CAPITALISME, Individu, Droit, Contrat de travail

Le capitalisme permet à chacun de s'engager sur la voie de l'individualité, sans risquer la violence physique ou la mort, en tout cas il lui en donne toutes les garanties juridiques ; mais paradoxalement c'est au prix d'y aliéner sa force de travail, son temps et sa créativité - de par la nature même du contrat de travail - et finalement de renoncer (au moins provisoirement) à son individualité.


"Le monde où l’existant peut, comme individu, s’affronter à l’aliénation inéliminable et l’assumer, est justement le monde dans lequel le capitalisme est apparu. Sans doute le capitalisme est-il le prolongement du paganisme. L’existant y est déchet de l’idole (Autre absolu faux) – maintenant, celui de la monnaie ou argent. Il y subit (ou exerce) une violence sacrificielle – maintenant, celle du contrat de travail. Bref, il y fuit toujours son individualité, sa puissance créatrice. Et cependant le capitalisme (en cela il s’oppose au paganisme traditionnel ou paganisme brut) ne se développe que pour autant que se développe autour de lui le droit."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CAPITALISME, Religion, Discours, Paganisme, WEBER

C'est en tant qu'être fondamentalement religieux, donc païen à la racine, que le sujet social actuel adopte le système capitaliste. Mais s'il représente un paganisme minimal, épuré de toute croyance, le capitalisme requiert aussi toutes les grandes religions, sans quoi il ne pourrait pas assumer ce fond de péché qu'enseignent précisément ces religions ; corrélativement il requiert d'être accepté par celles-ci, au moins implicitement, et par les grands discours sociaux auxquels elles correspondent. En effet les trois religions révélées (judaïsme, christianisme, islam) correspondent respectivement aux discours du clerc, de individu, et du peuple, tandis que le bouddhisme comme principale religion instituée est lié au discours du maître. Quant aux trois autres religions asiatiques instituées - confucianisme, taoïsme, hindouisme - elles font écho, respectivement, aux trois religions occidentales révélées.


"Si, comme le souligne Weber, ces religions [asiatiques] n'ont pas porté initialement le capitalisme, elles sont parfaitement capables de l'accueillir et de se l'approprier, ce que Weber doit lui-même reconnaître. Et cela, d'une part, parce qu'elles fixent le non-sens fondamental sous le nom de vide, de nirvana (Freud y a relié sa pulsion de mort) — malgré l'attachement taoïste au « jardin enchanté » que serait le monde. Et, d'autre part, parce qu'elles donnent la plus grande place au maître, et précisément, sous sa figure religieuse, au saint. Ces religions ne relèveraient pas d'une « prophétie de mission » (agir dans le monde) comme les religions révélées, mais d'une « prophétie exemplaire », où les prophètes s'offrent comme exemples et modèles. Le capitalisme apparaît donc bien comme le paganisme minimal, dévoilé dans son fond de péché - ce dont le paganisme brut ne voulait certes rien savoir."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Religion, Paganisme, Dieu, BENJAMIN

Pour Walter Benjamin le caractère religieux du capitalisme ne fait aucun doute. Il manifesterait même la forme extrême du "culte" en tant que dépouillé de toute spiritualité ou de toute assise mythologique, l'adoration fétichiste étendue à toute sorte d'objets rendus infiniment désirables, sans distinction aucune du sacré et du profane, et finalement le refus de toute relation vraie à l'Autre absolu (ceci, au sein du monde historique où l’altérité a pourtant été reconnue, justement du fait de la religion). L'Autre divin qui serait bien plutôt rendu responsable de la perte de sens, inévitable dans le monde capitaliste ; Dieu accusé d'autoritarisme, de paternalisme, ou bien alors d'infantilisme et d'amateurisme, pour avoir complètement raté sa création. Où l'on retrouve ce que dit Lacan à propos du Surmoi : « Le Surmoi est haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses ». Selon Benjamin il ne resterait plus au vrai Dieu que de rester un Dieu « caché », clos dans le « secret de sa maturité ».


