DESIR, Objet, Pulsion de mort, Phallus, LACAN

L'objet (a) est proprement l'objet de la pulsion, sa fonction est de soutenir le désir dans le cadre (Lacan dit quelques fois "par la fenêtre") du fantasme. Le désir, du côté du sujet et de la loi, vise la Chose - définitivement absente. Au départ il y a le désir, et la pulsion de mort comme effet de la disparition, ou de la déception du désir (inévitable puisque la Chose manque) : en effet si  l'objet absolu manque, alors le désir est à détruire ! C'est ici que l'objet (a) de la pulsion, toujours partiel, joue son rôle de soutien du côté réel - par opposition à la loi du côté symbolique - pour ramener au désir à partir de la pulsion de mort. Ceci est possible car l'objet (a) n'est pas sans rapport avec le symbolique (comme la pulsion n'est pas sans rapport avec la demande) : en effet il représente toujours le phallus, signifiant du désir, mais sous sa face réelle ; donc subissant lui-même la castration, il est susceptible de disparaître ; l'objet s'effaçant, se repose pour le sujet la question du désir...


"Au départ il y a le désir, et la pulsion de mort. Effet de la disparition ou encore de l’aphanisis du désir. Désir et pulsion de mort se retrouveront à la fin. C’est le choc même avec la Chose. Mais il faut concevoir le retour, à partir de la pulsion de mort, jusqu’au désir. Ce retour ne peut se faire que par l’objet. Et donc cette autre forme de pulsion que Freud appelait « pulsion partielle » et qui est la pulsion au sens le plus commun. Entendons bien que le retour au désir tient à l’émergence de la loi. Mais il faut à la loi une présence réelle. L’objet est cette présence. Il trouve son origine dans le phallus, dont il est l’une des faces. Mais si l’on en reste à la « présence réelle », il n’y a nul maintien du désir, et l’on est rabattu sur la pulsion. La castration (comme effacement de l’objet) est alors ce qui permet l’établissement du désir. Désirant cependant, ce n’est pas le phallus, c’est la Chose que l’on désire. Et du sein du désir pour la Chose, dans la rencontre manquée qui en est l’épreuve, ressurgit la pulsion de mort dont on était parti. Le cercle où se meut le désir de l’homme est parcouru, la boucle bouclée."
JURANVILLE, 1984, LPH

DESIR, Loi, Oedipe, Chose, GIRARD, LACAN

L'articulation du désir et de la loi découle de l'absence de la Chose. De son absence et non d'abord de son interdiction : la loi du désir, qui commande de désirer du fait de l'absence de la Chose, n'est pas pour Lacan la loi de l'Oedipe, ni évidemment la pulsion de mort, qui serait plutôt la négation de tout désir. Elle ne se réduit pas non plus au mimétisme, comme le soutient René Girard, qui en reste à la version imaginaire de cette loi (incluant le désir de reconnaissance) avec ses conséquences en termes de violence cathartique et sacrificielle. L'homme brancherait son désir sur le désir de l'autre, son être et ses avoirs, faute de satisfaire pleinement ses besoins. L'agressivité ne serait qu'une conséquence de la rivalité. Girard ignore le désir primordial de la Chose (de la mère) et réduit l'Oedipe à un simple désir mimétique rapporté au modèle paternel ; il ne voit pas que c'est la pulsion de mort, et non le désir, qui est à l'oeuvre dans la violence mimétique. Pour Lacan la loi originelle n'interdit rien, elle détermine ce qu'il y a à être et en ce sens elle se confond avec le désir, sans être pour autant naturelle, car il s'agit de la loi du signifiant. Autrement dit l'objet n'est pas désirable parce qu'interdit : dans ce cas la loi ne serait que transgressive et liée à la culpabilité ; la loi du langage stipule bien plutôt que l'objet, ou plutôt la Chose, est impossible à atteindre (car le signifiant, par définition, est irréductible au réel), et positivement engage à désirer. La première version de la loi (et de l'Oedipe) correspond à la névrose, elle n'est pas ce qui est refoulé mais une loi qui refoule.


