ELECTION, Sainteté, Judaïsme, Ethique, LEVINAS

La sainteté, au-delà du sacré en général qui caractérise toute religion, est l'exigence portée en propre par le judaïsme. C'est le sacré élevée à sa vérité par l'éthique : "le souci de l’autre l’emportant sur le souci de soi, c’est cela que j’appelle sainteté" dit Levinas. Or le judaïsme est bien la religion de l'élection, de la responsabilité devant l'autre, communiquée par l'Autre absolu à tous les hommes, mais reçue par peu d'entre eux.


"Le judaïsme par excellence incarne, pour Levinas et pour nous, cette exigence de sainteté. Et cela parce qu’il est porté par l’élection qui en est précisément pour nous l’essence. Il dit, comme nous le faisons après lui, que venant de l’Autre elle est dispensée à tous. Il ne dit pas, comme nous le faisons au nom de la Finitude (pulsion de mort) que primordialement rejetée par tous, elle est ensuite acceptée seulement par certains (Moïse et, après lui comme guide, le peuple hébreu) et par certains qui sont alors rejetés par les autres."
JURANVILLE, UJC, 2021

EGLISE, Liberté, Christ, Paganisme, HEGEL

Le monde médiéval se désagrège sous le poids de sa propre contradiction : l’écart entre l’enseignement du Christ et la vie réelle de l’Église. Le message du Christ repose sur la liberté individuelle, seulement authentique si elle repose sur la "conscience du péché" (Kierkegaard) et sur l’amour du prochain. C'est le coeur du message délivré par le Sermon sur la Montagne, lequel ne se contente pas de reprendre la Loi (« tu ne tueras point ») mais valorise aussi l’aumône, la prière et le jeûne dans le secret du cœur. Mais l’Église, en reproduisant la violence et la barbarie — notamment à travers les croisades —, trahit l'enseignement du Christ ; elle retourne, comme le dénonce Hegel, "le principe de la liberté chrétienne en une illégitime et immorale servitude des âmes". Quant aux ordres monastiques et chevaleresques (dondés au 13è siècle), ils prônent certes la plus haute vertu, mais renoncent à changer le monde commun. Le vrai changement passera, à la fin du Moyen Âge, par une rupture avec l'Eglise, celle de la Réforme voulue par le moine Luther, lequel en appelle à un monde nouveau "où l'homme se détermine par lui-même à être libre" (Hegel).


"L'enseignement du Christ se caractérise par la liberté en tant qu'elle est reconnue à chacun comme individu. Liberté qui n'est réelle qui si elle passe par la "porte étroite", comme le dit saint Mathieu ; par la porte étroite de la "conscience du péché", prolonge Kierkegaard. Liberté qui n'est réelle que si elle est attentive à la liberté de l'autre homme, que si elle est "amour du prochain" - ce que développe lumineusement le célèbre Sermon sur la Montagne... Mais les excès et comportements barbares sont sans cesse reproduits pour ou dans ou par l'Eglise. C'est pour nous la repaganisation de l'Eglise."
JURANVILLE, LCEDL, 2015

EGLISE, Evangélisation, Universel, Paganisme

L’ordre sacrificiel résiste à l’évangélisation par laquelle l’Église diffuse l’universel vrai, comme l’empire romain avait autrefois étendu l’universel de l’État par la romanisation. À la persécution du pouvoir, qui cherche à éliminer tout extérieur au système sacrificiel, répond la figure du martyr, témoin de la foi et de la vérité qu’il incarne. Peu à peu, Rome s’efface comme puissance militaire pour devenir le centre spirituel d’un nouvel universel, celui de l’Église, acceptant symboliquement la position de « déchet » au profit de cette vérité nouvelle. Mais cette grâce universelle se fausse inévitablement : d’une part en laissant subsister les formes de l’ordre traditionnel, d’autre part dans certaines déviations internes — exaltations ascétiques ou monastiques — que Hegel opposera à la vérité luthérienne de la foi intérieure et de la liberté spirituelle.