"Le capitalisme dévoile donc ce qui est au fond du principe du paganisme, et qui était caché dans le paganisme traditionnel  –  le mal absolu, la haine du vrai Dieu, le refus de l’ouverture à l’Autre à laquelle il appelle. D’un côté, dans le capitalisme, l’existant, comme « conscience monstrueusement coupable qui ne sait pas expier », « s’empare du culte, non pour y expier cette culpabilité [effet du culte traditionnel], mais pour la rendre universelle, pour la faire entrer de force dans la conscience et, enfin et surtout, pour impliquer Dieu dans cette culpabilité ». Que Dieu soit rongé par la culpabilité d’avoir créé l’homme pécheur et clos à l’Autre  ! Que Dieu soit lui-même dénoncé comme clos à son Autre qu’est l’homme !"
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMOCRATIE, Capitalisme, Religion, Paganisme

La démocratie véritable, représentative, parlementaire, ne peut finalement se justifier qu'en se réclamant des grandes religions, contre ses propres déviations totalitaires et contre le paganisme brut, faussement religieux, baignant le monde capitaliste. C'est pourtant en assumant le capitalisme comme forme terminale et minimale du paganisme que l'homme actuel assume sa finitude, et peut s'installer dans cette autonomie qu'il détient de l'Autre absolu (celui des grandes religions révélées ou instituées) à travers l'élection.


"L'universel vrai surgissant comme Autre absolu, il ne peut être reconstitué par l'homme que dans la mesure où, élu de cet Autre vrai, il assume le primordial refus qu'il lui oppose et qui se manifeste par la fabrication d'un Autre absolu faux (idole, Surmoi)."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Paganisme, Non-sens, Enchantement

Si le capitalisme prolonge le non-sens de l'ancien paganisme - sur fond de "désenchantement du monde" (Weber) -,  exprimant la finitude radicale de l'homme, c'est pour avoir idolâtré non seulement la marchandise mais plus généralement la valeur d'échange, et ce jusqu'au non-sens. Non parce que la valeur d'usage serait plus originelle et authentique (au contraire celle-ci est abstraite et illusoire), mais parce que l'idéologie du profit occulte la véritable relation à l'Autre - qui est don - en perpétuant un système foncièrement sacrificiel (sursignifiant et "enchanteur" ou à l'inverse insignifiant et "désenchanté") faisant de l'individu sa principale victime. Explicitement et factuellement dans le cas du paganisme traditionnel, seulement implicitement et potentiellement dans le cas du capitalisme, lequel reconnait néanmoins les droits de l'individu et lui offre même - de facto - la possibilité de se "libérer" de son emprise, s'il le veut, en l'ouvrant à l'Autre comme son égal et pas seulement à ses biens.


"L’échange tel qu’il se déploie sur le marché du capital, l’échange où apparaît ladite valeur d’échange, est précisément prolongement de l’échange tel qu’il se pratiquait dans le monde traditionnel. Notamment de l’échange des femmes selon les règles de l’exogamie. Mais le propre du système sacrificiel est de ne rien vouloir savoir de son non-sens et de le dissimuler dans un sens illusoire, enchanteur. C’est l’idéologie de ce système, où il semble que tout doive être fait et soit fait pour les dieux. Et le monde est alors un « jardin enchanté » où la jouissance est partout. L’enchantement a sans doute une vérité comme moment mythique de l’enfance où l’humain est baigné dans la signifiance pure du langage. Mais cet enchantement ne demeure, pour l’homme comme être social, que par la violence du sacrifice."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CAPITALISME, Démocratie, Finitude, Individu

La finitude radicale de l'humain est, par définition, destinée à demeurer. Cela signifie entre autres que le devenir-individu ne saurait être égalitaire, quand bien même à travers l'histoire et le progrès des institutions, le droit reconnait à chacun une égale liberté. Mais, dans la réalité, la liberté ne saurait être égale, car elle tend à se fuir elle-même. C'est ce compromis que représente le capitalisme, entre d'une part une inégalité et une injustice persistantes, à cause de ladite finitude (pulsion de mort, sexualité, domination...), et un cadre légal et démocratique garantissant la possibilité pour chacun de devenir individu autonome. Le capitalisme mondialisé - régulé par les traités - empêche les Etats d'incarner "eux-mêmes" l'individu, de se substituer aux citoyens en les "forçant" par exemple à être égaux, ou de revendiquer une autonomie qui ne pourrait être qu'illusoire ; en somme il force les Etats, les cultures et les religions à la coopération et au dialogue.