"Deux conceptions sont possibles. Soit on considère que la loi constitue le désir « malgré elle », parce qu’elle interdit un objet qu’elle rendrait par là même désirable. Le désir est alors essentiellement transgressif. Et inséparable du sentiment de culpabilité. Soit on soutient que la loi constitue le désir parce qu’elle commande le désir. Et en ce cas la faute ne peut plus être dans le désir même. La première conception reprend tout à fait les termes de l’Œdipe, et c’est celle que Lacan présente le plus souvent. Celle qu’on situe dans « l’Œdipe symbolique ». Mais ce n’est pas sa conception la plus profonde, ni le plus rigoureusement conforme à la théorie du signifiant. Car dans la loi de l’Œdipe, il faut distinguer deux aspects : d’une part ce qui ressortit à l’interdit, et qui est en fait tout à fait conforme à ce que dit Girard de la relation imaginaire ; d’autre part le caractère de loi, issu du langage. Mais comment voudrait-on que par la loi du langage la mère soit interdite ? Interdite, elle ne l’est que dans l’Œdipe, dans la névrose dont on verra que le mythe (et le complexe) d’Œdipe est un produit, selon Lacan même. La Mère est impossible. Telle est la castration véritable. La rivalité œdipienne dissimule cette absence de la Chose, elle est un trompe-la-mort. Un leurre disposé par les pulsions de vie pour cacher la présence de la pulsion de mort. Elle est ce qui refoule et non ce qui est refoulé."
JURANVILLE, 1984, LPH

DESIR, Demande, Imaginaire, Autre

Au départ, face à l'Autre (tout puissant dans son monde), il y a le manque, donc d'emblée le désir. Mais celui-ci ne prend forme et ne prend place qu'à travers la demande. Il faut distinguer alors l'énoncé de la demande, dans son aspect imaginaire (à l'immensité supposée de l'Autre, et de son monde, correspond le caractère excessif de la demande), et l'acte de son énonciation, dans son aspect symbolique, avec les mots de l'Autre : ici apparaît le désir, soit le manque, au principe même de la demande. L'on ne peut comprendre l'antériorité du désir sur la demande, a fortiori sur le besoin, qu'à partir du désir de l'Autre, même si le désir ne se précise et ne se fixe (d'où son caractère de condition absolue) qu'en se soustrayant à l'illimité de la demande, comme ce qui ne se demande pas.


"La demande en tout cas constitue l’une des dimensions essentielles des relations psychologiques où se déploie le conflit pour la reconnaissance. Il s’agit en elle de demander à l’autre, investi, en tant que sujet qui a son monde, de toute-puissance, de combler (et ce ne peut être qu’imaginaire) le vide que l’on éprouve en soi, par la reconnaissance ou l’amour. Apparaît donc le désir. Comme ce qui est soustrait à toute demande, et ne se demande pas. Même si c’est bien dans le cadre de la demande que prend place le désir. Le désir est en fait ce manque qui explique qu’on demande, et que la demande comme telle ne peut que dissimuler. Il requiert le rajout d’une dimension supplémentaire par rapport au réel et à l’imaginaire, celle du symbolique."
JURANVILLE, 1984, LPH

