualisation de Dieu" et encore plus dangereusement dans une divinisation de l'esprit (notamment) national, ce qui représente un comble d'immanentisme mais aussi de nihilisme.


"La Révélation chrétienne, dont la portée est en soi foncièrement politique, introduit certes un monde nouveau, avec de l’autonomie. Mais un monde où cette autonomie, simplement supposée (c’est la grâce), est en fait faussée (elle devient autonomie abstraite, hors finitude), et où l’institution prétendument nouvelle (l’Église) prolonge en fait les institutions du monde traditionnel."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG

On trouve une volonté chez Rosenzweig de situer la révélation juive en dehors de toute époque et de toute succession historique (le peuple juif aurait atteint d’emblée la fin vers laquelle doivent tendre tous les peuples). Par son sacrifice, le Christ seul ouvrirait l'histoire avec ses trois époques (Moyen-Age, Temps Modernes, époque contemporaine) et ses trois Eglises correspondantes chargées de convertir les païens : celle de Pierre (catholicisme, conversion formelle supposée), celle de Paul (protestantisme, conversion intérieure), l’Église de Jean (orthodoxie, conversion conservatrice). Néanmoins, deux époques supplémentaires, authentiquement historiques, restent logiquement requises : au commencement, celle qui conduit de la révélation juive au sacrifice du Christ, incluant la philosophie grecque, à la fin celle qui découle de l'Holocauste et de la création de l'Etat d'Israël (inscrivant de facto les juifs dans l'histoire).


"S’il s’en tient expressément à ces trois époques, d’une part Rosenzweig suppose, à nos yeux, une époque antérieure, celle qu’a introduite la révélation juive et qui se prolonge par l’avènement de la philosophie (laquelle est pour nous, dans le paganisme grec, quelque chose de non-païen) – époque dont l’évolution catastrophique conduit justement à l’exigence de la venue du Christ et de son sacrifice. Et, d’autre part, Rosenzweig dirige, selon nous, vers la nécessité d’une époque ultérieure, qui serait pour nous celle de l’accomplissement."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CHRISTIANISME, Altérité, Singularité, Judaïsme

L'on pouvait croire que le christianisme, religion de l'altérité découlant de la révélation, aurait su préserver historiquement cette altérité que les religions païennes avaient tant falsifiée. Il n'en a rien été car le christianisme s'est paganisé à son tour, en faisant de l'Autre divin une figure surmoïque et en désignant l'individu humain - nié dans sa singularité - comme sa victime sacrificielle. Afin de restituer l'individu dans sa singularité, en tant que porteuse d'altérité, le christianisme doit donc reconnaître la vérité du judaïsme, lequel se définit justement comme altérité et singularité.


"Le christianisme semblait devoir être l'unique religion vraie découlant de la révélation. Une religion qui, tenant compte de la falsification toujours d'abord, par le sujet social, de l'altérité, proclamait, contre toute religion naturelle, païenne, l'altérité essentielle. Une religion qui mettait l'altérité essentielle non seulement dans le rapport de l'Autre absolu avec les humains (pour lequel ceux-ci sont alors des Autres vrais), mais aussi au sein même de cet Autre (c'est le Dieu trinitaire). Une religion qui, par excellence, appelait les humains à se rapporter les uns aux autres selon cette altérité.
En fait, se repaganisant, le christianisme tend lui aussi à fausser l'altérité dont il se réclame. A faire de l'autre homme comme tel sa victime sacrificielle. A ne pas accepter que cet homme soit lui-même, dans l'identité qu'il a comme Autre, dans son individualité, dans sa singularité individuelle.
Le christianisme doit donc, pour être la religion vraie qu'il doit être, laisser place à la singularité. Et même à la singularité en tant qu'à partir de soi elle déploie une religion vraie — une religion non plus avec l'altérité, mais avec la singularité. Ce qui définit selon nous le judaïsme."
JURANVILLE, FHER, 2019