"Dans l’histoire, s’établit finalement la démocratie, la démocratie véritable ou démocratie représentative, celle qui tient compte de la finitude humaine et du fait que les hommes ne deviendront jamais également des individus. L’histoire débouche sur un univers qui devient monde, celui de la mondialisation. Mondialisation par laquelle, quels que soient les conflits qui demeurent, le déploiement universel du capitalisme offre leur chance à tous les peuples. Et dans laquelle toutes les cultures essentielles de l’humanité – celles qui sont œuvres définitives, celles qui laissent place, explicitement ou implicitement, à l’individu – peuvent, sur fond de capitalisme, entrer en dialogue. De même que toutes les grandes religions, supposées par ces cultures."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CAPITALISME, Paganisme, Contrat de travail, Aliénation

Le capitalisme relève bien du paganisme au moins sous deux aspects : la formation d'un Autre absolu faux, que représente la monnaie ou le capital, et l'exercice d'une violence sacrificielle au nom de cette idole, avec le contrat de travail (exploitation légale du travail) par lequel le travailleur cède librement la plus-value de son labeur à son employeur. Car le capitalisme n'apparait historiquement que dans le contexte du droit : indissociablement droit au travail et droit à la propriété. Ce contrat a beau être désavantageux, et ce travail aliénant, il demeure légalement transparent et il ouvre au travailleur la possibilité de se désaliéner (notamment par l'expertise acquise) pour se réaliser, dans un autre contexte, comme individu autonome.


"S’il est, dans son principe, de même que le paganisme brut, pulsion de mort, [le capitalisme] est pulsion de mort révélée comme telle et qui ne se dissimule plus. Il est mis en œuvre par l’histoire, en même temps (Marx le sait bien) que le droit qui, primordialement, assure la propriété, la propriété privée. Tout paganisme qu’il est, il laisse donc place à l’individu. Exactement, à l’existant pour que celui-ci advienne comme individu véritable – ce dont le droit peu à peu dans l’histoire lui donne toutes les conditions, mais ce qu’il peut toujours refuser. Le capitalisme est bien ce mode de paganisme que la philosophie doit aujourd’hui revouloir. De  sorte qu’il n’y a pas aujourd’hui, face au monde actuel comme technico-économique, disons capitaliste, à réclamer un réveil (ou sursaut) collectif de l’esprit."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CAPITALISME, Paganisme, Etat, Peuple, MARX

Que le capitalisme soit une continuation du paganisme, Marx l'a montré avec sa théorie de la monnaie fétiche : la monnaie qui, extraite de la marchandise mesurée à sa stricte valeur d'échange, devient le capital lui-même, tout en dissimulant le travail réel qui l'a produite. La monnaie devient valeur en elle-même, adorée et fétichisée, à l'image de cet Autre absolu faux sur lequel repose tout paganisme, tandis que le travailleur se voit sacrifié sur l'autel du capital. Mais l'analyse politique de Marx en vient à assimiler l'Etat lui-même à un usurpateur, alors que s'il a permis l'institution du capitalisme (en fixant les règles du commerce par exemple), il a aussi ouvert l'espace - notamment juridique - à l'individu, dont on ne peut pas dire qu'il est seulement victime (contraint, abusé, etc.) du contrat de travail auquel il a consenti librement, liberté qui lui a été octroyée par l'Etat. Donc, pour le peuple, vouloir la démocratie et la liberté n'est pas contradictoire avec l'acceptation du capitalisme en tant que forme minimale du paganisme, c'en est même la condition sine qua non - justement pour éviter d'ériger soit le capitalisme soit l'Etat lui-même en Maîtres tyranniques - et c'est proprement ce qu'on doit déterminer comme la vérité (démocratique) du peuple.


"[Le capitalisme] nous le posons comme ce paganisme minimal qu’a voulu la révélation (et dont, bien sûr, elle se distingue, rappelons-le contre Benjamin), mais comme ce paganisme minimal dégagé dans le cadre de l’État, d’un État qui n’est pas le Léviathan de Hobbes et qui dispense de véritables droits et ouvre l’espace pour l’individu réel. Le peuple n’accède donc à sa vérité (sur fond de quoi pourra se constituer une véritable démocratie) que pour autant qu’il veut la présence, dans le monde social, du capitalisme. Vérité du peuple qu’on doit dire alors utopique, parce que, face au paganisme dans lequel s’empêtrent les peuples, elle n’a d’abord « pas de lieu »."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CAPITALISME, Finitude, Droit, Individu

Concernant la finitude radicale et les maux qu'elle engendre, la faute ultime consiste à la nier plutôt que de l'assumer sous sa forme minimale - car la finitude étant inéliminable, ses conséquences néfastes n'en seront alors qu'aggravées. Ainsi du capitalisme, qui n'est pas un bien mais effectivement un mal (une forme de système sacrificiel avec ses idoles), sauf qu'en même temps, il reste la seule institution reconnaissant par principe la place de l'individu comme tel et offrant les conditions de son autonomie effective (libertés de propriété, de travail, d'entreprise, etc. encadrées par le droit).