DESIR, Besoin, Demande, Signifiant, LACAN

Lacan exclut que le besoin soit à l'origine du désir, comme il rejette la théorie des "stades" expliquant l'accession au désir par un processus de maturation, naturel et génétique. Le caractère traumatisant de la sexualité dite "génitale", en terme de "mauvaise rencontre", conduit d'emblée à conditionner le désir à la confrontation avec le désir de l'Autre, soit avec le signifiant. De ce fait, précise Juranville, c'est bien plutôt à la castration que l'on accède - et à l'angoisse qui l'accompagne - car le désir est déjà en acte dès la présence de l'Autre. C'est donc bien le désir, chez le sujet parlant, qui est à l'origine d'un besoin d'emblée assujetti à la demande. Comme l'objet du désir manque, fondamentalement, du fait de la castration, le besoin n'est pas autre chose que le résultat de ce manque (de même que le désir lui-même, comme inconditionné, est le résultat du caractère inconditionnel de la demande, impossible à assouvir). Cependant Juranville voit dans les premières formulations de Lacan, jusqu'au séminaire X, un reste de cette conception génétique qu'il combat lui-même farouchement : le besoin resterait une donnée naturelle, immédiatement déviée et subjectivée par la demande ; celle-ci à son tour serait traduite en signes (cri, gestes) venant se greffer ensuite sur la structure symbolique. Or le besoin n'a rien de naturel et le signifiant ne naît pas de l'effacement de la chose. A sa naissance le nourrisson a seulement besoin de respirer (d'où le cri, absolument asignifiant à ce niveau). Il n'a ni besoin ni intention de se nourrir tant que l'Autre, dont c'est le désir mais surtout l'angoisse, ne lui aura pas signifié expressément que telle est la voie de la survie.


"Distinguons les diverses possibilités d’articulation entre le besoin et le désir. Première possibilité, exclue par Lacan : que le désir s’explique à partir du besoin. Et dans la conception lacanienne, on ne pourra plus parler, comme le faisait Freud, d’étayage : le désir ne s’étaie pas du besoin, ni les pulsions sexuelles de prétendues pulsions d’autoconservation. Deuxième possibilité : que le désir inscrit dans le langage et la parole, oriente un « développement » à partir du besoin. Il y aurait bien un a priori du langage, mais l’homme aurait à rendre actuel ce qui n’est d’abord qu’en puissance. On retrouverait d’une certaine façon la psychologie génétique de Piaget. Et des thèmes comme l’accession au désir, ou au symbolique, pourraient sembler soutenir pareille conception. Mais Lacan la rejette tout autant que la première... Apparaît donc la troisième possibilité, présentée en maints textes de Lacan. Le passage au désir viendrait de la rencontre traumatisante avec l’Autre et le désir de l’Autre, avec le signifiant. Mais il nous semble, contre une certaine lettre du discours de Lacan, qu’il faut insister sur ceci que le corps de l’être humain n’est pas d’abord un corps biologique qui subirait l’effet du heurt avec le « désir de l’Autre ». Il faut, si l’on veut suivre Lacan dans ce qu’il apporte de vraiment nouveau, dire que l’on n’accède pas au désir, mais à la castration, que le désir est là d’emblée, non comme virtualité, mais comme actualité, à partir de quoi l’Autre prend sens. D’où la quatrième possibilité, pour laquelle le besoin découle du désir, et non plus l’inverse, d’aucune manière."
JURANVILLE, 1984, LPH

DEMOCRATIE, Individu, Représentation, Parlementarisme

Le peuple n'est pas cette masse indivise que les nationalismes ou les collectivismes se plaisent à mythifier. Il est bien un ensemble d'individus qui se soumettent librement, et qui parfois se consacrent activement à la volonté générale, représentée concrètement par une majorité élue. Ceci dans le cadre d'un Etat respectant la séparation des pouvoirs, afin d'éviter que l'individu ne risque de devenir victime d'un pouvoir absolu. C'est donc parce qu'elle se fonde sur l'individu que la démocratie véritable se veut représentative et qu'elle s'accomplit comme démocratie parlementaire : la voix de chacun valant théoriquement celle de quiconque dans le débat public, mais ne valant politiquement et pratiquement qu'en tant qu'elle est représentée.


"De là le fait que la démocratie est, dans sa vérité, démocratie représentative. Une telle démocratie n'est pas un pis-aller imposé par l'impossibilité de rassembler régulièrement tous les membres de la cité. De là aussi le fait que la démocratie représentative est, dans sa réalité, démocratie parlementaire. Ce n'est pas quelque chose fondé sur le seul libéralisme, le fondement décisif du système parlementaire réside dans la démocratie bien comprise et la place qu'elle assure à l'individu. Car la séparation ou division des pouvoirs trouve son sens dans l'individu qui doit pouvoir advenir librement, hors de toute soumission à un pouvoir écrasant. Et le Parlement est lieu de discussion publique, certes, et même d'opposition pour des vérités relatives entre lesquelles s'établiront des compromis."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Individualisme, Cosmopolitisme, Judaïsme