"De même que l'universel de l'Etat s'étendait par la romanisation, c'est-à-dire par le souci républicain du bien public, de même l'universel posé comme tel de l'Eglise s'étend par l'évangélisation. Rome s'est effacée comme centre de puissance militaire et matérielle pour devenir un centre de puissance spirituelle. De ce qu'elle a accepté de quelque manière la position de déchet devant ces tribus dans lesquelles elle fait advenir une vérité nouvelle. Mais cette évangélisation, si elle est possible et réelle par la grâce, l'est aussi et surtout parce que la grâce se fausse et laisse alors subsister l'ordre traditionnel."
JURANVILLE, LCEDL, 2015

EGLISE, Catholicisme, Universel, Homme

S’élevant contre l’État romain retombé dans le paganisme qu’il prétendait dépasser, l’Église se veut universelle en tant qu’elle est instituée par l’Autre divin et qu’elle affirme le péché de l’homme — péché qui n’est rien d’autre que le paganisme, c’est-à-dire le refus de la finitude et la prétention à occuper la place de Dieu. Son message consiste donc à assumer la finitude humaine pour réaliser la justice véritable (dans l’attente de la « Cité de Dieu » selon Augustin) et à restaurer la place de l’individu, niée dans le paganisme. L’Église se veut catholique, apostolique et romaine : – catholique, comme universelle, celle de Jean, apôtre de l’élection et du messianisme ; – apostolique, comme missionnaire, celle de Paul, apôtre de la grâce, diffusant l’universalité du salut aux païens ; – romaine, enfin, parce qu’elle s’appuie sur l’universel déjà institué de l’Empire romain — universel devenu formel et faux — et qu’elle se fonde sur Pierre, figure de la foi et de son affirmation dans la célèbre profession de foi. En bref, l’Église réalise l’institution du salut dans l’histoire, chaque homme y prenant part au moyen des sacrements.


"L'institution de l'Eglise, par quoi se manifeste le savoir théologique du réalisme, s'effectue contre ce qu'est devenu l'Etat, qui prétendait s'élever contre l'ordre traditionnel païen et qui s'est fait reprendre par lui. En tant qu'elle est instituée par l'Autre divin, par le Christ, du seul fait de l'affirmation du péché et en tant qu'elle est, par là même, idéale et éternelle, l'Eglise indique à l'Etat ce qui doit être sa fin à lui : non plus rejeter tout paganisme - ce rejet est une illusion, le paganisme est le péché de l'homme - mais l'assumer pour le bien [universel vrai et justice] et pour autant que place peut être alors laissée à l'individu. Pour Augustin la cité de Dieu aurait été "prophétisée et préfigurée" par l'Etat des Hébreux, mais elle devrait "se bâtir à partir de tous les peuples réunis". Or l'institution de l'Eglise est celle définitivement de l'Eglise catholique, apostolique et romaine."
JURANVILLE, LCEDL, 2015

EGALITE, Responsabilité, Election, Ethique

Du point de vue de l'éthique, l'égalité n'est jamais donnée comme une évidence. D'un côté l'Autre est celui qui m'est supérieur en importance et en dignité à partir du moment où je me sens responsable de lui, de son sort ; mais d'un autre côté je me place en position de supériorité, de contempteur de mon propre égocentrisme, en exigeant davantage de moi-même que d'autrui. Dissymétrie inévitable... L'égalité n'advient que lorsque chacun endosse la même responsabilité et la même élection, ce qui par définition n'est jamais acquis d'avance.