"Le capitalisme étant l'organisation économique par laquelle il faut passer comme hétéronomie pour accéder à la véritable autonomie... C'est l'institution décisive, ultime, pour la justice que veut la philosophie : assumer, pour et dans la justice, l'injustice inéliminable des hommes, leur soumission complaisante, toujours, à l'idole ; l'assumer sous sa forme minimale - sous une forme telle que, si on veut la combattre, l'injustice reviendra, et alors sous une forme extrême."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Orient, Occident, Droit, WEBER

Même mondialisé, l'esprit du capitalisme reste occidental si l'on en croit Max Weber, car c'est bien en Occident, notamment sous l'impulsion de l'éthique protestante, que l'universelle "pulsion de profit" a trouvé son objectivation rationnelle à travers la quasi-science économique, ainsi que son support par le droit. Cela supposait une "ascèse intramondaine", selon le mot de Weber, incompatible avec le traditionalisme oriental sous ses formes spirituelles (religieuses) aussi bien que temporelles (féodalisme). L'orient n'aura donc intégré le capitalisme que comme un instrument et "un artefact venu de l'extérieur" (Weber).


"Étant parti du supposé (et fameux) « appétit illimité de profit de l’Asiatique » et y ayant perçu une « pulsion de profit », Weber note qu’il y manque néanmoins « ce qui a été décisif pour l’économie de l’Occident : la rupture, et l’objectivation rationnelle de ce caractère pulsionnel de l’aspiration au profit [= la non-vérité posée comme telle] et son intégration dans un système d’éthique rationnelle intramondaine de l’agir [la non-vérité assumée dans la vérité], telles qu’elles ont été opérées par l’“ascèse intramondaine” du protestantisme en Occident » – ce qui formerait, selon lui et à nos yeux, l’esprit du capitalisme."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CAPITALISME, Mondialisation, Monde, Altérité

Quand l'univers devient monde - totalité et altérité - par le jeu de la mondialisation capitaliste, on peut avoir le sentiment, au prime abord, d'une explosion des injustices et des inégalités, d'une prostitution générale de la Valeur, d'un rabaissement de l'altérité sur l'uniformité. Surtout lorsque le capitalisme se présente lui-même, dans son discours, comme le plus grand Bien possible, oubliant qu'il n'est au mieux qu'un moindre mal, soit la continuation sous des formes à peu près acceptables du paganisme ancien. Et pourtant, ce qu'il faut retenir du "monde actuel", mondialisé, c'est bien la grâce dispensée par lui à tous ces mondes qui, issus du paganisme, accueillant ou refusant parfois la mondialisation, sont pourtant reconnus par lui dans leur altérité vraie.


"Mondialisation : quand l'univers s'accomplit en monde et que l'altérité de chacun est acceptée et recueillie. Grâce paradoxale du matérialisme du monde actuel. (...) Le monde actuel s'efface comme vérité en assumant l'ordinaire matérialisme comme sien ; et, porté qu'il est quand même, ce faisant, par sa vérité essentielle, il reconnaît quand même, aux mondes qui se donnaient par leur paganisme brut, la possibilité d'une vérité spirituelle pure. Grâce dispensée à tous ces mondes."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Maître, Plus-value, Individu, LACAN

Le discours du maître est contemporain de la Révélation juive, qui rompt avec le discours du peuple (hystérique) dominant dans la société païenne traditionnelle. Quant au capitalisme, il est une variante apparue assez récemment du discours du maître, quand ce dernier fait produire à l'esclave sous contrat la fameuse plus-value, le "plus-de-jouir" selon Lacan. Or ce dernier fait valoir, contrairement aux affirmations de Marx, que la plus-value n'est nullement extorquée au travailleur puisqu'elle est réalisée grâce aux conditions de productivité offertes par le maître (investissement, moyens techniques, etc.) et pas seulement par la force de travail. De plus elle ne représente rien d'émancipateur ou de créatif pour le travailleur, précisément car elle n'est pas de son fait, et se trouve bien plutôt réduite à un pur objet de jouissance, l'objet de consommation fétichisé. Lorsque Lacan évoque la "sortie" hors du discours capitaliste, il précise bien que cela ne sera "pas pour tout le monde", soulignant que cela reste un privilège de la démarche analytique et donc du sujet individuel, nullement du sujet social. Pour ce dernier la libération de l'individu ne saurait passer par l'abolition du capitalisme, qui ramènerait à une forme de paganisme aggravé, ignorant toute finitude radicale et n'ayant de cesse de "conjurer" le mal par la voie du sacrifice (réduction au silence de toute parole dissidente, par exemple, dans les régimes communistes) ; elle ne passera pas davantage par une exaltation sans réserve du même capitalisme, comme une fuite en avant (véritablement désespérée) vers un monde idéal ayant aboli le mal et la souffrance, un monde sans finitude. Il n'y a pas d'autre voie que celle d'un capitalisme raisonné laissant la possibilité à chacun de se réaliser comme individu, la société ayant cessé d'être idéalisée comme fin pour apparaître (enfin) comme simple moyen.


