ENNUI, Finitude, Haine, Divertissement, PASCAL

S'ennuyer, c'est éprouver la haine de soi par impuissance à agir, par peur d'affronter son propre néant, sa finitude radicale, ce qui nous placerait alors devant un choix essentiel. Pascal a souligné comment, par le divertissement, nous tentons de fuir cette épreuve nécessaire du néant intérieur ; et Baudelaire (poème "Au lecteur" par ex.) a dit comment nous la détournons, cette épreuve, en fascination morbide pour ce moi ennuyeux et donc haïssable, et aussi en agressivité ("sacrificielle" dit Juranville) contre le monde entier.


"Pourquoi être ainsi en haine à soi-même, dans l'ennui? Parce qu'on n'arrive pas à agir. Et cela parce qu'il faudrait s'affronter à soi-même, à son néant (dit Pascal), à sa finitude radicale (disons- nous) et qu'on refuse cet affrontement et l'assomption à laquelle il aboutirait (et qui serait finitude essentielle). Pascal a souligné la place majeure de cet ennui foncier en l'homme et que celui-ci tente d'oublier par le divertissement. «Ôtez, dit-il, leur divertissement [à ces «jeunes gens» qui ne voient pas la «vanité du monde»], vous les verrez se sécher d'ennui. Ils sentent alors leur néant». Mais en quoi, demandera-t-on, l'ennui peut-il être une idole ? Parce que l'ennui, l'incapacité d'agir, la clôture en soi s'offre à la fascination et qu'il y a toujours en l'existant quelqu'un qui se laisse ainsi fasciner. De là, la violence sacrificielle."
URANVILLE, 2021, UJC

ELECTION, Névrose, Subjectivité, Objectivité

Entrer dans la subjectivité essentielle, en donnant vérité à la névrose, suppose d'accueillir l'élection qui appelle à reconstituer, en tant que sujet autonome, l'objectivité vraie. (Engagement auquel n'invite pas expressément la grâce, lorsque qu'elle "touche" l'objet fini devenant oeuvre absolue, et qu'elle donne ainsi vérité à la perversion, notamment dans l'art.) L'élection, la philosophie la revendique comme étant universelle (mais la métaphysique ne saurait mesurer le réel de la finitude, soit le rejet que toujours d'abord l'existant lui oppose), également la psychanalyse, pour peu que la névrose n'y soit pas simplement dénoncée (ou traitée) comme "pathologique" mais comme le creuset d'une subjectivité vraie pouvant mener à une objectivité reconnue.


"C’est aussi l’élection dont se réclame tout créateur individuel. C’est encore, décisive pour l’histoire universelle, celle qui caractérise, et que pose comme universelle, la philosophie, le discours philosophique – qui veut que la raison vaille pour tous. Élection qui, à travers le discours philosophique, est celle aussi du discours psychanalytique. Certes, si l’on ne pose pas ainsi l’élection, la névrose ne peut pas être ce par quoi le fini se pose comme sujet absolu existant qui, d’une part, assumera sa primordiale fuite devant la finitude – culpabilité – et, d’autre part, reconstituera, à partir de là, l’objectivité vraie – bonheur. Elle ne peut donc pas être, comme nous le voulions, ce par quoi le fini accomplit effectivement son choix (principe subjectif de l’altérité essentielle)."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

ELECTION, Savoir, Grâce, Responsabilité, SOCRATE

L'affirmation socratique de l'idée, ainsi que le précepte du "connais-toi toi-même", impliquent à la fois grâce et élection. La grâce pour offrir à chacun, sur la base du non-savoir, la possibilité de reconstituer par soi-même le savoir rationnel, jusqu'à l'idée. Mais aussi élection car Socrate se propose d'aider ses interlocuteurs dans cette épreuve, au moyen de la maïeutique et en usant des vertus de l'ironie ou de l'aporie. Ce devoir lui est rappelé par la fameuse voix démonique - soit sa singularité, son propre "symptôme" - et qui le détourne de toute activité inutile et nuisible. L'élection est privilège, car peu répondent effectivement à l'appel de l'Autre ; mais elle est aussi courage (face la haine que déclenche l'élu chez ceux qui s'en tiennent au savoir ordinaire) et responsabilité (puisqu'il s'agit de répondre de la loi devant tout autre).


