AUTRE, Surmoi, Finitude, Pulsion de mort, LACAN

L'homme ne saurait, par lui-même, dépasser sa finitude, puisque celle-ci le détourne justement de l'Autre absolu vrai qui seul pourrait le sauver. A la place il se fabrique un Autre absolu faux qui, n'admettant pour lui-même aucun Autre, ne l'appelle pas non plus à affronter sa finitude - notamment la sexualité, régie par la pulsion de mort, qui de ce fait demeure son unique horizon.


"Il est idole pour autant qu'il sera l'objet d'un culte. Il est spectre (revenant) pour autant qu'il hante l'humain, le retient dans le passé et l'empêche de s'ouvrir à l'Autre qui viendra. Il est ce que la psychanalyse désigne comme le Surmoi. C'est la haine qui le produit comme formation primordialement psychotique (hallucination). « Le Surmoi est haine de Dieu, dit Lacan, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses » — comme si elles avaient été mal faites parce qu’il faudrait, certes douloureusement, découvrir en soi la pulsion de mort et s’y affronter (cette pulsion de mort dont on est quant même coupable, puisque c’est le primordial refus) ! « Le Surmoi est cette béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet des commandements de la parole » (Lacan) - c’est un dieu obscur qui n’écoute pas et avec lequel on ne parle pas."
JURANVILLE, HUCM, 2017

AUTRE, Absolu, Finitude, Rédemption, ROSENZWEIG

La philosophie contemporaine depuis Kierkegaard a fait de l'altérité une donnée essentielle. Non seulement l'Autre surgit imprévisiblement, dans le temps réel, mais l'identité elle-même se reconstitue à partir de ce qui vient et viendra de l'Autre, au-delà de la fausse identité apportée par la seule relation sujet-objet. Or seul un Autre absolu (absolument Autre, jamais clos sur lui-même) peut choisir de s'ouvrir à son Autre et ainsi sauver le sujet de sa finitude radicale, soit justement le refus de l'altérité inscrit dans la nature de l'homme. C'est ce qui fait dire à Rosenzweig que la vraie puissance de Dieu se manifeste dans la Rédemption, pour lui-même comme pour la créature : « Dieu est le Rédempteur, en un sens bien plus fort qu’il n’est Créateur et Révélateur… Il n’est pas seulement le Rédempteur, il accueille la Rédemption en  dernière instance pour lui-même. » Cela n'empêche pas l'Autre d'être immédiatement faussé par la créature, par finitude, transformé en un Autre clôt sur soi et fétichisé.


"L’Autre est toujours d’abord Autre vrai, avant tout l’Autre  absolu qui suprêmement existe, veut l’existence, alors que  l’homme primordialement la rejette, ce primordial rejet constituant ce qui nous appelons sa finitude radicale. Cet Autre s’ouvre par essence à l’homme comme à son Autre, il le veut Autre vrai, fait que, tout radicalement fini qu’il soit, il ait toutes  les conditions pour devenir un tel Autre. Pour Booz, chez Hugo, c’est un songe descendant du ciel et le mettant en possession de sa puissance créatrice et procréatrice."
JURANVILLE, 2024, PL

AUTRE, Mère, Sexualité, Oeuvre, LEVINAS

La relation à l’Autre, à travers les perspectives de Levinas, commence par la figure de la femme-mère, qui, en établissant la demeure, introduit l’espace où la loi paternelle est transmise ; ce processus substitue métaphoriquement le père à la mère comme essentiel, passant du corps au verbe. Cependant, l’Autre reste souvent réduit à un objet de pulsion, ce que Levinas ne reconnaît pas vraiment dans sa vision de la sexualité, qu’il inscrit dans un mouvement vers l’enfant et l’amour, où l'ego renonce à soi. Pour Levinas, le féminin attire le masculin vers une "transsubstantiation" par le plaisir corporel. En contraste, la psychanalyse met en avant la pulsion de mort (c'est sa version du "péché originel"), réduisant l’Autre à un objet (l’objet 'a'), une tendance qui se déploierait en système social sacrificiel si elle n'était pas contenue dans des formes éthiquement et politiquement acceptables. D'objet l'Autre peut être recréé comme essentiel via l'oeuvre (notamment le savoir), puisqu'elle s'effectue toujours depuis l'Autre et requiert la reconnaissance de tout Autre.


"Travailler à cette œuvre, c'est en effet faire exister pour soi la place de l'Autre au jugement duquel l'œuvre en progrès est sans cesse offerte, et du point de vue duquel est elle, en cela, peu à peu produite... C'est ce que fait implicitement la psychanalyse avec ceci qu'elle ouvre et réouvre au patient l'espace d"une telle œuvre... Et c'est ce que fait explicitement la philosophie en préparant l'institution du monde juste dans lequel chacun aura l'espace où, par l'œuvre, il peut devenir individu - et Autre vrai."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

AUTRE, Finitude, Condition, Existence

Le refus que, toujours d'abord, l'homme oppose à l'Autre absolu ne l'empêche pas de recevoir de cet Autre toutes les conditions (grâce, élection, foi) pour accueillir à son tour l'existence, ni d'ailleurs de continuer à éprouver douloureusement sa finitude, au point de la fausser, sous les auspices d'un Autre faux idolâtré et faussement protecteur, dont il ne serait que le déchet.