"L’éthique exige qu'on ne lâche rien de ce qu'on a éprouvé dans le surgissement du visage de l'autre homme « où il m'aborde à partir d'une dimension de hauteur et me domine » (Levinas), d'une inégalité où, lui, est supérieur. Et, à partir de là, contre la tendance de chacun à se croire supérieur, elle exige qu'on « instaure l'égalité »."
JURANVILLE, UJC, 2021

ECRITURE, Sujet, Destin, Père symbolique, LACAN

Le sujet n’écrit pas en tant que sujet, pour Lacan le sujet est le destinataire de la lettre : « une lettre arrive toujours à destination », c’est-à-dire au sujet dont elle constitue le destin. La lettre tracée sur la page rejoue, sur le plan de l’universel, ce qui fonde le sujet dans son identification symbolique, à partir du trait unaire. Cette trace première n’est qu’un fragment d’écriture ; elle appelle le sujet à poursuivre, à accomplir l’écriture commencée. Ainsi, si la lettre est destinée à l’homme, son destin est précisément d’écrire, jusqu'à la composition d'une écriture achevée, celle de l’œuvre. Il n’y a pas de sens donné à reprendre, ni de passé à reconquérir, mais une confrontation au réel, à l’impossible où le sujet est toujours déjà pris. Le destin du sujet est alors, écrit Juranville, d’"advenir comme la Chose sans visage". Ce destin peut être figuré par le vide même la page : temps imaginaire pur sans autre matérialité que celle de la coupure signifiante, en attendant que la signification se constitue par la référence au Père symbolique, auquel le sujet doit s'identifier pour que s'accomplisse la sublimation.


"Le sujet a à advenir comme la Chose sans visage, tel est son destin. Quand il entre dans l’écriture, il rencontre d’abord le lieu vide de la page. Ce vide est son destin. L’écriture appelle l’homme à « s’installer » dans ce manque de l’Autre, qui est manque de soi. La page n’est jamais simplement matérialité transie par le sens, dans l’« intentionnalité » propre au signe. Elle n’est pas non plus matérialité massive et continue des étants intramondains. Elle est la matérialité de la coupure signifiante n’ouvrant plus que sur le non-sens. In-différence de la surface vide, temps imaginaire pur (sans même le repère que le monde suppose dans le sujet), espace où se déploie l’hallucination fondamentale. Mais pour celui qui entre dans l’acte effectif de l’écriture et advient comme sujet, la référence paternelle permet que sur ce drap de la perception les étants soient re-posés comme objets du monde. La page devient alors outil et s’établit en un lieu, sur telle table. L’écriture cependant entraîne l’homme au-delà de son être de sujet, dans une identification imaginaire à l’Autre symbolique, au père comme non-vivant. Identification qu’il doit souffrir, dans la production de l’œuvre où s’accomplit la sublimation."
JURANVILLE, 1984, LPH

ECRITURE, Oeuvre, Structure, Parole

L’écriture ne produit pas simplement la lettre, elle tend vers son accomplissement dans l’œuvre et relève en ce sens la sublimation, « élever l’objet à la dignité de la Chose ». Car si la première lettre provient du lieu de l’Autre symbolique, et se définit déjà comme signifiante, son destin est de se constituer en véritable unité signifiante — du point de vue de cet Autre symbolique. C'est pourquoi l’activité d’écriture déploie et institue des structures, comme autant d'unités cohérentes et nécessaires, entrant en relation à la fois avec chaque unité prise séparément (mots ou phrases) et avec le tout en formation de l'oeuvre - jusqu'à ce que cet ensemble apparaissent soudain comme fini et clôturé. Deux voies se présentent alors dans le cas de structures bien formées : d’une part, la prolifération infinie, où la nécessité ne se clôt jamais et où la structure demeure ouverte — telle est la logique propre de la science moderne (et jamais l'on ne dira du savant qu'il "écrit") ; d’autre part, l’accomplissement, lorsque plus aucun élément ne peut être ajouté sans briser la cohérence interne de la structure : c’est là qu’apparaît l’œuvre, à l'image du poème qui ne saurait se prolonger que dans un silence signifiant. Une fois advenue l'oeuvre fait apparaître le signifiant articulé au Nom-du-Père ; en même temps surgit la Chose maternelle elle-même — celle qui, dans sa parole originaire, énonce le signifiant paternel. "L’écriture s’accomplit en ce sens comme « parlante »" dit bien Juranville : son essence et sa valeur éminente résident dans la parole essentielle qu’elle institue en produisant l’œuvre. C'est en ce sens que l'écriture est purement création, acte créateur.