"Socrate dispense bien, et même communique, au-delà de sa grâce, son élection à son interlocuteur. Privilège, parce qu’on suppose à l’avance que la loi édictée (en l’occurrence le Connais-toi toi-même) ne sera observée que par certains : il faut avoir été présent lors de l’appel de l’Autre ; et (c’est le courage de l’élu), à la fois, souffrir les épreuves qu’on devra traverser pour y et en répondre et, surtout, supporter la haine qu’on suscite inévitablement chez ceux qui ne se sont pas engagés dans cette responsabilité. Mais privilège offert à chacun. L’élection est privilège, mais en même temps subordination, parce qu’on doit y rendre des comptes aux autres, être responsable devant eux qui sont l’instance devant laquelle, à l’avance, on se soumet."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

ELECTION, Responsabilité, Autrui, Justice, Finitude, LEVINAS

Dans la tradition religieuse, juive puis chrétienne, l'élection peut apparaître comme le simple privilège d'avoir été choisi par Dieu - pour recevoir la révélation (dans le cas du peuple juif) ou pour être sauvé (contraire de réprouvé) - et finalement d'avoir reçu la grâce. Chez Levinas l'élection devient clairement responsabilité, non plus privilège mais obligation de répondre de la vraie loi, et finalement conscience morale - le sujet moral se constituant du fait même de recevoir l'élection. Responsabilité pour Autrui directement en rapport avec ses souffrances et ses fautes, avec les injustices qu'il subit et celles même qu'il commet ; jusqu'à cet extrême où « je suis responsable des persécutions que je subis » (Levinas). Par ailleurs cette relation élective, foncièrement inégalitaire car fondée sur une obligation asymétrique, n'est pas simplement duelle, elle met en jeu le Tiers dès lors qu'il s'agit d'instituer la Justice, et finalement d'introduire l'égalité entre les hommes. Et cependant Levinas rejette l'idée qu'un vrai savoir puisse fixer cette justice et cette reconnaissance de l'égalité ; sans cesse la pensée éthique - c'est sa dimension proprement critique -, se doit de revenir à la relation pré-originelle à l’Autre, de réaffirmer le Dire (réel et absolu) de l'Autre derrière le Dit (positif et relatif) constituant le savoir. C'est ainsi que l'élection, chez Levinas, fait perdurer "infiniment" la dépendance du sujet fini à l'Autre, tandis que pour Juranville l'élection invite résolument à la création, seul moyen pour le fini de se confronter réellement à la finitude (essentiellement sexuelle), hors de laquelle l'existence n'est qu'un vain mot. De leur côté, Nietzsche et Marx avaient bien réaffirmé respectivement l'élection (le surhomme) et la grâce (l'inhumanité sans classes), mais partiellement et de façon tronquée, en dehors de toute relation à l'Autre absolu, revenant derechef à nier la finitude. Ce n'est qu'avec l'affirmation de l'inconscient, selon Juranville, par la grâce à nouveau dispensée, que la pensée philosophique peut accorder une vérité objective à l’élection.


"Pour nous, l’Autre auquel le sujet est ouvert est d’abord, sans doute, le prochain, c’est là qu’il est rencontré. Mais il est, dans ce prochain, et au-delà, un Autre absolument Autre, qui n’est pas celui qu’on appelle le prochain. Que cet Autre, l’Autre absolu, celui-là seul qui est absolument l’Autre, appelle à faire du prochain l’Autre, nous l’accordons : telle est la loi vraie de cet Autre. Mais il est exclu qu’il y appelle infiniment le sujet fini. Si ce dernier doit, assumant l’élection, témoigner de cette loi, c’est par la création, où est revoulue toute la finitude et, notamment, ce qui, dans le fini, le clôt toujours, malgré tout, à l’Autre - la sexualité. Et ce serait nier cette finitude, cette sexualité, et donc l’existence, que de soutenir que le fini doit s’ouvrir infiniment au prochain comme Autre."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Grâce, Ethique, Paganisme, LEVINAS, HEIDEGGER

La grâce sans l'élection ne suffit pas, et non seulement cela mais elle pourrait se confondre avec la fascination ordinaire pour le sacré dans ses accents les plus violents, les plus païens. Il y a bien chez Heidegger quelque chose de l'élection quand il traite de la "résolution" qui délivre l'existant de l'inauthentique et du "bavardage" mondain, mais il y a loin de l'ontologie à l'éthique : le berger de l'Etre selon Heidegger ne semble pas s'émouvoir de la vulnérabilité du Prochain, qui seule fait loi selon Levinas. Mais l'intransigeance éthique de Levinas ne manque-t-elle pas à son tour la véritable élection, si celle-ci doit être réponse explicite à l'appel de l'Autre (tandis qu'elle n'est qu'implicite dans la grâce), inévitablement réponse sociale et historique ?


"Il a bien vu que la grâce ne suffisait pas et que, notamment, la grâce partout présente chez Heidegger se réduit en fait à la grâce ordinaire, païenne : « Courir un sentier qui serpente à travers champs ; sentir l’unité qu’instaure le pont reliant les berges de la rivière, le mystère des choses, d’une cruche, des souliers éculés d’une paysanne. L’Être même se manifesterait de derrière ces expériences privilégiées, se donnant et se confiant à la garde de l’homme. Et l’homme, gardien de l’Être, tirerait de cette grâce son existence et sa vérité… La voilà l’éternelle séduction du paganisme » [Difficile liberté]. Il a décisivement dégagé, au-delà de cette grâce, la vérité universelle de l’élection dont se réclame le judaïsme : « Le sacré filtrant à travers le monde – le judaïsme n’est peut-être que la négation de tout cela. » Vérité éthique d’abord, et ensuite politique, d’une élection qui « n’est pas faite de privilèges, mais de responsabilités », et qui caractérise toute conscience morale. Mais Lévinas refuse de rien dire de la reconnaissance qu’obtiendrait dans le monde social, par la lutte historique, la loi juste ainsi proclamée. Il refuse que l’élection conduise à un savoir reconnu comme tel. Que la responsabilité propre à l’élu devienne pareil savoir."
JURANVILLE, 2000, JEU