"L’Autre absolu est présent par sa grâce - c'est notamment toute la beauté de la nature. Il est absent par son élection - c'est le sublime de l'homme appelé à répondre seul aux objections du monde ordinaire. Et, par sa foi, il l'attends ailleurs, dans son Royaume, ou une autre présence, « béatifique » lui sera donné."
JURANVILLE, 2010, ICFH

IDOLE, Autre, Athéisme, Surmoi, NIETZSCHE

Il ne suffit pas de dénoncer les idoles païennes, ou même le Dieu de la révélation, encore faut-il ne pas recréer derrière de faux dieux comme de faux absolus. Ainsi à rebours de Levinas, imaginant que l'athéisme pouvait reconduire à la vraie religion, Nietzsche n'élimine Dieu que pour ranimer ces idoles que sont le "surhomme" ou Dionysos. Ce n'est donc pas telle ou telle figure religieuse qui doit être dénoncée, mais la tendance constitutive chez l'homme à fabriquer des idoles, des autres absolus faux (maintenant le Progrès, le Prolétariat, etc.), et ainsi à rejeter l’Autre absolu vrai. Cette pulsion sacrificielle est de toute façon intériorisée par la fonction du Surmoi, justement pour nous détourner de la loi de l'Autre vrai.


"D’où l’on peut conclure que l’Autre absolu faux doit, en même temps qu’il est dénoncé, être reconnu comme cette production inévitable par quoi l’homme rejette l’Autre absolu vrai, production qui, de toute façon, demeurera dans l’inconscient. C’est ce que fait la psychanalyse en introduisant la notion de Surmoi. (« Le Surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi insensée qui va jusqu’à être la méconnaissance de la loi » Lacan)... Bref, c’est à la philosophie qu’il appartient, quand elle reprend l’inconscient introduit par la psychanalyse, de poser définitivement cette distinction de l’Autre absolu vrai et du faux. Et de peser ce qu’implique l’inéliminable de l’Autre faux."
JURANVILLE, 2010, ICFH

AUTRE, Désir, Amour, Foi

L'amour défini comme vérité du désir, et d'abord du désir de l'Autre absolu, permet au fini de s'établir dans la foi. La foi dissipe la superstition - ainsi que la primordiale haine de Dieu - dès lors que l'Autre absolu est reconnu non seulement comme désirable mais aussi comme désirant : car l'Autre absolu se rapporte, à son tour, au fini comme à son Autre. Accepter le désir, y compris en assumant l'irréductible sexualité, ouvre le fini à la révélation, via l'amour. De son côté ce que l'Autre absolu désire, à travers son amour pour la créature, c'est qu'elle s'établisse dans son autonomie. Poser objectivement l'autonomie est également le but de la philosophie, amour (et désir) de la "sagesse", mais elle n'y parviendra qu'en déclarant sa foi dans la révélation, car sa raison finie ne sera jamais suffisamment universelle.


"Un tel amour est certes amour du fini pour l’Autre absolu, de l’homme pour Dieu. L’homme veut alors et attend la révélation. Ainsi éminemment pour la philosophie. Qui ne peut, en fin de compte, que « déclarer son impuissance » à faire elle-même accepter par tous son savoir vrai. Et qui doit dès lors proclamer sa foi en l’Autre divin qui se révèle. Mais cet amour est d’abord celui que le sujet fini suppose en l’Autre absolu. ­De cet amour la philosophie comme « amour de la sagesse » a en propre, Levinas lui-même le souligne, de donner la mesure. Car elle veut que chacun accède à l’autonomie, et au vouloir, pour tous les autres, de cette autonomie."
JURANVILLE, ALTER, 2000

AUTRE, Autrui, Absolu, Infini, LEVINAS

La philosophie comme critique, selon Levinas, consiste à reprendre la question de l'être (heideggérienne), en la reformulant comme responsabilité devant l'Autre - cet Autre absolu qu'est Autrui, ou encore cet infiniment Autre, qu'il nomme parfois Dieu. L'éthique s'oppose ainsi à l'ontologie, à sa prétention au savoir, dans laquelle serait retombé Heidegger - faux savoirs dans lesquels se dissimulent toujours les idoles païennes.


"Heidegger, concevant plus essentiellement la philosophie que ne l’avait fait la tradition philosophique, avait dégagé la différence entre l’étant et l’être (ce que nous appelons la métaphore de l’être). Levinas commence par la reprendre dans toute sa dimension temporelle (l’étant du côté du temps imaginaire, l’être du côté du temps réel). Heidegger avait présenté la philosophie comme question de l’être, avec le non-savoir essentiel dont il faut alors faire l’épreuve. Levinas s’attache, lui, à ce non-savoir et précisément à la négation qui y est supposée d’un savoir faux, c’est-à-dire à la critique, qu’il va jusqu’à identifier à la philosophie."
JURANVILLE, 2024, PL

AUTRE, Prochain, Responsabilité, Absolu, LEVINAS

La relation à l'Autre comme Prochain, ou proximité, est présentée par Levinas comme identification signifiante et plus précisément métaphorique : il s'agit de se substituer à l'Autre dans la responsabilité de ses fautes et de son malheur. Dans cette relation Autrui est l'absolument Autre, sur le modèle de la relation entre la mère et l'enfant (comme don et demande d'amour, respectivement, illimités), où chacun est bien l'Absolu pour l'autre. Mais cette responsabilité devant l'Autre en général, au-delà de la mère, l'homme la refuse ordinairement préférant adorer quelque Absolu faux (fabriqué à dessein par la société) ; se détournant du visage signifiant du Prochain, il se détourne en même temps de la loi de Dieu. Ce rejet de l'altérité essentielle, et surtout le refus des responsabilités qu'elle implique, représente le péché de l'homme selon Levinas. L'homme recule devant la séparation, qu'il a pourtant reçue de l'Autre, et il préfère déconsidérer son Prochain plutôt que d'y reconnaître l'Autre absolu vrai et surtout d'être confronté à sa loi.