L'individualisme a remplacé l'égalitarisme prolétarien, mais il repose sur une illusion : croire que la grâce reçue suffit, sans travail personnel visant à accepter sa finitude, sans reconnaissance de l'Autre absolu en soi, ce qui rend vaine toute perspective d'autonomie véritable. Contre tout individualisme apolitique, la démocratie véritable introduit le pluralisme (à travers la représentation) qui doit s'ouvrir au cosmopolitisme et non se refermer en particularisme. Bien sûr le particularisme juif peut sembler une exception, mais c'est parce qu'il a été de fait rejeté, alors qu'il sert en réalité de modèle pour les autres peuples, pour avoir justement introduit l'exigence de la grâce et de l'élection. La véritable universalité, illustrée par le messianisme juif, naît du particularisme mais s'accomplit dans la démocratie vers un cosmopolitisme accueillant toutes les particularités.


"L'évidence (égalitaire) du prolétariat, l'idée que certes n'ont pas reçu les conditions ou en ont été privés alors que d'autres en regorgent, la recherche à ce propos d'un coupable, la certitude (païenne) qu'il y ou que c'est le "système", tout cela est aujourd'hui, après l'Holocauste et l'affirmation de l'inconscient, inacceptable. Certes il y a et il y aura toujours des luttes sociales à mener pour que certaines conditions soient données ou redonnées à tous. Mais chacun est, dans le monde actuel, renvoyé à sa responsabilité d'individu, qui a à ne pas céder à l'envie et à la haine contre l'"élu" (alors qu'il l'est lui aussi, s'il le veut, l'élu !). Mais la falsification sociale traditionnelle toujours présente de la grâce se manifeste, avec la fin de l'évidence du prolétariat par la venue au jour de l'individualisme. On n'y considère plus qu'on n'a pas reçu la grâce. Mais on s'arrête à celle qu'on a reçue, avec l'illusion qu'on n'a rien à faire de plus. On est devenu, par la grâce, principe et origine. Mais on ne veut pas voir qu'on ne l'est réellement, effectivement, que dans la mesure où l'on fait un travail, où l'on entre dans l'épreuve de la ladite finitude et où l'on découvre en soi l'Autre absolu, seul absolument principe et sans lequel on n'est pas soi-même principe. L'individu individualiste n'est pas l'individu véritable."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Christianisme, Communauté, Orthodoxie

Face aux risques de repaganisation qui menacent la communauté, la démocratie dans le cadre de l'Etat a besoin d'un soutien constant des Eglises chrétiennes. Car celles-ci, issues du Sacrifice du Christ, rappellent aux Etats l'exigence d'une justice universelle, précisément démocratique, puisque dans la vision démocratique l'universel est censé provenir de l'Autre puis passer en chacun dans la mesure où il se fait l'élu de cet Autre. Cependant, même si elles affirment explicitement l'égalité de tous les hommes devant Dieu, les Eglises n'ont pas toujours promu la démocratie (cas du catholicisme) ni même concrètement l'égalité (cas du protestantisme), faute d'assumer les exigences sociales impliquées dans l'idée même de démocratie, autrement dit faute d'avoir pris en compte la réalité de la communauté. C'est pourquoi les inconséquences des deux Eglises occidentales peuvent dans doute être contrebalancées, pour la défense de la démocratie, par l'esprit communautaire de l'Eglise d'Orient ou Eglise othodoxe, pour peu qu'elle résiste à ses propres déviations paganisantes.