"L’écriture tend vers l’œuvre. Mais si l’œuvre est produite quand se constitue enfin de manière effective et définitive le signifiant qui s’articule au Nom-du-Père, ce qui surgit avec l’œuvre, c’est la Chose maternelle elle-même, celle qui, dans sa parole, qui est la parole fondamentale, énonce le signifiant paternel. L’écriture s’accomplit en ce sens comme « parlante ». L’essence même de l’écriture, sa valeur éminente, tient à cette parole qu’elle institue en produisant l’œuvre. Parole nullement extérieure à l’écriture. L’écriture n’est pas première, comme le veut Derrida, mais elle n’est pas non plus secondaire par rapport à la parole. Elle seule peut faire advenir cette autre parole. L’écriture n’« exprime » rien, a fortiori rien qui lui soit extérieur, elle crée. Elle est acte au sens plein du terme."
JURANVILLE, 1984, LPH

ECRITURE, Parole, Signifiant, Signe

La métaphysique a fait de la parole une manifestation par excellence de la pensée, dans la présence à soi du sujet, par opposition à l'extériorité de l'écriture réduite à un dangereux supplément de signes. La vérité c'est qu'une altérité essentielle se loge aussi bien dans l'écriture - qui ne se réduit pas à une imitation de la parole - de l'ordre d'une temporalité réelle et non mondaine. De son côté la parole n'est pas simplement une émission de signes, "elle n’est pas non plus vocalisation par un sujet qui viendrait s’y placer, d’une écriture fondamentale ou archi-écriture. Elle est d’abord le signifiant, que n’est pas la lettre" précise Juranville. La théorie du signifiant déplace l'opposition métaphysique parole/écriture ainsi que son renversement (supposé) par la déconstruction.


"Ce n’est pas parce que la pensée métaphysique a vu dans la parole un signe « moins extérieur » que l’écriture, et a valorisé la parole aux dépens de l’écrit, qu’il faut renverser les thèmes et rejeter la parole, ou la réduire. La parole n’est pas ce qu’en dit la métaphysique, signe, que l’écriture redoublerait, mais elle n’est pas non plus vocalisation par un sujet qui viendrait s’y placer, d’une écriture fondamentale ou archi-écriture. Elle est d’abord le signifiant, que n’est pas la lettre."
JURANVILLE, 1984, LPH

ECRITURE, Lettre, Nom-du-Père, Autre

Il faut distinguer, dans l’acte d’écrire, deux formes d’extériorité. La première est celle de la lettre elle-même, qui se déploie comme un jeu de différences : une lettre n’existe que par ce qui la distingue des autres. La seconde est celle de l’Autre symbolique, c’est-à-dire le grand ordre du langage — un lieu extérieur à l’écriture, mais essentiel pour qu’elle puisse advenir. Toute lettre est évidemment signifiante, mais pas en elle-même. C’est déjà le cas de tout signifiant : il ne signifie jamais seul, mais seulement en relation avec d’autres. Mais — nuance importante — à la différence du signifiant oral, la lettre ne donne pas même l’illusion de sens : quand on parle, on croit que les mots renvoient à quelque chose ; dans l’écriture, cette illusion tombe, on est confronté à la pure matérialité du signifiant. Comment peut-elle alors être signifiante ? Pas par la simple par opposition avec d’autres lettres — car cette différence constitue déjà la lettre elle-même. Uniquement parce que la lettre témoigne de la fonction symbolique, dont on sait qu'elle n'est efficiente qu’à partir d’un point d’ancrage appelé par Lacan "Nom-du-Père", ce signifiant fondamental qui garantit la cohérence du système du langage. C’est donc à partir de cette place — celle du signifiant paternel — que l’écrit prend sa valeur de signifiant ; c'est cette place qu'occupe celui qui écrit, dans l’acte même d’écrire. Le Nom-du-Père est ce qui "fonde" l'Autre symbolique, non comme un "donneur de sens", plutôt comme le signifiant suprême qui met fin à la parole originaire de la "Chose maternelle" — c’est-à-dire au lien fusionnel avec le désir de la mère — et qui, par cette coupure, donne valeur signifiante à la structure du langage tout entier, et donc à la lettre elle-même.