"C'est ce que Levinas développe dans Totalité et infini, où il s'agit pour l'existant (et il peut toujours ne pas le faire) d'accueillir l'Autre qui surgit et qui met en question sa clôture sur soi, son "athéisme", sa séparation en tant que, l'ayant reçue de l'Autre, il a tenté de se renfermer en elle sans plus rien sentir de l'absence de l'Autre. Autre qu'il doit l'accueillir comme visage qui s'exprime, qui parle, qui signifie la loi - et d'abord de ne pas tuer. Autre qu'on ne porte plus dans ses entrailles, mais qu'on accueille dans un face-à-face. L'accueil de cet Autre introduirait, contre le système social sacrificiel, la justice."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

AUTRE, Absolu, Rupture, Refus

La rupture, autrement dit la libération de l’homme de son propre refus ne peut venir de lui-même ni d’un autre humain, car tous sont prisonniers de ce même refus. Cette rupture doit provenir d’un Autre absolu, transcendant l’ordre humain. Toute pensée affirmant l’existence ou l’inconscient implique cet Autre, ce qui la rapproche de la religion. Si l’autre homme peut incarner une altérité (comme chez Levinas) et être envisagé comme un Autre vrai sur le plan éthique, il n’est pas celui qui apporte la libération.


"Toute pensée qui affirme l’existence proclame et doit proclamer un tel Autre absolu. Kierkegaard l’appelle franchement Dieu. Heidegger l’évoque plus abstraitement sous le nom de l'être, puis de l'Ereignis. Lacan parle le plus souvent du Grand Autre ou Autre symbolique, mais il lui arrive de nommer cette autre Autre absolu, et cela parce que l’autre symbolique est, pour le sujet, l’Autre qui peut l’annuler lui-même, lui faire éprouver sa finitude radicale, ou encore parce qu’il est « reconnu, mais non pas connu »."
JURANVILLE, 2010, ICFH

AUTONOMIE, Volonté, Répétition, Temps, NIETZSCHE

Nietzsche avait parfaitement vu que la volonté d'autonomie (certes malencontreusement pervertie en volonté de puissance) n'était le fait que d'un petit nombre. Le commun des mortels s'adonne plutôt à "l'esprit de vengeance" qui est aversion, voire ressentiment contre le temps et son 'C'était'. L'autonomie se conquiert dans la volonté de répétition qui est création et rédemption, transformation du 'C'était' en 'Je le voulais ainsi' : amor fati !


"Peu nombreux sont ceux qui s’engagent effectivement sur la voie de l’autonomie individuelle et créatrice où s’accomplit l’existence, et ceux qui le font se heurtent à l’envie et à la haine des autres."
JURANVILLE, 2021, UJC

AUTONOMIE, Droit, Non-sens, Fin de l'Histoire

Le monde juste de la fin de l'histoire n'est pas le paradis sur terre : c'est le monde où l'homme imparfait assume sa finitude et surtout ses contradictions, comme le fait que des institutions justes n'empêchent en rien la continuation de la violence, des injustices et du non-sens. Le droit n'est que le savoir pratique de la finitude, pas son abolition ; il dit juste ce qu'il faut faire avec, et comment limiter au mieux l'injustice. Le paganisme n'ignore par les règles qu'il fait proliférer sous la forme de tabous, il rejette avant tout l'autonomie des individus, pilier incontournable du droit. Mais l'autonomie n'est pas un acquis définitif, elle est remise en question et création de sens à partir du non-sens - il n'y a donc pas lieu de déplorer la supposée "perte du sens" dans la société de la fin de l'histoire. C'est bien plutôt la forclusion de tout non-sens, l'oubli de la finitude en général, qui conduit à la pire des tyrannies, celle d'une fausse autonomie purement abstraite revendiquée au double titre d'un droit de jouissance et d'un devoir de transparence.


"Mais l'autonomie véritable, créatrice, est toujours d'abord rejetée par l'existant comme une possibilité insupportable. Et, plutôt que de donner sens au non-sens constitutif, il préfère alors s'abîmer dans le non-sens, quitte à le parer plus ou moins d'un sens illusoire. Ce qui prend une portée particulièrement significative dans le monde actuel où à la fois l'autonomie créatrice est proclamée socialement et où en même temps le non-sens constitutif est posé comme tel. Et le même rejet de l'autonomie créatrice possible, et donc le même engouffrement dans le non-sens, se retrouverait aujourd'hui chez ceux qui déplorent la perte du sens. Comme si le sens, le vrai, ne devait pas être recréé à partir du non-sens ! Ce mouvement de rejet correspond, dans le monde actuel, à la captation par l'autonomie la plus abstraite - qui se donne comme visée de jouissance qu'aucune autorité n'aurait limité - et qui se manifeste comme exigence de transparence par quoi on s'assure que nulle autorité ne s'exerce, autonomie abstraite qui suppose alors une profonde dépression."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