"La démocratie a donc besoin de l'Eglise, de l'Eglise Chrétienne, mais en tant que celle-ci donne une place majeure à la communauté juste dans laquelle s'inscrit l'individu. D'où le besoin de l'Eglise orthodoxe qui, si comme chrétienne, elle est ouverte à l'individu et à son aventure spirituelle, reste, comme orthodoxe, résolument communautaire : elle a refusé le filioque lors du Grand schisme d'Orient de 1054 ; accepter le filioque, c'eût été accepter que le Fils, modèle par excellence de tout individu humain, soit ontologiquement aussi puissant que le Père, et donc que l'individu humain puisse aller jusqu'au point le plus extrême de l'œuvre et du savoir. Mais le communisme russe, parti de l'idée d'égalité, ne parviendra pas à ranimer les énergies de la foi chrétienne, se basant à la fois sur une fausse communauté (nationaliste) et sur une fausse démocratie sociale."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Egalité, Création, Autre

La démocratie suppose que l'universel puisse advenir en chacun comme Autre. Cela revient à poser l'égalité, mais non une égalité abstraite simplement reconnue en droit, mais une égalité au regard de la capacité à créer (puisque cela implique l'acception d'un Autre plus essentiel que soi) et à faire valoir son oeuvre (puisque celle-ci sera toujours jugée du point de vue de l'Autre). Bien sûr l'égalité en vient à se pervertir, même en démocratie, soit lorsque certains tentent de retirer de l'oeuvre un avantage personnel ou un pourvoir indu, soit lorsque d'autres tentent d'imposer une égalité extrême mais purement formelle, sans rapport avec la création et même en tentant de l'empêcher.


"L'homme ne peut donc réellement participer à la démocratie et à son institution que s'il suppose introduite dans le monde social, et s'il promeut par son œuvre propre, une fondamentale égalité des conditions. Elle permettrait que chacun sans cesse pût accéder, en soi, à la volonté générale ; elle ne fait pas que tous entreront dans leur œuvre propre et accéderont en eux à la volonté générale, mais elle le rend possible. Elle implique la correction permanente de l'égalité par la liberté."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Existence, Autre, Peuple

La démocratie n'est pas autre chose que l'affirmations sociale de l'existence. Est démocrate celui qui voit en l'Autre - d'abord l'Autre absolu puis le peuple comme communauté des autres Autres - la source de la vérité et de l'universel.


"Qu'est-ce socialement que l'affirmation de l'existence ? C'est l'affirmation de l'universel comme surgissant d'abord en l'Autre, à partir duquel seulement il peut venir en chacun pour autant que ce dernier est et se veut l'élu de cet Autre... Peut être dit démocrate celui qui laisse place à l'objection venue de l'Autre, et qui ne cherche pas à imposer son point de vue, mais a l'idée que la vérité est en l'Autre. La démocratie est dès lors caractérisée par ceci que le peuple apparaît à chacun comme le lieu primordial de la vérité parmi les hommes, lui-même n'étant autre que la communauté des créatures de Dieu."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DESESPOIR, Non-sens, Haine, Répétition

Nous savons que, "sur les cimes du désespoir" (comme le dit Cioran), le moi doit finir par affronter le non-sens radical et donc par poser la répétition comme essentielle. Ce qui ne produit pas tant qu'il accorde créance aux absolus faux qui le protègent du non-sens ; tant qu'il s'en tient au sens courant (empiriste ou métaphysique) excluant tout absolu vrai, toute finitude radicale, tout non-sens pur. Le désespoir ne disparaît pas pour autant : se fuyant comme essentiel, il se pérennise comme haine de l'Autre et haine de soi, il s'assimile finalement à cette forme de répétition pure (mais non essentielle) que la psychanalyse appelle pulsion de mort.


" Ce désespoir est, en son fond, haine. Haine contre Dieu. Haine contre tout ce qui a essence et vérité. Haine contre soi (et contre la part d’éternité qu’on a reçue). Pour autant qu’il est répétition, et ne peut que se répéter, ce désespoir est, d’après la pensée qui affirme l’inconscient, pulsion. Et, précisément, pulsion de mort."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DESESPOIR, Moi, Autonomie, Finitude, KIERKEGAARD