"On doit distinguer dans l’écriture deux extériorités, celle de la lettre comme pure différence se déployant en un écrit, et celle de l’Autre symbolique, extérieur à l’écrit, et dont la place est essentielle à la production de l’écriture... En tant qu’articulation de la pure différence, l’écriture retrouve l’articulation du symbolique dont on a montré qu’elle n’était signifiante comme chacun de ses termes, que par le signifiant du Nom-du-Père. C’est de la place du signifiant paternel que l’écrit est produit comme signifiant. Celui qui écrit occupe, en tant qu’il écrit, cette place. Ce n’est pas la place d’un sujet constituant, comme le voudrait la phénoménologie. Si c’était le cas, l’écriture serait production de signes. Ce n’est pas en tant que sujet que le sujet écrit, mais en tant qu’il est identifié à l’Autre symbolique."
JURANVILLE, 1984, LPH

DROIT AU TRAVAIL, Capitalisme, Individu, Démocratie

L'institution de la démocratie apporte un droit civil nouveau, le droit au travail. Il est fait pour garantir un minimum de sécurité pour le travailleur pris dans une relation asymétrique avec un possédant, l'employeur, qui ne connait pas la même urgence vitale de travailler, et qui serait tenté d'en profiter en l'absence de règles de droit. Le droit au travail n'efface pas la violence inhérente au contrat de travail - puisque en vendant sa force de travail sur le marché, l'individu renonce (au moins provisoirement) à son oeuvre propre - mais il en limite la portée, et en cela il exprime la vérité du capitalisme : à savoir qu'il n'est pas le mal absolu, il ne revient pas au système sacrificiel archaïque, mais il n'est pas non plus la panacée - notamment en termes de "progrès" - qu'il prétend être. Il est juste un moindre mal.


"Le droit de propriété avait permis, au-delà du paganisme, la formation du capital ; la liberté de culte avait permis qu'on s'y rapportât comme à une idole ; la liberté d'expression avait permis de mettre en œuvre le capitalisme ; le droit au travail lui donne la limite de principe hors de laquelle il ne peut y avoir de vérité. Il ne sera fixé que dans la Déclaration des Droits de l'Homme de 1948, et en France dans la Constitution de 1958."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

SANTE, Droit, Individu, Capitalisme

A l'âge du capitalisme industriel le droit civil nouveau est le droit à la santé, "fondement de tous les autres bien qu'on peut avoir dans cette vie" selon Descartes, impliquant d'une certaine manière "maîtrise et possession de la nature"... Car il ne s'agit plus seulement d'assurer le niveau homeostasique d'un accord avec la nature, mais pour l'homme d'assurer son bien-être physique et mental, voire... de durer longtemps (en bonne santé) pour être toujours plus performant. Si ce droit nouveau profite indéniablement à l'individu comme tel, il suppose une administration et une planification rigoureuse dont les travers bureaucratiques rappellent le concept foucaldien de "biopolitique.