ATHEISME, Dieu, Judéo-christianisme, Paganisme

Notons d'abord que le mot "athéisme" n'a de sens que rapporté au Dieu judéo-chrétien, pour en nier l'existence. Mais cela ne signifie pas que le rejet de ce Dieu, dans l'athéisme, ne débouche sur la promotion de quelque divinité nouvelle, nommée différemment. De même que le Dieu judéo-chrétien exige d'abandonner les idoles du passé, comme trop fantasques, l'athéisme philosophique demande surtout d'abandonner le dieu conçu par les philosophes, le dieu causa sui, justement comme trop (peu) rationnel : ce faisant il n'invalide aucunement (s'il ne l'affirme pas non plus) le mystère d'un Dieu absent, d'un Dieu caché ne dévoilant en aucun cas son visage, qui reste la vérité du Dieu judéo-chrétien. En un sens, l'athéisme vulgaire (celui qui réduit Dieu à une idole) serait moins conséquent qu'un certain Christianisme ouvrant la possibilité de l'athéisme.


"L'athéisme peut apparaître comme libération par rapport aux idoles du passé par lui entraînées vers leur crépuscule et comme pouvant parfaitement s'accorder avec la foi en un Dieu nouveau. C'est ce que laisse imaginer Nietzsche avec son Zarathoustra, le sans-dieu et, en même temps, son exaltation de Dionysos. Ce qu'on peut entendre plus légitimement chez Heidegger quand il dit : « Ainsi la pensée sans-dieu [la sienne], qui se sent contrainte d'abandonner le Dieu des philosophes, le Dieu causa sui, est peut-être plus près du Dieu divin ». Et c'est ce qui se retrouve exactement avec le Dieu judéo-chrétien, quand Lévinas dit que "c'est une grande gloire pour le Créateur d'avoir mis sur pied un être capable d'athéisme, un être qui, sans avoir été causa sui, a le regard et la parole indépendants et est chez soi”. Et quand Lacan note qu'il y a un certain message athée du christianisme » et que « notre athéisme est lié à ce côté toujours se dérobant du Je de l'Autre »."
JURANVILLE, UJC, 2021

ATHEISME, Altérité, Existence, Dieu, LACAN

L'athéisme se présente comme un rejet fondamental de l'existence finie et de son corollaire, l'altérité essentielle, par l'humain devenu sujet social. Bien que l'athéisme nie abstraitement le divin, tout spécialement le Dieu judéo-chrétien réduit à une idole (mais n'est-ce pas le propre de l'athéisme de fabriquer des idoles ?), la pensée post-kierkegaardienne (Heidegger, Lacan, Adorno, Lévinas...) affirme tout à la fois la finitude humaine confrontée à l'existence, et l'Autre absolu ek-sistant au-delà de l'humain, Autre que rien n'empêche d'assimiler à Dieu. A partir du moment où la pensée affirme comme essentielle l'existence, l'ouverture à l'Autre, seul un Autre au-delà de l'humain peut délivrer ce dernier de son enfermement dans la finitude. Toute profession d'athéisme n'est donc que refus de cette altérité essentielle et implique à la fois allégeance à un Autre faux (l'idole) et repli sur une autonomie illusoire ; inversement toute affirmation d'un Autre absolu, s'adressant à l'homme à son insu, comme dans la théorie psychanalytique, revient à assimiler cet inconscient à Dieu.


"En fait, pour nous, si on le prend à la lettre sans chercher à voir ce qui s'y cache, l'athéisme n'est que manifestation suprême du rejet de l'Autre, de l'altérité, de l'existence et prétention à la toute-suffisance et toute-puissance prométhéenne de l'homme. C'est ce que suggère Lacan : « L'athéisme, dit-il ainsi, est la maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n'intervient pas dans le monde. Dieu intervient tout le temps, par exemple sous la forme d'une femme » ; ou encore, contre le déisme aristotélisant de Voltaire : "La religion est vraie. Elle est sûrement plus vraie que la névrose, en ceci qu'elle nie que Dieu soit purement et simplement - ce que Voltaire croyait dur comme fer -, elle dit qu'il ex-siste, qu'il est l'ex-sistence par excellence, c'est-à-dire qu'il est le refoulement en personne”. Dieu inconscient, refoulé. Reste, selon nous, que l'existence de Dieu, pour refoulée et latente qu'elle soit toujours au départ, devient patente par la Révélation. Or ce rejet de l’altérité, de l’ouverture à l’Autre, en l’occurrence à l’Autre primordial qu’est l’Autre divin, conduit inévitablement, comme dans le paganisme, à une fabrication d’idole."
JURANVILLE, UJC, 2021

ART, Poésie, Métaphore, Savoir

La rencontre de l'Autre, en qui réside initialement le sens, ouvre la perspective d'un savoir du sens (ou savoir de l'âme, dirait Kierkegaard) qui, reconstitué, trouve son objectivité dans le langage poétique, domaine de la métaphore. Pris dans sa simple possibilité, ce savoir nouveau s'exprime dans la poésie en tant que langage épique et par la métaphore en tant que substitution ; il trouve sa forme matérielle et sa reconnaissance sociale dans les arts plastiques (liés à l'espace, d'où leur caractère épique selon Rosenzweig). Pris maintenant dans sa corruptibilité (car sa réalité est faite de contradictions), ce savoir s'exprime dans la poésie en tant que langage lyrique et par la métaphore en tant qu'accentuation ; sa forme matérielle et son existence sociale se retrouvent dans la musique (liée au flux du temps). Pris enfin dans sa personnalité, résolvant les conflits, le savoir de l'âme s'exprime dans la poésie en tant que langage dramatique et par la métaphore comme identification ; il affirme son objectivité et son existence sociale dans les arts de la représentation (liés à l'action).