"Plus-value qu'a théorisée Marx et dont il dénonce la spoliation, l'extorsion, sans voir, selon Lacan, qu'elle est due au capital et au maître (qui, à la différence du serviteur, a commencé à renoncer à la jouissance) et qu'elle n'a rien de créateur et d'existentiellement positif. Et Lacan conclut en dirigeant vers le discours psychanalytique (dont le discours du maître serait «l'envers») où l'analyste s'offre comme objet a lieu de finitude radicale, à charge pour l'analysant, par l'interprétation (dans laquelle l'analyste le précède et le guide), de donner sens à ses fragments de paroles qui ne sont d'abord que non-sens. Ainsi l'analysant pourrait-il sortir (en quelque manière) du discours capitaliste et devenir individu comme l'analyste. Possibilité ouverte à l'existant par l'histoire. Accomplissement personnel certes, mais non pas progrès au sens du progressisme parce que "c'est seulement pour certains", pour ceux qui « paient le prix», «font le travail [créateur]»."
JURANVILLE, 2021, UJC

CAPITALISME, Concurrence, Valeur, Travail

Le risque n'est pas tant la concurrence (certes encadrée par le droit du travail et le droit du commerce), fixant la valeur d'échange à partir du moindre coût de revient, que la tentation de se détourner de la concurrence pour se replier sur l'illusoire valeur d'usage. Négation de la finitude radicale et refus de l'assumer socialement de manière acceptable. Ce qui est à craindre, c'est que le "plus-de-jouir communautaire" (produisant des victimes sacrificielles) engendré par le communisme (refusant la concurrence) autant que par le capitalisme dérégulé (refusant le droit) prenne le pas sur la volonté de concurrence valorisant le travail et l'individu à travers le travail.


"Le droit au travail ne peut rester lui-même que si, lui qui limite le capitalisme, il ouvre à la concurrence la plus libre. Il y a concurrence là où il s'agit de s'affronter à la pulsion de mort non reconnue comme telle et de la capitaliser peu à peu (au lieu de se disperser dans la jouissance et la consommation), jusqu'à produire la marchandise. Entrer dans la concurrence, c'est ne pas en rester à la jouissance immédiate, c'est ne pas rester hors concours, hors jeu, c'est concourir, entrer dans le jeu social où l'on perd toujours (en jouissance immédiate) et où l'on gagne toujours (en honneur, en dignité, en valeur)... D'un côté on veut un capitalisme sans limitation par le droit. De l'autre, on veut, par la révolution communiste, abolir le capitalisme. Dans les deux cas, régression vers le paganisme brut et sa communauté qui broie l'individu : on ne veut pas voir ce qui fait la vérité du capitalisme, d'être la forme acceptable de la finitude radicale telle qu'elle se manifeste socialement, d'être ce qu'il y a d'inéliminable et en même temps d'assumable dans le paganisme."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Appropriation, Profit, Echange

 La dynamique capitaliste suppose certes l'appropriation initiale d'un capital, d'un trésor, aux mains de quelques uns dont la question est de savoir si cette accumulation peut être légitime ou si, comme le pense Marx, elle implique fatalement violence et extorsion. Mais la réponse tient au fait, d'une part que l'échange préexiste au capital ainsi qu'au profit, comme leur condition, d'autre part que l'échange implique nécessairement quelque profit, et donc le capitalisme comme son terme sous ses trois formes successives : financier, commercial, et industriel.