"Le droit nouveau est d'abord droit civil, en l'occurrence droit à la santé - grâce qui, là encore, n'empêche pas l'homme de fuir d'abord le radical de sa finitude, du mal en lui. Un tel droit suppose que l'homme, radicalement fini, se laisse prendre dans le développement, décisivement industriel, du capitalisme qui, pour y puiser de l'énergie et en tirer la matière à soumettre aux formes qu'il a conçues, détruit la nature telle qu'elle se donne d'abord et y lâche des forces de mort (cf. le dispositif de la technique chez Heidegger). Mais santé sur fond de laquelle il pourra engager le travail vers son individualité vraie..."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DROIT DE PROPRIETE, Violence, Capitalisme, Individu,MARX

Le droit de propriété comporte une violence inacceptable autant qu'inéliminable, c'est pourquoi il doit être limité par le droit lui-même, jusqu'à rendre cette violence acceptable. Violence, non pas parce que celui qui possède vole nécessairement son semblable, mais parce qu'en s'accroissant (inévitablement, avec la généralisation des échanges) la propriété consomme toujours plus de main d'oeuvre et fait produire de la plus-value au travailleur. Et aussi parce qu'à l'origine du capitalisme, le droit positif n'a fait que légaliser les vagues de spoliation - à la fois contre l'Etat féodal et contre les petits propriétaires paysans - consacrant le droit du "plus possédant". Expropriation et exploitation capitalistes tant dénoncées par Marx, qui va jusqu'à condamner le droit lui-même comme simple instrument de domination. Mais droit de propriété pourtant légitime dans son principe, car la propriété résulte de l'entreprise et de la création individuelle, que peu d'individus ont le courage, l'opiniâtreté et le talent de conduire à terme (quand bien même ils en auraient reçu les moyens par d'autres). La violence engendrée par la propriété et ses abus n'est pas équivalente à la violence sacrificielle originelle, elle en est juste la forme subsistante inéliminable à l'époque du capitalisme, et c'est donc bien comme droit civil (droit de l'individu et pour l'individu) que ce droit de propriété peut être à la fois reconnu et encadré, en regard du droit du travail et de ses progrès eux-mêmes légitimes.


"La vérité du droit ne peut advenir, comme droit de l’individu, qu’à partir du droit positif combattu dans ce que sa violence a d’inacceptable, et reconnu dans ce que sa violence a d’inéliminable... Le droit s’accorde donc tout à fait avec le système capitaliste. Non pas au sens de Marx où il serait complice de la violence absolue de ce système. Mais au sens où il donne à ce système les limites que celui-ci veut avoir. Ces limites ne lui sont pas imposées de l’extérieur, comme s’il était toujours le système sacrificiel païen dans sa forme brute. Elles se développent bien plutôt à partir de la violence inéliminable du contrat de travail, et elles donnent à l’existant toutes les conditions pour s’arracher à la tentation du paganisme brut et pour devenir et redevenir l’individu. Là est le sens de l’État et du droit – et aussi du capitalisme."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DROIT, Politique, Existence, Norme, SCHMITT, HEGEL

Soit la distinction schmittienne de la norme, de la décision, et de l'ordre comme caractérisant toutes trois le droit, mais aussi trois types de pensée juridique. La norme est bien le contenu objectif du droit, mais elle doit être instituée par un acte politique en fonction des imprévus de l'histoire, c'est à dire aussi bien de l'existence. Finalement il s'agit de rendre les normes contraignantes, c'est pourquoi, pour parer à tout arbitraire, l'Etat et à travers lui le droit se manifestent comme ordre. Schmitt fait volontiers référence à Hegel : « L’État hégélien n’est ni la norme des normes ni une décision souveraine pure. Il est l’ordre des ordres, l’institution des institutions. » Le risque - singulièrement ignoré par Schmitt - est que l'Etat s'identifie lui-même à l'ordre (si ce n'est à l'Esprit hégélien), quand cet ordre devrait se limiter à garantir l'état de droit, s'effacer comme Tout politique pour préserver son Autre qu'est le citoyen, l'homme, ultimement l'individu.