"Si l'art est ce par quoi s'obtient l'accord de tous les individus d'une communauté, la poésie (comme vérité de l'existence) est ce par quoi l'homme fait exister au sens plein du terme, en lui donnant consistance, ce qui apparaît autour de lui. La poésie est "art général", dit Hegel, ce que reprend Rosenzweig. Qui en fait "l'art vivant au sens propre", avant que Heidegger ne proclame que "Tout Art est dans son essence poésie". Par une modalité qui établit la représentation dans sa consistance. Dans une consistance qui est elle-même nécessité."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

ANGOISSE, Sens, Liberté, Foi, KIERKEGAARD

Si l'angoisse peut être assimilée, selon Kierkegaard, à une "école", une école de l'existence en ce sens qu'elle permet la liberté, elle favorise à la fois la quête de sens (à partir du non-sens) et la tentation du non-sens (cette fuite face à la finitude qu'est le péché). Toutefois, elle ne serait pas formatrice et ne permettrait jamais de vaincre le désespoir si le sens n'était pas déjà établi en l'Autre, l'Autre absolu, c'est-à-dire si le sujet n'avait pas reçu la foi. Mais Kierkegaard s'en tient à la position du sens nouveau, que libère l'espérance, sans aller jusqu'à poser l'objectivité du savoir construit à partir de ce sens.


"Le sujet peut en venir, avec la pensée de l’existence, à reconnaître l’angoisse, la liberté réelle comme angoisse. À la reconnaître, contre la dissimulation qui en est faite d’abord dans la sexualité et, finalement, dans le commun monde sacrificiel, et le savoir anticipatif propre à ce monde. Du fait même de cette reconnaissance, le sujet, comme la pensée de l’existence, suppose alors que sens est donné, par le fini, et non seulement par l’Autre absolu, au non-sens qui se répète. Il peut même avoir l’idée que, par l’angoisse ainsi reconnue et assumée, on accède à l’objectivité et au savoir vrais. Mais il exclut en tout cas, et la pensée de l’existence exclut, que ce sens nouveau, cette objectivité, ce savoir, puissent se poser comme tels, ainsi que nous l’affirmons."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ANGOISSE, Hétéronomie, Unicité, Sexualité

L'angoisse est définie comme hétéronomie et unicité. En effet c'est de l'Autre que vient l'appel, pour le sujet soumis à la répétition absurde, de donner sens au non-sens, et ceci jusqu'à l'objectivité. L'unicité est vécue comme non-sens tant que le sujet refuse l'hétéronomie elle-même. La manière commune de fuir l'hétéronomie, et donc l'angoisse, consiste à s'abandonner à la pulsion (pulsion de mort dans son essence), c'est-à-dire à la sexualité. L'Autre y est écrasé sur l'objet (unicité abstraite) érigé en fétiche et maître (autonomie fausse).


"De cette fuite primordiale de l’angoisse devant elle-même, et vers la sexualité, résulte que l’angoisse n’a de vérité, et de réalité, que parce que le fini y est appelé, et même astreint, par l’Autre absolu. Elle est donc bien hétéronomie et unicité. L’Autre, lieu premier du sens, appelle, voire astreint, le fini à reconstituer à son tour le sens – et c’est cela qui provoque l’angoisse. Il l’appelle à l’unicité, précieuse certes, triomphante finalement, mais primordialement douloureuse."
JURANVILLE, 2000, ALTER

CULPABILITE, Hétéronomie, Pluralité, Individu

La culpabilité est définie comme hétéronomie et pluralité. En effet c'est bien la loi de l'Autre que l'on subit, négativement, dans la culpabilité, mais c'est bien face aux autres en général qu'elle se manifeste, soit parce que l'appel de l'Autre à devenir individu, au regard des "autres", est perçue comme illégitime par le sujet, soit parce que la violence sacrificielle exercée par les "autres" contre tel individu particulier est perçue au contraire comme légitime, ce qui annule la culpabilité.


"Dans la culpabilité essentielle, la même loi vraie de l’Autre absolu est reconnue par les divers sujets finis les uns devant les autres. L’hétéronomie, d’abord faussée, accède alors elle-même à sa vérité. Et de même la pluralité."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ANGOISSE, Péché, Liberté, Sens, KIERKEGAARD

Même si elle est la condition du péché, pour Kierkegaard, l'angoisse n'est pas causée directement par le désir et la conscience du péché, mais par la pure possibilité de la liberté, et par l'unicité marquée d'une ignorance radicale. L'alternative du bien et du mal, nullement anticipable, se présente après coup dans le temps réel : le péché consiste à s'enfermer - par choix - dans le non-sens, lequel ne nourrit pas l'angoisse mais au contraire la bouche, de même qu'il compromet la liberté, par soumission au fini et à la sexualité. Le bon choix, à l'inverse, consiste à reconnaître l'angoisse comme liberté qui se fuit, et donc à donner du sens à ce qui n'en a pas : pareil don rapproche la créature du divin.


