Le capitalisme permet à chacun de s'engager sur la voie de l'individualité, sans risquer la violence physique ou la mort, en tout cas il lui en donne toutes les garanties juridiques ; mais paradoxalement c'est au prix d'y aliéner sa force de travail, son temps et sa créativité - de par la nature même du contrat de travail - et finalement de renoncer (au moins provisoirement) à son individualité.
CAPITALISME, Individu, Droit, Contrat de travail
CAPITALISME, Religion, Discours, Paganisme, WEBER
C'est en tant qu'être fondamentalement religieux, donc païen à la racine, que le sujet social actuel adopte le système capitaliste. Mais s'il représente un paganisme minimal, épuré de toute croyance, le capitalisme requiert aussi toutes les grandes religions, sans quoi il ne pourrait pas assumer ce fond de péché qu'enseignent précisément ces religions ; corrélativement il requiert d'être accepté par celles-ci, au moins implicitement, et par les grands discours sociaux auxquels elles correspondent. En effet les trois religions révélées (judaïsme, christianisme, islam) correspondent respectivement aux discours du clerc, de individu, et du peuple, tandis que le bouddhisme comme principale religion instituée est lié au discours du maître. Quant aux trois autres religions asiatiques instituées - confucianisme, taoïsme, hindouisme - elles font écho, respectivement, aux trois religions occidentales révélées.
CAPITALISME, Religion, Paganisme, Dieu, BENJAMIN
Pour Walter Benjamin le caractère religieux du capitalisme ne fait aucun doute. Il manifesterait même la forme extrême du "culte" en tant que dépouillé de toute spiritualité ou de toute assise mythologique, l'adoration fétichiste étendue à toute sorte d'objets rendus infiniment désirables, sans distinction aucune du sacré et du profane, et finalement le refus de toute relation vraie à l'Autre absolu (ceci, au sein du monde historique où l’altérité a pourtant été reconnue, justement du fait de la religion). L'Autre divin qui serait bien plutôt rendu responsable de la perte de sens, inévitable dans le monde capitaliste ; Dieu accusé d'autoritarisme, de paternalisme, ou bien alors d'infantilisme et d'amateurisme, pour avoir complètement raté sa création. Où l'on retrouve ce que dit Lacan à propos du Surmoi : « Le Surmoi est haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses ». Selon Benjamin il ne resterait plus au vrai Dieu que de rester un Dieu « caché », clos dans le « secret de sa maturité ».
DEMOCRATIE, Capitalisme, Religion, Paganisme
La démocratie véritable, représentative, parlementaire, ne peut finalement se justifier qu'en se réclamant des grandes religions, contre ses propres déviations totalitaires et contre le paganisme brut, faussement religieux, baignant le monde capitaliste. C'est pourtant en assumant le capitalisme comme forme terminale et minimale du paganisme que l'homme actuel assume sa finitude, et peut s'installer dans cette autonomie qu'il détient de l'Autre absolu (celui des grandes religions révélées ou instituées) à travers l'élection.
CAPITALISME, Paganisme, Non-sens, Enchantement
Si le capitalisme prolonge le non-sens de l'ancien paganisme - sur fond de "désenchantement du monde" (Weber) -, exprimant la finitude radicale de l'homme, c'est pour avoir idolâtré non seulement la marchandise mais plus généralement la valeur d'échange, et ce jusqu'au non-sens. Non parce que la valeur d'usage serait plus originelle et authentique (au contraire celle-ci est abstraite et illusoire), mais parce que l'idéologie du profit occulte la véritable relation à l'Autre - qui est don - en perpétuant un système foncièrement sacrificiel (sursignifiant et "enchanteur" ou à l'inverse insignifiant et "désenchanté") faisant de l'individu sa principale victime. Explicitement et factuellement dans le cas du paganisme traditionnel, seulement implicitement et potentiellement dans le cas du capitalisme, lequel reconnait néanmoins les droits de l'individu et lui offre même - de facto - la possibilité de se "libérer" de son emprise, s'il le veut, en l'ouvrant à l'Autre comme son égal et pas seulement à ses biens.
CAPITALISME, Démocratie, Finitude, Individu
La finitude radicale de l'humain est, par définition, destinée à demeurer. Cela signifie entre autres que le devenir-individu ne saurait être égalitaire, quand bien même à travers l'histoire et le progrès des institutions, le droit reconnait à chacun une égale liberté. Mais, dans la réalité, la liberté ne saurait être égale, car elle tend à se fuir elle-même. C'est ce compromis que représente le capitalisme, entre d'une part une inégalité et une injustice persistantes, à cause de ladite finitude (pulsion de mort, sexualité, domination...), et un cadre légal et démocratique garantissant la possibilité pour chacun de devenir individu autonome. Le capitalisme mondialisé - régulé par les traités - empêche les Etats d'incarner "eux-mêmes" l'individu, de se substituer aux citoyens en les "forçant" par exemple à être égaux, ou de revendiquer une autonomie qui ne pourrait être qu'illusoire ; en somme il force les Etats, les cultures et les religions à la coopération et au dialogue.