Pour Kierkegaard, le désespoir est une « maladie du moi », née de la tension entre autonomie et finitude. Le moi, rapport à soi et à l’Autre (son auteur), tend à rejeter sa dépendance et veut s’autosuffire, mais échoue : de là vient le désespoir. Celui-ci prend deux formes : ne pas vouloir être soi (désespoir-faiblesse, qui rejette l’autonomie ou désespère du temporel/éternel) et vouloir être soi sans accepter sa finitude (désespoir-défi, refus de Dieu). Si Kierkegaard reconnaît l’autonomie réelle du moi, il refuse qu’elle puisse, par elle seule, atteindre l’absolu. Le désespoir ne peut être surmonté que par la foi : en voulant être soi-même, le moi se tourne vers la puissance qui l’a posé, ce qui définit la foi.

"Mais si Kierkegaard reconnaît l’autonomie réelle du moi, il refuse néanmoins que l’épreuve du désespoir, traversée jusqu’au bout, puisse conduire à aucune position objective de l’absolu vrai, à une position où l’autonomie se poserait aussi. Ce serait revenir à l’autonomie abstraite. Pour lui, il s’agit que le désespoir soit « entièrement extirpé », qu’il soit remplacé par la foi. Ce qu’il dit à deux reprises, au début et à la fin du Traité du désespoir : « En s’orientant vers lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé. Et cette formule… est la définition de la foi. »"
JURANVILLE, ALTER, 2000

DESESPOIR, Répétition, Non-sens, Autre, FREUD

Désespérer consiste à ressentir le non-sens assez profondément jusqu'à percevoir son aspect répétitif - et donc vraiment absurde -, tout en rejetant enfin - justement comme des non-sens - les fausses valeurs et les faux absolus qui jusqu'ici nous voilaient la réalité. Du fait de s'établir dans un tel désespoir, une vérité est supposée ailleurs, chez un autre Autre, et un sens nouveau peut apparaître. Notamment du fait que cet Autre vrai - contrairement au faux - demande de poser ce sens en toute autonomie. C'est ainsi que Freud adopte ce chemin du désespoir en relevant - d'abord chez lui ensuite chez ses patients - l'aspect répétitif des symptômes, leur non-sens vécu comme désespérant, au point de décider le sujet à commencer une cure - qui fait sens pour lui. Le désespoir qui mène à la supposition de l'inconscient (mais aussi de la pulsion de mort) fonctionne comme un doute radical, c'est une démarche dont l'aspect éthique doit être souligné. « La démarche de Freud est cartésienne - en ce sens qu’elle part du fondement du sujet de la certitude » écrit Lacan.


"Rappelons comment la répétition apparaît au sujet fini. Il y a le non-sens, qui résulte de la finitude. Mais, tant que le sujet croit au sens dont il recouvre ce non-sens, tant qu’il a recours à quelque Autre absolu qui « garantit » un sens illusoire, tant qu’il ne rejette pas pareil absolu, le non-sens qui se répète peut ne pas lui apparaître. C’est en désespérant, c’est par le désespoir comme négation de l’absolu, qu’il s’affronte enfin à ce non-sens. Cela ne veut pas dire qu’il se découvre voué à un non-sens indépassable. Du seul fait qu’il s’établit absolument dans le désespoir, une vérité est supposée, un sens nouveau et vrai, et une nouvelle jouissance - comme dans le doute absolu de Descartes. Simplement le sens pour lui devra se constituer à partir du non-sens."
JURANVILLE, 2000, L’INCONSCIENT

DESESPOIR, Mort, Foi, Non-sens, KIERKEGAARD

Kierkegaard décrit le désespoir comme une "maladie mortelle", une perte de sens touchant la vie aussi bien que la mort, puisque la mort elle-même ne saurait nous en délivrer. Le non-sens étant général, il ne reste plus qu'à le poser comme constitutif de l'existence et à supposer le sens venant exclusivement de l'Autre absolu. Cet état d'esprit caractérise la foi. Or si Kierkeggard reconnait que celle-ci peut finalement donner sens à l'existence, en reconduisant le moi jusqu'à sa source et donc jusqu'à lui-même, si elle parvient même à vaincre le désespoir, il ne fait aucune mention d'une causalité entre la positivité du moi, porté par la foi, et l'affirmation du sens ; autrement dit le moi ne dispose d'aucune autonomie supplémentaire grâce à la foi, ce qui reste malgré tout, bien désespérant !