"Qu’est-ce donc que l’angoisse, pour Kierkegaard ? Elle est « condition préalable du péché » et ne se comprend que par lui. Elle est suscitée dans l’être fini par la liberté. Par la possibilité de la liberté. Par une simple possibilité, qui n’est pas celle, pour Kierkegaard, d’une alternative déterminée entre le bien et le mal. C’est légitimement que Kierkegaard refuse de partir ici d’une telle alternative, parce que ce serait certes maintenir la supposition du savoir et, disons, perdre l’unicité – sans laquelle il n’y a plus d’angoisse. D’où son affirmation que l’angoisse n’a pas d’objet, ou que son objet n’est rien, ou encore est le rien."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ANGOISSE, Peur, Hétéronomie, Autonomie, HEIDEGGER

L’angoisse, distincte de la peur, précède cette dernière et plonge le sujet dans une expérience de finitude radicale et d’hétéronomie, où le sens émerge de l’Autre absolu. Heidegger la décrit comme une angoisse face à l’être-au-monde, révélant le néant et la transcendance, contrairement à la peur qui concerne l’étant intramondain. Pourtant, loin de s’opposer à la peur, l’angoisse y conduit, en tant que peur essentielle, en projetant le sujet dans un temps imaginaire où il découvre sa condition humaine. Elle angoisse précisément parce qu’elle annonce le passage au temps réel, celui de l’urgence et de l’action, de l'objectivité qu'il faudrait assumer. Ainsi, l’hétéronomie de l’angoisse fonde l’autonomie de la peur, qui suppose à son tour une reconnaissance de cette hétéronomie initiale. Heidegger, qui ne dit rien de la peur essentielle et encore moins de son horizon objectif, décrit seulement la peur mondaine comme déchéance et fuite devant l'angoisse. A ce titre il est vrai que la peur (ou l'angoisse évitée) ramène le sujet à la condition d'objet fini, sous l'effet de la pulsion sexuelle devenant pulsion de mort à mesure qu'elle s'articule autour de l'Autre réduit lui-même à un objet, à un fétiche en guise de maître. Cet Autre faux régissant le monde social n'appelle certes pas le sujet à éprouver la finitude ni à conquérir l'autonomie, plutôt l'encourage-t-il - comble du désespoir - au sacrifice.


"L'angoisse précède la peur. Elle est unicité, où le savoir s’effondre et où est éprouvée la finitude radicale. Et en même temps hétéronomie, le sens et la loi apparaissant alors en l’Autre absolu seul, au-delà de soi et de son monde à soi. Face à la peur qui serait peur devant l’étant intramondain, Heidegger la présente ainsi comme angoisse devant l’être-au-monde lui-même (devant l’être). Comme le sentiment décisif, parce qu’elle « révèle le néant » (l’être au-delà de l’étant), la « transcendance », le « méta-physique ». Mais, bien loin de s’opposer à la peur qui serait, comme le veut Heidegger, une « angoisse inauthentique », l’angoisse dirige au contraire, d’après nous, vers la peur essentielle – et c’est même pour cela qu’elle angoisse."
JURANVILLE, 2000, JEU

ANGOISSE, Liberté, Grâce, Autre, KIERKEGAARD

La liberté est bien présentée comme cause de l'angoisse, par Kierkegaard, en ceci qu'elle ne reposerait que sur un pur possible, un "rien" présageant quand-même la réalité de l'esprit à venir. Ceci ne se comprend que si l'on définit la liberté comme immédiateté de la loi, mais la loi d'abord de l'Autre passant dans le sujet, et donc la liberté de l'Autre passant également dans le sujet : ce don de liberté définit la grâce en tant que le sujet la fait sienne effectivement, sous la forme de ce pur possible devant lequel il ne peut qu'éprouver l'angoisse. Pourquoi ? Parce que la première manifestation de cette liberté sera de se fuir elle-même, et parce qu'il faudra assumer devant l'Autre ce "péché" comme trahison au regard de la liberté, et au regard du don de l'Autre.

"Ce qui cause l’angoisse, pour Kierkegaard, c’est le rien (la finitude) de l’esprit. C’est un simple possible, non réalisé. Mais là, Kierkegaard le dit lui-même, le simple possible est déjà un réel, il est la réalité de la liberté. Pourquoi ? Si le simple possible de la liberté est déjà son réel, c’est parce qu’un tel possible est la liberté en tant qu’elle vient de l’Autre, en tant qu’elle est encore d’une certaine manière celle de l’Autre, et en tant que, cependant, le fini l’a déjà faite sienne. Parce qu’un tel possible est la liberté comme grâce, donnée par l’Autre et reçue de l’Autre. La grâce est ouverture d’un possible. Ouverture qui est déjà acte, acte réel, imprévisible, à la fois de l’Autre et du fini. Ouverture qui est déjà liberté."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ANGOISSE, Liberté, Création, Autre

Même si c'est la création (autonomie et vérité) qui donne sa vérité ultime à l'angoisse, puisque justement elle mène à poser objectivement l'autonomie dans l'oeuvre, c'est bien la liberté qui est la cause directe de l'angoisse. Car ce qui est en jeu, derrière la décision de s'engager dans l'oeuvre, c'est d'abord la liberté de l'Autre en tant qu'elle doit être reconnue puis établie objectivement, puisque créer revient finalement à se soumettre, librement, à cet Autre que l'on a créé. Dans ce processus la création n'est plus que le résultat ou la conséquence de l'angoisse, tandis que la liberté - ou ce transfert de liberté à l'Autre - en est la cause réelle.