"Ainsi pour le capitalisme financier où le détenteur de capital en prête une part à quelqu'un qui en a besoin, à charge pour celui-ci de rembourser plus tard cette part augmentée d'un intérêt (autre nom pour le profit). Ainsi pour le capitalisme commercial où le détenteur de capital achète sur le marché à un certain prix des marchandises, dans l'intention de les vendre plus tard à un prix plus élevé, en faisant un profit au sens strict du terme. Et de même pour le capitalisme industriel où le détenteur de capital achète sur le marché cette marchandise très particulière qu'est la force de travail d'un homme auquel il verse un salaire, dans l'idée que cette force de travail participant à la production de marchandises produira plus de valeur qu'elle n'en a coûté et assurera au capitaliste une plus-value, autre nom du profit."
JURANVILLE, 2021, UJC

BOUDDHISME, Christianisme, Pulsion de mort, Péché, NIETZSCHE

Le bouddhisme est la religion humainement constituée par excellence, par opposition au christianisme, principale religion révélée. Cela n'empêche pas Nietzsche de les rejeter tout uniment, au prétexte que le péché comme le principe de Nirvana seraient des négations de la vie (avec cette nuance que le bouddhisme, supposément athée, épargnerait au fidèle culpabilité et ressentiment, et par ailleurs respecterait le principe de hiérarchie). Or si la pulsion de mort est bien la traduction (freudienne) du péché, elle ne se confond nullement avec le principe de Nirvana synonyme de renoncement : ce dernier, comme sagesse et spiritualité, suppose la pulsion de mort (donc le péché) et la suppose dépassée. Enfin, pas de finitude radicale sans la relation à quelque Autre absolu, donc pas de religion constituée qui ne suppose une révélation et un Dieu.


"Le principe de Nirvana requiert l'acceptation et assomption de la pulsion de mort. De cette pulsion de mort qui est l'ordinaire vouloir-vivre. De cette pulsion de mort qui est au fond rejet de la vraie jouissance (et vie), spirituelle, avec l'Autre ; et qui est arrêt, à partir de là, à une jouissance matérielle, sensible. De cette pulsion de mort qui est péché. Lequel est donc présent dans le bouddhisme. De même qu’y est présent le Dieu sans lequel l'homme n'aurait pas pu s’arracher à son enfermement dans le péché, dans l'ordinaire désir (vouloir-vivre, pulsion de vie), dans la souffrance."
JURANVILLE, 2019, FHER

BONHEUR, Sujet, Finitude, Connaissance

L'existant ne peut rencontrer le vrai bonheur (au-delà du seul bonheur sexuel) qu'en allant jusqu'au bout de la connaissance, c'est-à-dire jusqu'à l'objectivité absolue. Cela implique d'assumer toute la finitude, son être d'objet pour l'Autre, y compris la finitude (radicale) se fuyant dans la sexualité. Mais assumer celle-ci, la revouloir, s'y engager notamment dans l'oeuvre, signifie devenir sujet, et c'est en tant que sujet qu'il éprouve le bonheur (dans l'éternité de la connaissance) de même que c'est en tant qu'objet qu'il éprouve le plaisir (dans l'instantanéité de l'expérience).


"Si l’existant, toujours d’abord, se détourne de la véritable connaissance absolue, c’est parce qu’il refuse d’assumer jusqu’au bout son effondrement comme sujet dans la rencontre de l’Autre, son être d’objet pour l’Autre, bref, sa finitude radicale... Si, au contraire, l’existant peut aller jusqu’au bout de la connaissance, c’est pour autant qu’il s’engage à assumer toute la finitude, qu’il s’en fait absolument le sujet, qu’il se veut absolument sujet, recevant de l’Autre toutes les conditions pour parvenir, à partir de la finitude, à l’objectivité absolue. Ainsi, de même que c’est comme objet que l’existant éprouve le plaisir, qu’il l’éprouve à l’expérience, en accueillant l’instant, de même c’est comme sujet qu’il éprouve le bonheur, qu’il l’éprouve à la connaissance, en entrant dans l’éternité."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BONHEUR, Eternité, Sens, Plaisir, KIERKEGAARD

De même que dans le plaisir le sens vient au sujet (toujours de l'Autre) et se fige dans l'instant, dans le bonheur le sens se donne et se présentifie dans l'éternité (c'est le sens de la formule de Kierkegaard selon lequel l'instant est "atome d'éternité"). Mais contrairement à la passivité du plaisir (qui va passer), il y faut, de la part du sujet, un acte d'acceptation pure qui donne sens au non-sens - ce qui est déjà l'éternité en acte.