"Mais, pour toute pensée qui affirme l’existence, cet Autre absolu qu’est l’esprit (l’esprit comme savoir de la liberté) ne peut pas simplement déterminer le droit (le droit comme savoir de la finitude) en donnant l’ordre et en se montrant lui-même au sommet de cet ordre : il risquerait de n’être alors que le Même ignorant son Autre. Il doit au contraire s’effacer en proclamant le droit de l’homme comme son Autre, de l’homme comme individu. Se faire cause matérielle. Laisser place au risque inévitable du matérialisme. Or cette société de droit ne s’établit pas toute seule, naturellement, par un pur déploiement de la raison, comme Hegel l’envisageait. Elle doit être instituée. Et cela précisément par l’acte politique de la philosophie. Car la politique vise constitutivement à établir par un acte le droit naturel juste contre un droit positif injuste, à introduire une nouvelle situation normale, celle qui porte la norme pure de l’État de droit. État de droit qui est la fin qu’envisage toute politique, il faut le dire contre Schmitt."
URANVILLE, 2010, ICFH

DROIT, Liberté d'expression, Capitalisme, Liberté de la presse, MARX

Le droit civil qui apparaît (par la grâce) avec l'institution de la science est la liberté d'expression. Prolongée en liberté d'entreprendre pour lui donner toute son effectivité, pour que l'individu parvienne à créer son oeuvre, il débouche finalement sur le capitalisme industriel. Et cependant si pour cette forme de capitalisme, le Capital est l'Autre, c'est n'est jamais qu'un Autre faux, une idole se servant du travailleur pour lui faire produire la plus-value. Or, là où Marx parle d'extorsion, Juranville y voit bien plus une aliénation consentie - conséquence du refus de créer par soi-même -, une participation à la volonté de jouissance capitaliste, rien d'autre qu'une manifestation de la pulsion de mort.
Quant au droit politique qui apparaît avec l'institution de la science, c'est la liberté de la presse. Mais là encore il ne peut que se fausser, face à "la terrible réalité qu'est la passion de l'inégalité parmi les hommes, en l'occurrence réalité des classes sociales" dit Juranville. Et cela ne tient pas seulement aux différences de revenus mais à la position des citoyens par rapport aux procès de production capitaliste. Car comme le dit Marx, "il n'y a que deux classes en présence : la classe ouvrière, qui ne dispose que de sa force de travail ; la classe capitaliste, qui possède le monopole des moyens de production sociaux tout comme celui de l'argent" - auquel il faut donc ajouter le monopole de la presse.



"De même que la finance donnait son effectivité au droit de propriété, de même que le commerce donnait sont effectivité à la liberté de culte (par la diffusion de la foi), de même l'industrie donne son effectivité à la liberté d'expression, en lui permettant de devenir production d'objets, voire production d'œuvres. D'où l'on peut conclure que le droit civil débouche sur l'émergence du capitalisme industriel, où le capital n'est plus objet comme dans le capitalisme financier (intérêt), plus sujet comme dans le capitalisme commercial (profit). Capitalisme où le capital est l'Autre."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DROIT, Information, Capitalisme, Individu

Le droit à l'information est un pilier de l'institution du capitalisme, car même si le capitalisme crée ses propres idoles, il permet de s'affranchir de l'idole du pouvoir comme telle (laquelle retient l'information, et ment). Pour le meilleur et pour le pire, il libère à la fois l'individu vrai et l'individualisme (le culte de l'individu), la liberté de dire et l'obligation de tout dire (illusion de la "transparence"). Finalement il laisse le choix entre un faux "souci de soi" et le "souci de l'autre".


"Il eût fallu, pour accéder à la véritable exception et individualité, quitter le souci de soi pour le "souci de l'autre", comme le dit Levinas - c'est ce dont le système capitaliste laisse, par le droit, la possibilité à chacun. D'où l'on peut conclure que l'institution du capitalisme doit conduire à l'avènement, comme droit politique nouveau, du droit à l'information - par quoi le droit effectivement s'accomplit. Droit qui permet à l'existant de s'arracher à son aliénation d'individu individualiste devant l'idole, suprêmement devant celle qu'est le pouvoir souverain (et celui qui le détient)."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DROIT, Individu, Démocratie, Discours