CAPITALISME, Paganisme, Contrat de travail, Aliénation
Le capitalisme relève bien du paganisme au moins sous deux aspects : la formation d'un Autre absolu faux, que représente la monnaie ou le capital, et l'exercice d'une violence sacrificielle au nom de cette idole, avec le contrat de travail (exploitation légale du travail) par lequel le travailleur cède librement la plus-value de son labeur à son employeur. Car le capitalisme n'apparait historiquement que dans le contexte du droit : indissociablement droit au travail et droit à la propriété. Ce contrat a beau être désavantageux, et ce travail aliénant, il demeure légalement transparent et il ouvre au travailleur la possibilité de se désaliéner (notamment par l'expertise acquise) pour se réaliser, dans un autre contexte, comme individu autonome.
CAPITALISME, Paganisme, Etat, Peuple, MARX
"[Le capitalisme] nous le posons comme ce paganisme minimal qu’a voulu la révélation (et dont, bien sûr, elle se distingue, rappelons-le contre Benjamin), mais comme ce paganisme minimal dégagé dans le cadre de l’État, d’un État qui n’est pas le Léviathan de Hobbes et qui dispense de véritables droits et ouvre l’espace pour l’individu réel. Le peuple n’accède donc à sa vérité (sur fond de quoi pourra se constituer une véritable démocratie) que pour autant qu’il veut la présence, dans le monde social, du capitalisme. Vérité du peuple qu’on doit dire alors utopique, parce que, face au paganisme dans lequel s’empêtrent les peuples, elle n’a d’abord « pas de lieu »."
JURANVILLE, 2010, ICFH
CAPITALISME, Finitude, Droit, Individu
Concernant la finitude radicale et les maux qu'elle engendre, la faute ultime consiste à la nier plutôt que de l'assumer sous sa forme minimale - car la finitude étant inéliminable, ses conséquences néfastes n'en seront alors qu'aggravées. Ainsi du capitalisme, qui n'est pas un bien mais effectivement un mal (une forme de système sacrificiel avec ses idoles), sauf qu'en même temps, il reste la seule institution reconnaissant par principe la place de l'individu comme tel et offrant les conditions de son autonomie effective (libertés de propriété, de travail, d'entreprise, etc. encadrées par le droit).
CAPITALISME, Orient, Occident, Droit, WEBER
Même mondialisé, l'esprit du capitalisme reste occidental si l'on en croit Max Weber, car c'est bien en Occident, notamment sous l'impulsion de l'éthique protestante, que l'universelle "pulsion de profit" a trouvé son objectivation rationnelle à travers la quasi-science économique, ainsi que son support par le droit. Cela supposait une "ascèse intramondaine", selon le mot de Weber, incompatible avec le traditionalisme oriental sous ses formes spirituelles (religieuses) aussi bien que temporelles (féodalisme). L'orient n'aura donc intégré le capitalisme que comme un instrument et "un artefact venu de l'extérieur" (Weber).
CAPITALISME, Mondialisation, Monde, Altérité
Quand l'univers devient monde - totalité et altérité - par le jeu de la mondialisation capitaliste, on peut avoir le sentiment, au prime abord, d'une explosion des injustices et des inégalités, d'une prostitution générale de la Valeur, d'un rabaissement de l'altérité sur l'uniformité. Surtout lorsque le capitalisme se présente lui-même, dans son discours, comme le plus grand Bien possible, oubliant qu'il n'est au mieux qu'un moindre mal, soit la continuation sous des formes à peu près acceptables du paganisme ancien. Et pourtant, ce qu'il faut retenir du "monde actuel", mondialisé, c'est bien la grâce dispensée par lui à tous ces mondes qui, issus du paganisme, accueillant ou refusant parfois la mondialisation, sont pourtant reconnus par lui dans leur altérité vraie.