"Comment peut-il y avoir, pour le fini, présence du sens, bonheur ? Lui-même s’éprouve pris, toujours d’abord, dans le non-sens. Le sens, le sens vrai, doit lui venir de l’Autre. Et il lui vient ainsi dans l’instant, comme nous l’avons vu à propos du plaisir. Mais, si le sens doit alors être éprouvé comme présent, et non plus comme voué à passer, il faut que, face au non-sens qui va revenir, le sujet d’emblée accomplisse un acte qui y donne sens, un acte d’acceptation pure...  Et, bien plus – ce que ne dit pas Kierkegaard –, l’acte d’acceptation pure, qui fait entrer le sujet dans l’éternité, est déjà lui-même l’éternité. C’est donc comme éternité que se donne le bonheur."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BONHEUR, Culpabilité, Objectivité, Sentiment

La positivité du bonheur doit être soutenue, contre la pensée de l'existence. Puisque le sentiment en général est ce qui permet au sujet de poser l'objet et de se poser dans l'objectivité, et comme le plaisir est ce sentiment qui ouvre au sujet l'espace de l'objectivité (et par quoi il assume sa mélancolie), le bonheur est le sentiment par lequel le sujet atteint enfin une forme d'objectivation (et par quoi il assume sa culpabilité). Chacun recherche le bonheur, comme le stipule Aristote ; restait à définir cet objet, précisément comme objectivité. Or pour la pensée de l'existence, et la quête du bonheur et son accomplissement contreviendraient à la finitude ainsi qu'à l'altérité essentielle, ce serait selon Kierkegaard demeurer au stade de l'esthétique. De même pour Freud le bonheur est pris dans la contradiction entre la satisfaction sexuelle (qui donne un semblant de bonheur) et la répression sociale (qui engendre la mauvaise culpabilité, sans possibilité de l'assumer comme il le faudrait pourtant).


"Nulle place donc pour quelque bonheur où serait assumée la culpabilité ! On pourrait avancer néanmoins que, si le bonheur  se veut accomplissement, sentiment de l’objectivation du sujet, toute pensée qui affirme l’existence, même si elle conçoit le sujet tout autrement que ne le fait la métaphysique, devrait envisager un bonheur existant et vrai. Comme acceptation pure de la contradiction, cette fois-ci radicale, de l’existence. Un tel bonheur serait la béatitude éternelle à laquelle l’existant se rapporte passionnément, d’après Kierkegaard."
JURANVILLE, ALTER, 2000

CONNAISSANCE, Bonheur, Autre, Objectivité

De supposer l'éternité en l'Autre, et la désirer pour soi, ne mène au bonheur que par la voie de la connaissance. Encore faut-il - contrairement à l'attitude métaphysique qui s'y refuse - s'affronter à la finitude et poser l'objectivité du savoir contenu dans l'oeuvre pour le transformer en connaissance. La connaissance, distincte de l’expérience (vérité de l’identité) et du savoir (vérité de l’intériorité), est définie comme la vérité de l’extériorité. Elle repose sur la reconnaissance de l’Autre comme porteur initial de l’identité, permettant au sujet de se définir lui-même en relation avec cet Autre, et de se faire Autre à son tour. Ainsi, la connaissance devient la source du bonheur, par opposition au plaisir lié à l’expérience.


"L’expérience, on l’a vu, est vérité de l’identité, identité constituée comme objective, pour tout Autre, à partir de la différence qui surgit (l’instant). Du savoir nous dirons qu’il est vérité de l’intériorité. La connaissance, elle, est vérité de l’extériorité. Elle pose l’identité comme toujours d’abord présente en l’Autre, toujours d’abord celle de l’Autre, à l’extérieur, et comme devant, à partir de cet Autre, devenir celle du sujet qui, à la fois, pourra poser l’Autre comme extérieur à lui et lui-même comme extérieur à l’Autre – l’un et l’autre ayant, dans cette relation qui se retourne, leur identité et consistance et autonomie vraie."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BONHEUR, Présence, Autre Plaisir

Aristote reconnaît une dimension interne au bonheur tout en admettant l’importance des biens extérieurs ; Descartes distingue la béatitude (satisfaction interne) du bonheur (dépendant de l’extérieur) ; Kant, lui, rejette l’idée d’un bonheur interne et le lie à une cause externe, refusant un simple contentement passif. En réalité il n'y a pas lieu d'opposer l'Autre et la présence, ce que permet la théorie de l'inconscient. Selon Lacan, l’inconscient est la "Chose" vers laquelle tend le désir, un objet à la fois mythique, perdu, mais aussi parfois associé au bonheur, notamment dans la relation sexuelle, comme sensation de la présence de l'Autre. Le bonheur, comme le plaisir, est une forme de jouissance liée à une cause extérieure, mais il se distingue par sa temporalité et sa présence. Dans le plaisir, le sens est éphémère et devra être reconstitué à partir du non-sens, tandis que dans le bonheur, le sens est pleinement présent, accepté et intériorisé comme relation à l’Autre (ce qui suppose certes le passage par le non-sens). Le bonheur implique un accomplissement à la fois dépendant de l’Autre et intérieur, une communion où le sujet répond à ce présent offert - pas simplement cadeau mais présence.