Le droit ne se réduit pas à un ensemble de règles organisant les rapports entre les membres du corps social et avec l’État : il a pour sens et pour fin l’individu. Il constitue un savoir qui, prenant acte de la finitude humaine, donne à chacun les conditions d’une autonomie véritable, par la grâce dans le droit civil et par l’élection dans le droit politique. Le droit progresse historiquement en fonction des régimes politiques, jusqu'à la démocratie représentative qui garantit au mieux la liberté individuelle. Elle correspond au principe libéral d’organisation ou d’équilibre des pouvoirs — législatif, exécutif et judiciaire —, chacun renvoyant à un discours fondamental du monde social : discours du clerc (fondé sur l'altérité), du maître (subjectivité réalisée) et du peuple (objectivité établie). Mais un quatrième discours, celui de l’individu affirmant l’identité, est décisif pour la démocratie : il assure que les sujets puissent, au-delà du simple droit abstrait, trouver socialement l’espace concret où exercer leurs droits, condition de la volonté générale et de l’individualité accomplie.


"Rappelons simplement, d’une part, à propos du droit, qu’il ne se borne pas, selon nous, à être formellement un ensemble de règles qui organisent les relations entre eux des membres du corps social (c’est le droit civil) et leurs relations au Tout de ce corps, de ce monde (c’est le droit politique) : le droit a un sens et une fin qui résident dans l’individu. Le droit est savoir dans lequel on tient absolument compte de la finitude de l’homme en lui donnant à partir de là, contre le système sacrificiel, toutes les conditions pour accéder à son autonomie réelle d’individu véritable (grâce quant au droit civil, élection quant au droit politique)."
JURANVILLE, 2017, HUCM 

DROIT, Finitude, Savoir, Liberté

Le droit est le moyen que se donne l'Etat pour réaliser la justice et donc, autant que possible, réduire la violence parmi les hommes. Il est donc savoir de la finitude. Par son aspect savoir, le droit rationalise, pense et octroie les libertés (civiles et politiques) nécessaires à l'homme pour se réaliser comme individu ; sous l'angle de la finitude, il limite ces mêmes libertés, en se faisant droit pénal. Le savoir juridique porte sur les conditions qu'il faut donner à l'existant pour qu'il assume justement son existence, qu'il résiste à la tentation de la fuir (finitude radicale). Ces conditions sont, comme toujours, la grâce, l'élection et la foi. La grâce reconnaît en l'homme une volonté libre, "naturelle", et octroie des droits réels portant surtout sur les biens (comme la liberté de propriété). L'élection exige en outre que cette liberté soit justifiée, pensée collectivement : elle statue sur les personnes et octroie des droits politiques (comme la liberté d'enseignement...). La foi accorde finalement que ces droits doivent s'appliquer à tous, autrement dit elle les pose comme universels (c'est l'aspect cosmopolitique du droit). Mais constamment la finitude se rappelle au droit, le fait que les libertés sont régulièrement transgressées ou empêchées : le savoir porte alors sur les moyens répressifs et coercitifs pour rappeler à chacun son devoir de respecter les droits de tout autre, et les peines encourues s'il s'y refuse (ce qui revient toujours à refuser les conditions de sa propre autonomie, de sa propre existence d'homme libre.)


"L’État réalise la justice comme il le doit pour autant qu’il garantit le règne, dans le monde social, du droit comme limite à la violence, et comme réduction de celle-ci à sa forme minimale, celle du contrat de travail. Certes le droit a, pour la philosophie, précisément pour celle qui affirme l’inconscient et qui, ce faisant, se pose comme savoir, une fondamentale vérité. Face à la philosophie comme savoir de l’existence, le droit est savoir de la finitude  –   et donc de la manière dont l’existant tend à fuir son existence et de ce qu’il faut faire face à cette fuite. Qu’est-ce en effet que le droit  ? Contentons-nous ici d’une réponse très sommaire (en renversant l’ordre des aspects que nous venons de déterminer)."
JURANVILLE, 2010, ICFH