"On a alors l’idée qu’au non-sens un sens vrai est donné par l’Autre absolu, lieu premier du sens. On a même l’idée, de par l’acte de cette reconnaissance, qu’un tel sens est donné par le fini lui aussi. On suppose donc, en celui-ci, un désespoir vrai. Mais on ne veut rien dire objectivement ni de ce sens ni, a fortiori, de ce désespoir. La seule chose qu’on accepte de dire, c’est le dépassement du désespoir (trop marqué d’autonomie) dans la foi (où l’on ne voit la présence d’aucune autonomie)."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DESESPOIR, Non-sens, Répétition, Absolu, KIERKEGAARD

La répétition se définit comme sens et en même temps non-sens - non sens essentiel (sinon il n'y aurait pas de répétition). Or qu'est-ce que d'abord ce non-sens ? La négation (horrifiée) de tout absolu qui ferait sens, et en même temps l'affirmation paradoxale d'un absolu faux (faux car excluant toute finitude radicale, toute relation essentielle à l'Autre). Le sens d'un tel non-sens consistera à le conduire jusqu'à son terme, avec la négation de l'absolu faux et l'affirmation (désespérée) du non-sens essentiel.


"C’est donc comme désespoir que la répétition apparaît d’abord au fini. Désespoir qui est ainsi l’acte de la répétition, ce par quoi le non-sens se noue en sens. Notons que, comme pour les analyses de la séparation et du choix, le premier temps de l’analyse de la répétition est celui d’une négation. Non plus ici la rupture comme négation de la temporalité – ce qui fait quitter l’ordre de la psychose (sphère métaphysique), et entrer dans celui de la perversion (sphère esthétique). Non plus la décision comme négation de la liberté – ce qui fait quitter l’ordre de la perversion, et entrer dans celui de la névrose (sphère éthique). Mais le désespoir comme négation de l’absolu – ce qui fait quitter l’ordre de la névrose, et entrer dans celui de la sublimation (sphère religieuse)."
JURANVILLE, ALTER, 2000

DENEGATION, Analyse, Discours, Monde

Le procédé linguistique propre de la cure, qui fait apparaître l'inconscient dans le discours, est la dénégation. Le sujet y tient la place du Père symbolique, puisque telle est l'identification imaginaire suscitée par l'analyse. Le sujet cherche à produire la signification, à reconstituer la consistance du monde dans l'élément du discours et de la parole signifiante, mais à ce niveau sans interaction avec le monde. C'est la négation qui permet cela, et plus précisément la dénégation, qui souligne l'hétérogénéité, voire la contradiction, entre le signifiant et le monde : "ce n'est pas cela, cela ne peut pas être ainsi". C'est un processus d’évitement de la castration, au même titre le refoulement névrotique, le déni pervers, ou la forclusion psychotique, mais au lieu que le signifiant du désir apparaisse intrusivement comme symptôme, comme objet fétiche, ou comme hallucination, il apparaît exclusivement (en tant qu'autre) dans le discours, où le sujet le pose comme contradictoire avec la consistance du monde. Ce qui n'est pas sans effets réels, car comme l'écrit Juranville "ce qu’on tend de mieux en mieux à démontrer comme impossible, apparaît de plus en plus comme réel, conformément à la thèse de Lacan que l’impossible, c’est le réel".