CAPITALISME, Maître, Plus-value, Individu, LACAN
Le discours du maître est contemporain de la Révélation juive, qui rompt avec le discours du peuple (hystérique) dominant dans la société païenne traditionnelle. Quant au capitalisme, il est une variante apparue assez récemment du discours du maître, quand ce dernier fait produire à l'esclave sous contrat la fameuse plus-value, le "plus-de-jouir" selon Lacan. Or ce dernier fait valoir, contrairement aux affirmations de Marx, que la plus-value n'est nullement extorquée au travailleur puisqu'elle est réalisée grâce aux conditions de productivité offertes par le maître (investissement, moyens techniques, etc.) et pas seulement par la force de travail. De plus elle ne représente rien d'émancipateur ou de créatif pour le travailleur, précisément car elle n'est pas de son fait, et se trouve bien plutôt réduite à un pur objet de jouissance, l'objet de consommation fétichisé. Lorsque Lacan évoque la "sortie" hors du discours capitaliste, il précise bien que cela ne sera "pas pour tout le monde", soulignant que cela reste un privilège de la démarche analytique et donc du sujet individuel, nullement du sujet social. Pour ce dernier la libération de l'individu ne saurait passer par l'abolition du capitalisme, qui ramènerait à une forme de paganisme aggravé, ignorant toute finitude radicale et n'ayant de cesse de "conjurer" le mal par la voie du sacrifice (réduction au silence de toute parole dissidente, par exemple, dans les régimes communistes) ; elle ne passera pas davantage par une exaltation sans réserve du même capitalisme, comme une fuite en avant (véritablement désespérée) vers un monde idéal ayant aboli le mal et la souffrance, un monde sans finitude. Il n'y a pas d'autre voie que celle d'un capitalisme raisonné laissant la possibilité à chacun de se réaliser comme individu, la société ayant cessé d'être idéalisée comme fin pour apparaître (enfin) comme simple moyen.
CAPITALISME, Concurrence, Valeur, Travail
Le risque n'est pas tant la concurrence (certes encadrée par le droit du travail et le droit du commerce), fixant la valeur d'échange à partir du moindre coût de revient, que la tentation de se détourner de la concurrence pour se replier sur l'illusoire valeur d'usage. Négation de la finitude radicale et refus de l'assumer socialement de manière acceptable. Ce qui est à craindre, c'est que le "plus-de-jouir communautaire" (produisant des victimes sacrificielles) engendré par le communisme (refusant la concurrence) autant que par le capitalisme dérégulé (refusant le droit) prenne le pas sur la volonté de concurrence valorisant le travail et l'individu à travers le travail.
CAPITALISME, Appropriation, Profit, Echange
La dynamique capitaliste suppose certes l'appropriation initiale d'un capital, d'un trésor, aux mains de quelques uns dont la question est de savoir si cette accumulation peut être légitime ou si, comme le pense Marx, elle implique fatalement violence et extorsion. Mais la réponse tient au fait, d'une part que l'échange préexiste au capital ainsi qu'au profit, comme leur condition, d'autre part que l'échange implique nécessairement quelque profit, et donc le capitalisme comme son terme sous ses trois formes successives : financier, commercial, et industriel.
BOUDDHISME, Christianisme, Pulsion de mort, Péché, NIETZSCHE
Le bouddhisme est la religion humainement constituée par excellence, par opposition au christianisme, principale religion révélée. Cela n'empêche pas Nietzsche de les rejeter tout uniment, au prétexte que le péché comme le principe de Nirvana seraient des négations de la vie (avec cette nuance que le bouddhisme, supposément athée, épargnerait au fidèle culpabilité et ressentiment, et par ailleurs respecterait le principe de hiérarchie). Or si la pulsion de mort est bien la traduction (freudienne) du péché, elle ne se confond nullement avec le principe de Nirvana synonyme de renoncement : ce dernier, comme sagesse et spiritualité, suppose la pulsion de mort (donc le péché) et la suppose dépassée. Enfin, pas de finitude radicale sans la relation à quelque Autre absolu, donc pas de religion constituée qui ne suppose une révélation et un Dieu.
BONHEUR, Sujet, Finitude, Connaissance
L'existant ne peut rencontrer le vrai bonheur (au-delà du seul bonheur sexuel) qu'en allant jusqu'au bout de la connaissance, c'est-à-dire jusqu'à l'objectivité absolue. Cela implique d'assumer toute la finitude, son être d'objet pour l'Autre, y compris la finitude (radicale) se fuyant dans la sexualité. Mais assumer celle-ci, la revouloir, s'y engager notamment dans l'oeuvre, signifie devenir sujet, et c'est en tant que sujet qu'il éprouve le bonheur (dans l'éternité de la connaissance) de même que c'est en tant qu'objet qu'il éprouve le plaisir (dans l'instantanéité de l'expérience).
BONHEUR, Eternité, Sens, Plaisir, KIERKEGAARD
De même que dans le plaisir le sens vient au sujet (toujours de l'Autre) et se fige dans l'instant, dans le bonheur le sens se donne et se présentifie dans l'éternité (c'est le sens de la formule de Kierkegaard selon lequel l'instant est "atome d'éternité"). Mais contrairement à la passivité du plaisir (qui va passer), il y faut, de la part du sujet, un acte d'acceptation pure qui donne sens au non-sens - ce qui est déjà l'éternité en acte.