"Dans le bonheur, le sujet ne se rapporte pas de la même manière que dans le plaisir au sens qui surgit en cet Autre, qui est cet Autre, cette cause extérieure. Dans le plaisir, il éprouve le sens comme voué à passer, et comme devant être plus tard, par lui-même, reconstitué, à partir du non-sens. Dans le bonheur, il éprouve le sens comme présent. À la fois en l’Autre – et déjà, par lui-même, reconstitué, pour autant qu’il a accepté absolument le non-sens, inévitable et, même, essentiel. À la fois, dans le bonheur, l’accomplissement a sa condition en l’Autre, à l’extérieur, et il permet, comme accomplissement intérieur, d’accueillir pleinement cet Autre. Le plaisir est, avons-nous dit, le sens comme passage et comme passé. Le bonheur est le sens comme présence et comme présent. Non seulement sens éprouvé dans le présent – ce qui est le cas de toute épreuve du sens –, mais comme présent, comme demeurant."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BIEN, Absolu, Mélancolie, Cause, LEVINAS

Le Bien est la vérité de l'absolu, l'absolu en tant qu'il doit être vérifié, donc d'une certaine manière atteint et recherché dans une transcendance, au-delà de ce qui est immédiatement présent au sujet. D'où la notion du devoir, qui impose de déterminer le Bien (dans le savoir) et le réaliser (dans l'oeuvre) ; mais aussi celle de la mélancolie qui accompagne le désir d'atteindre, si difficilement, le Bien. La tradition métaphysique détermine le Bien a priori, le présupposant à partir de l'essence (même si elle le situe au-delà, comme Platon) ; tandis que la pensée de l'existence le détermine justement comme ex-sistant, niant toute possibilité de le poser dans le savoir ou de l'identifier au savoir. Ainsi Levinas pointant le Bien dans l'Infiniment Autre (Dieu ou Prochain), mais critiquant la preuve cartésienne de Dieu par l'idée d'infini, refusant au fond l'idée même d'une "cause" divine du Bien - seul le mal, comme radical, à la suite de Kant, apparaît ainsi comme intelligible. Or refuser que la cause puisse être créatrice et imprévisible (ek-sistante), la rabattre sur une cause substantielle, n'est-ce pas la contradiction et l'impasse même faisant le lit ordinaire de la mélancolie, et acter l'impossibilité d'une détermination socialement effective du Bien ?


"Qu’est-ce qui fait apparaître au sujet fini qu’il peut et doit, ayant reconnu l’absolu vrai qui a surgi, le reconstituer dans son immédiateté, par l’œuvre et le savoir ? Ce même absolu comme le bien. C’est le bien qui est la cause de la mélancolie, et ce qui agit par l’évidence. Car le bien est le transcendant, au-delà de ce qui est d’emblée présent dans l’immédiateté du sujet, et donc dans le monde et le savoir communs. Mais il ne serait pas le bien, il serait faux bien, nullement transcendant, s’il n’apparaissait pas comme tel au sujet. Si le sujet, dans son immédiateté, ne devait pas (c’est le bien comme devoir) déterminer ce bien et le réaliser. Et si le sujet ne devait pas, de plus, supposer qu’il a reçu toutes les conditions (sinon, le devoir n’aurait pas de sens) pour le déterminer (dans le savoir) et le réaliser (dans les œuvres en général). Le bien est ainsi absolu et, en même temps, vérité. Vérité de l’absolu. L’absolu en tant qu’il doit être vérifié."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

BEAU, Grâce, Absolu, Finitude

Le beau est l'essence même de la grâce, et l'instrument de la véritable libération. En effet la beauté représente l'absolu qui se manifeste dans le réel, révélant à l'homme une finitude qu'il suppose - à travers l'émotion esthétique - partagée par tous.


"Le beau est, aux yeux de tous, l'absolu surgissant dans le réel, ce qui révèle à l'homme sa finitude et, la portant lui-même, suppose les hommes à même de la porter à leur tour. La philosophie qui reprend l'affirmation de l'inconscient se donne à nouveau comme perspective la justification objective du beau."
JURANVILLE, 2015, LCEDL