"La dénégation s’oppose donc au refoulement en ce qu’elle ne pose pas le signifiant comme exclu, dans le symptôme. Elle le « pose » (ce qui est encore méconnaissance, incompressible) comme contradictoire avec la cohérence du monde. Elle s’oppose bien plus encore au déni pervers, encore que la différence soit plus difficile à manier, comme le montre la proximité des termes. Le déni est de l’ordre, non du discours, mais de l’acte, et il dénie le signifiant et la loi, en érigeant l’objet comme signifiant et en faisant une nouvelle loi transgressive. La dénégation ne dénie pas, parce que niant le signifiant, elle le laisse être comme autre, dans la négation, et déploie, dans l’élaboration de la consistance du monde, la loi qu’il édicte. C’est uniquement parce qu’il est acte, voulu comme opposé à la parole et au discours, que le déni s’oppose à la dénégation. Il pose le signifiant comme inclus, ce qui n’est nullement le laisser être comme autre."
JURANVILLE, 1984, LPH  

DEMOCRATIE, Universalisme, Civilisation, Colonialisme

Le principe universel de la démocratie devrait s’appliquer à tous car il remet en cause les hiérarchies - traditionnelles - qui continuent de paupériser et d'exclure certains peuples de la coopération des nations, les rendant toujours plus vulnérables au colonialisme qui n'a pas rendu les armes. Mais il affronte deux obstacles, justement liés au colonialisme : d’une part, une science dominée par quelques nations et intégrée au capitalisme ; d’autre part, une vision fantasmée d’une démocratie absolue se réclamant du communisme, mais dissimulant son échec par un impérialisme accru. L’anticolonialisme authentique permet de dépasser ces freins : il préserve les apports de la philosophie et du judéo-christianisme — justice, autonomie individuelle, confrontation à la finitude — tout en dénonçant leur dévoiement lors des entreprises coloniales. Reconnaître cette falsification et admettre que toutes les civilisations disposent en elles des ressources pour accéder aux valeurs universelles est la meilleure façon d'affirmer celles-ci et de les partager.


"L'universel de la démocratie devrait en soi déjà, de même que ceux de l'État, de l'église et de la science, s'étendre à l'univers entier. Il le devrait parce qu'il met en question, comme universel surgissant en l'Autre et ne venant à l'existant que pour autant que ce dernier est et se veut l'élu de cette Autre, les hiérarchies traditionnelles empêchant certains peuples d'entrer dans le mouvement de l'histoire. Et cependant, de même que ceux de l'État, de l'église et de la science, il se heurte à un double obstacle qui résulte là aussi du paganisme fondamental de l'humain."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Représentation, Peuple, Oeuvre, MARX

La plupart des philosophes ont vanté la démocratie comme le "régime où il fait meilleur vivre" (Platon), "le meilleur des régimes" (Aristote), ou "l’énigme résolue de toutes les constitutions" (Marx). Reste que la méfiance à l'égard de la représentation politique, la crainte d'une séparation entre l'Etat dirigeant et la société civile, ont engendré les conceptions illusoires, théoriquement et pratiquement, de la "démocratie directe" (Rousseau) ou de la "démocratie sociale" (Marx) qui ont, à chaque fois, débouché sur des régimes de terreur. Marx voit dans la démocratie politique, en particulier dans sa version libérale, un pur produit de l'idéologie, mais lui-même traite abstraitement de la représentation, refusant de considérer le travail concret qu'elle représente elle-même, travail sur soi et surtout travail de l'oeuvre en tant qu'universalisable.


"[Marx] combat aussi, au nom de l’émancipation pleinement humaine, et plus radicalement, la coupure que la démocratie simplement politique, tout comme le christianisme, maintiendraient entre l’homme individuel et l’homme générique. Il combat cette coupure (coupure des droits de l’homme, coupure entre l’État et la société civile) qui se répéterait dans le système représentatif (« La séparation de l’État politique et de la société civile apparaît comme la séparation des députés et de leurs mandants »). Système représentatif dont il a fort bien compris le principe (pour lui, « le cordonnier, qui satisfait un besoin social, est mon représentant » ). Sauf qu’il ne veut pas voir que le cordonnier, quelle que soit la dignité de sa fonction dans l’ordre social général, ne produit pas, comme individu, une œuvre propre dans laquelle il témoignerait, aux yeux de tous, de l’« essentiel » – seuls peuvent représenter, redisons-le, ceux qui, sur quelque plan que ce soit, produisent une telle œuvre."
JURANVILLE, 2010, ICFH