"Même si la création est la cause éminente de l’angoisse, c’est la liberté qui en est la cause directe. La liberté est, dans le processus créateur, ce qui se communique d’abord à ce qu’il y a à créer – et ce qui revient ensuite au créateur comme angoisse, tant que l’œuvre, l’Autre qui est à créer, n’a pas atteint la consistance objective. Directement, la création est ainsi, non pas la cause, mais l’effet de l’angoisse, ce qui l’accueille, ce qui la reveut."
JURANVILLE, 2000, ALTER

INCONSCIENT, Angoisse, Création, Interprétation

L'inconscient fait passer de l’interprétation (vérité de l’hétéronomie) à la création (vérité de l’autonomie), ou de la métonymie à la métaphore, comme si la substance et la puissance créatrice de l'Autre passait enfin au fini. C'est toujours l'inconscient qui, par l'interprétation, donne sa vérité à la peur : peur de poser l'autonomie à laquelle l'Autre de l'hétéronomie nous appelle. Et c'est encore l'inconscient qui, par la création, donne sa vérité à l'angoisse : angoisse devant l'hétéronomie essentielle que le sujet devrait poser et assumer par lui-même. Mais le plus souvent, deux cas se présentent revenant à fuir la création : soit le fini se fait sujet social, livré à une peur mondaine ordinaire, tétanisante (devant les maîtres par exemple) et fuit l'angoisse dans la sexualité ; soit le fini se fait individu, connait la véritable angoisse de la séparation, mais il lui manque le courage d'oeuvrer pour instituer un monde juste, ce qui revient à nier autant l'hétéronomie que l'autonomie vraies.


"Or, dans le second cas comme dans le premier, lorsqu’on proclame l’angoisse en excluant tout savoir vrai comme lorsqu’on rejette toute angoisse par le savoir faux, ne demeure-t-il pas la même évidence d’un monde social dans lequel il n’y a pas de place pour l’autonomie du fini ? Cette évidence n’est-elle pas « inspirée » par la pulsion de mort, par le rejet de l’Autre vrai qui appelle à s’affronter jusqu’au bout à la finitude et à l’angoisse, et par la constitution de l’Autre faux ? Ne faut-il pas, pour l’angoisse elle-même, instituer le monde juste où l’épreuve de l’angoisse fondamentale, et donc sa propre capacité d’instituer des jeux, soit ouverte à chacun ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

ANGOISSE, Ignorance, Unicité, Hétéronomie

L'angoisse - unicité et hétéronomie - se présente comme ignorance radicale, sans présupposition d'un savoir dans l'Autre. Le sujet s'y trouve confronté à sa finitude et d'abord à son unicité. Mais cette ignorance n'apparait dans sa vérité que sous la condition d'une stricte hétéronomie, à condition que l'Autre y réponde, non par son savoir, mais par sa loi exigeant justement ce passage par l'unicité et l'ignorance.


"Rappelons en quoi l’angoisse, qui est unicité et hétéronomie, se donne comme ignorance. Qu’elle se donne ainsi, c’est le point de départ de toute considération à son propos, avant même qu’on puisse la définir. L’angoisse est ignorance, ignorance radicale. Non pas l’ignorance de tel ou tel, tandis que d’autres sauraient. Même l’ignorance socratique n’apparaît pas, historiquement, comme impliquant l’angoisse, parce qu’on sait trop que, pour Socrate, le savoir est toujours déjà là, accessible par la réminiscence. Ignorance radicale donc, qui fait s’effondrer tout savoir déjà là, et le monde même. Le fini se heurte à sa finitude, dont le protégeait un tel savoir."
JURANVILLE, 2000, JEU

IGNORANCE, Autre, Grâce, Angoisse

Dans l'angoisse, définie comme hétéronomie et unicité, nous faisons certes l'épreuve - douloureuse - de la finitude, mais c'est la condition pour s'établir dans l'unicité véritablement créatrice. C'est en acceptant le non-savoir au regard de l'Autre absolu, c'est en élevant cette ignorance à sa vérité que l'on pourra accéder par soi-même au savoir. C'est ainsi par le biais de l'ignorance, de l'ignorance acceptée, que l'angoisse peut être vécue positivement. D'ailleurs, l'ignorance doit être acceptée pour l'Autre d'abord, car il n'y aurait aucune finitude radicale si l'on pouvait croire en un Autre absolument sachant, d'un savoir anticipatif ; s'il ne voulait pas lui-même l'ignorance, l'Autre absolu ne serait pas en mesure de créer son Autre libre. Disons que cette ignorance se manifeste dans le divin en chacune des trois personnes distinctement dans leur rapport aux deux autres ; précisément c'est à travers l'Esprit que le divin se sait absolument sachant et communiant avec sa créature. Il faut donc voir l'ignorance de l'Autre comme une grâce accordée, à la créature par l'Autre absolu, au sujet par cet Autre fini qu'est le psychanalyste notamment.