BONHEUR, Culpabilité, Objectivité, Sentiment
La positivité du bonheur doit être soutenue, contre la pensée de l'existence. Puisque le sentiment en général est ce qui permet au sujet de poser l'objet et de se poser dans l'objectivité, et comme le plaisir est ce sentiment qui ouvre au sujet l'espace de l'objectivité (et par quoi il assume sa mélancolie), le bonheur est le sentiment par lequel le sujet atteint enfin une forme d'objectivation (et par quoi il assume sa culpabilité). Chacun recherche le bonheur, comme le stipule Aristote ; restait à définir cet objet, précisément comme objectivité. Or pour la pensée de l'existence, et la quête du bonheur et son accomplissement contreviendraient à la finitude ainsi qu'à l'altérité essentielle, ce serait selon Kierkegaard demeurer au stade de l'esthétique. De même pour Freud le bonheur est pris dans la contradiction entre la satisfaction sexuelle (qui donne un semblant de bonheur) et la répression sociale (qui engendre la mauvaise culpabilité, sans possibilité de l'assumer comme il le faudrait pourtant).
CONNAISSANCE, Bonheur, Autre, Objectivité
"L’expérience, on l’a vu, est vérité de l’identité, identité constituée comme objective, pour tout Autre, à partir de la différence qui surgit (l’instant). Du savoir nous dirons qu’il est vérité de l’intériorité. La connaissance, elle, est vérité de l’extériorité. Elle pose l’identité comme toujours d’abord présente en l’Autre, toujours d’abord celle de l’Autre, à l’extérieur, et comme devant, à partir de cet Autre, devenir celle du sujet qui, à la fois, pourra poser l’Autre comme extérieur à lui et lui-même comme extérieur à l’Autre – l’un et l’autre ayant, dans cette relation qui se retourne, leur identité et consistance et autonomie vraie."
JURANVILLE, ALTER, 2000
BONHEUR, Présence, Autre Plaisir
"Dans le bonheur, le sujet ne se rapporte pas de la même manière que dans le plaisir au sens qui surgit en cet Autre, qui est cet Autre, cette cause extérieure. Dans le plaisir, il éprouve le sens comme voué à passer, et comme devant être plus tard, par lui-même, reconstitué, à partir du non-sens. Dans le bonheur, il éprouve le sens comme présent. À la fois en l’Autre – et déjà, par lui-même, reconstitué, pour autant qu’il a accepté absolument le non-sens, inévitable et, même, essentiel. À la fois, dans le bonheur, l’accomplissement a sa condition en l’Autre, à l’extérieur, et il permet, comme accomplissement intérieur, d’accueillir pleinement cet Autre. Le plaisir est, avons-nous dit, le sens comme passage et comme passé. Le bonheur est le sens comme présence et comme présent. Non seulement sens éprouvé dans le présent – ce qui est le cas de toute épreuve du sens –, mais comme présent, comme demeurant."
JURANVILLE, ALTER, 2000
BIEN, Absolu, Mélancolie, Cause, LEVINAS
Le Bien est la vérité de l'absolu, l'absolu en tant qu'il doit être vérifié, donc d'une certaine manière atteint et recherché dans une transcendance, au-delà de ce qui est immédiatement présent au sujet. D'où la notion du devoir, qui impose de déterminer le Bien (dans le savoir) et le réaliser (dans l'oeuvre) ; mais aussi celle de la mélancolie qui accompagne le désir d'atteindre, si difficilement, le Bien. La tradition métaphysique détermine le Bien a priori, le présupposant à partir de l'essence (même si elle le situe au-delà, comme Platon) ; tandis que la pensée de l'existence le détermine justement comme ex-sistant, niant toute possibilité de le poser dans le savoir ou de l'identifier au savoir. Ainsi Levinas pointant le Bien dans l'Infiniment Autre (Dieu ou Prochain), mais critiquant la preuve cartésienne de Dieu par l'idée d'infini, refusant au fond l'idée même d'une "cause" divine du Bien - seul le mal, comme radical, à la suite de Kant, apparaît ainsi comme intelligible. Or refuser que la cause puisse être créatrice et imprévisible (ek-sistante), la rabattre sur une cause substantielle, n'est-ce pas la contradiction et l'impasse même faisant le lit ordinaire de la mélancolie, et acter l'impossibilité d'une détermination socialement effective du Bien ?
BEAU, Grâce, Absolu, Finitude
"Le beau est, aux yeux de tous, l'absolu surgissant dans le réel, ce qui révèle à l'homme sa finitude et, la portant lui-même, suppose les hommes à même de la porter à leur tour. La philosophie qui reprend l'affirmation de l'inconscient se donne à nouveau comme perspective la justification objective du beau."
JURANVILLE, 2015, LCEDL