"C’est ainsi par l’ignorance que l’angoisse, l’angoisse essentielle, se donne au fini. Une telle ignorance, ainsi positivée, et conduisant au savoir, est certes celle du fini dans son rapport à l’Autre absolu – la docta ignorantia de Nicolas de Cues. Mais elle est aussi celle de l’Autre absolu dans son rapport au fini, et de l’Autre fini dans son rapport au même fini."
JURANVILLE, 2000, ALTER

ANGOISSE, Répétition, Sens, Objet, FREUD

L'épreuve de l'angoisse permet d'accomplir la répétition et de donner sens au non-sens, comme le veut l'Autre, malgré la tentation de s'enferrer dans le non-sens. Cette duplicité de l'angoisse, Freud la signalait déjà en distinguant l'angoisse survenant du fait de la perte de l'objet, la libido entravée se révélant alors comme pulsion de mort, et l'angoisse permettant au "moi" de parer à la disparition de l'objet en fonctionnant comme "signal", et donc de conserver l'objet (notamment sexuel) : dans ce cas la pulsion de vie (Eros) ne prend le relais que pour mieux servir, in fine, la pulsion de mort maquillée en plaisir sexuel. Mais l'angoisse vraie, celle qui n'enferme pas dans l'objectivité ordinaire, est toujours un signal adressé par l'Autre vrai (typiquement l'analyste) depuis l'inconscient du sujet, induisant pour celui-ci l'obligation d'assumer cette angoisse, tout comme l'Autre l'a assumée, et d'en assumer la répétition jusqu'à la lente reconstitution du sens, qui devra s'effectuer dans l'objectivité de l'oeuvre.


"Qu’est-ce qui montre qu’on veut vraiment passer, de la fuite devant le désespoir constitutif, au désespoir essentiel où il est assumé ? Que la pulsion de mort est réellement liée dans la pulsion de vie ? Et qu’on reconstitue effectivement, comme le veut l’Autre vrai, le sens à partir du non-sens ? Qu’est-ce qui permet donc d’accomplir la répétition ? L’angoisse. Dont nous avons déjà dit qu’elle est unicité et hétéronomie. Traverser l’épreuve de l’angoisse, c’est sans cesse éprouver, à la fois, la tentation de s’enfermer dans le non-sens, et l’exigence venue de l’Autre de constituer le sens à partir de ce non-sens. L’apaisement n’étant atteint, et donc la jouissance, que lorsque la répétition a été conduite jusqu’au sens objectif, à l’œuvre et au savoir."
JURANVILLE, 2000, L’INCONSCIENT

ANGOISSE, Foi, Jouissance, Répétition

L’angoisse, liée à l’hétéronomie, devrait mener à l’autonomie de l’œuvre et du savoir, exigée par l’Autre, mais le sujet rejette cette autonomie, et avec elle l'angoisse ramenée à sa nature première : fuite de soi et sexualité. Ne pas céder devant l'angoisse implique au contraire d'affirmer l'autonomie, même si elle dépend finalement toujours de l'Autre, et ceci par la foi. D'une part la foi est aussi la seule manière d'accomplir la répétition puisqu'elle permet de donner sens au non-sens. D'autre part, ainsi accomplie par la foi, la répétition devient l'acte même de la jouissance essentielle, par laquelle le sens nouveau peut-être posé socialement et objectivement. En l'absence de foi, nous sommes confrontés à l'alternative fatale : soit l'on prétend bien à un sens objectif et commun faisant fi du non-sens, dans le temps imaginaire, entièrement anticipable, avec sa jouissance (sexuelle) fermée à l'Autre ; soit l'on affirme une vraie répétition (comme le fait Freud avec la pulsion de mort) qui, avec le temps, fera surgir grâce à l'Autre un sens du non-sens (et éventuellement une autre jouissance), mais jamais assumable suffisamment par le sujet pour l'amener jusqu'à l'objectivité dès lors que la foi manque.


"Comment ne pas céder devant l’angoisse ? En affirmant, malgré la finitude, et la dépendance par rapport à l’Autre absolu, l’autonomie. Par la foi, qui pose que, si le sens d’abord ne peut venir que de l’Autre absolu, le fini lui aussi - par ce qu’il a reçu, reçoit et recevra de cet Autre comme vrai - pourra donner sens au non-sens radical qu’il rencontre et éprouve, et accomplir, à son tour, la répétition. C’est une telle foi, celle bien sûr des héros de la Bible, qui est au cœur de la pulsion de vie introduite par Freud.... Sans la foi telle que nous l’avons présentée et affirmée, ce sens nouveau, qu’il ne soit pas, avec Lévinas, ou qu’il soit, avec Lacan, reconnu comme lieu d’une jouissance vraie, ne peut de toute façon pas devenir objectif. A fortiori une telle jouissance. Rien comme une jouissance vraie, caractéristique de l’inconscient, ne peut être posé socialement. N’est-ce pas participer de la commune jouissance sexuelle, présente plus ou moins secrètement dans tout le monde social, que de ne pas poser dans ce monde, contre celle-ci, l’autre jouissance ?"
JURANVILLE, 2000, L’INCONSCIENT