ELECTION, Grâce, Philosophie, Judaïsme

En tant que discours de l'élection, le discours philosophique pose - par grâce - le discours psychanalytique comme discours de la grâce, mais au-delà il dispense sa grâce à l'ensemble du monde social en posant l'histoire et la vérité de la révélation. De même que le monde chrétien a confirmé - par grâce - l'élection constitutive du peuple juif, avec la fondation de l'Etat d'Israël, après que celui-ci ait assumé jusqu'au bout son élection, jusqu'au sacrifice de l'holocauste. De même que le Christ - dont le propre est l'élection - a répété le don originel du Père - dont le propre est la grâce - par son propre Sacrifice (ou "grâce" de soi) et a donné aux hommes toutes les conditions pour recevoir à leur tour l'élection (et ainsi créer, par leur propre verbe, imitant le Verbe du Fils, qui lui-même répète en l'accomplissant la Création du Père).


"Et ce monde juste enfin ne pourrait jamais valoir universellement si l’élu par excellence, Dieu comme Fils, ne s’était pas par grâce, offert en victime pour dénoncer le sacrifice et en racheter les hommes – et si, de plus, le peuple juif n’avait pas assumé jusqu’au bout son élection, jusqu’à répéter lui-même le Sacrifice du Fils. Car le Fils est, en l’Autre absolu, comme le Père a en propre la grâce, celui qui a en propre l’élection et qui accomplira l’Œuvre du Père. Il est la Parole par quoi cet Autre appelle l’homme, par quoi il « s’est fait à l’homme donnable », par quoi il se communique à lui comme exigence de parole vraie, jusqu’à l’œuvre et au savoir. Et c’est en tant que cette Parole absolue que le Fils « viendra juger les vivants et les morts » – jugement sans lequel il n’y a pas d’œuvre. Mais le Fils ne pourrait pas accomplir l’Œuvre du Père, s’il n’avait pas, par l’Incarnation et la Passion, fait la grâce de lui-même, s’il ne s’était pas dé-posé comme Dieu, s’il n’avait pas ainsi remis chacun, dans le monde historique devenu monde chrétien, en position d’accueillir jusqu’au bout l’élection."
JURANVILLE, 2000, JEU

ELECTION, Paradoxe, Christ, Contemporain, KIERKEGAARD

Kierkegaard a souligné très fortement la vérité paradoxale du Christ venant remettre en cause l'objectivité ordinaire de ce monde, sa nature divine incarnée étant elle-même le suprême paradoxe ("l'Homme-Dieu est la paradoxe absolu" dit Kierkegaard). L'élection consiste alors, pour tout homme appelé à imiter le Christ, à soutenir soi-même le paradoxe, à s'affirmer comme individualité vraie dans un monde social qui n'en veut rien savoir, pour lui apporter justement un savoir et une objectivité nouvelle - "nouveauté" qui en son essence définit le monde "contemporain".


"Le Christ appelle tous les hommes à l'imiter, dans la mesure où ils le veulent, à assumer à leur tour l'élection - l'élection fait qu'on s'entend soi à s'affronter au paradoxe. L'élection fait de l'homme le contemporain du Christ, "vrai contemporain" que doit pouvoir être l'homme de la postérité et qu'est l'homme de foi. L'époque contemporaine est celle où les hommes sont en position historique d'accomplir l'acte, d'accepter et confirmer comme sujet social leur œuvre, à chacun, de sujet individuel."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Métonymie, Analyse, Sublime

La position d'élu qui est celle de l'analyste, au-delà du cas de Freud, doit être également supposée au patient. Ce dernier est appelé à faire un travail d'interprétation, jusqu'à dégager cette image d'élu qu'il pressentait en lui au premier jour de son engagement dans l'analyse. L'objectivité de ce travail et de son résultat passe par l'usage de la métonymie, selon Juranville, car au-delà de la métaphore faisant surgir la signification, c'est l'objet cette fois, et plus précisément la Chose que pose la métonymie, et avec elle l'essence comme le sublime de la Chose. Le sublime est la condition pour que l'élection soit reconnue, dans sa vérité, par celui qui n'avait de cesse premièrement de la rejeter.


"Du fait de l'élection dans laquelle s'accomplit la grâce alors dispensée, Freud, en affirmant l'inconscient, introduit donc une rupture qui va jusqu'au savoir. C'est sa position d'élu. Celle que Lacan lui reconnaît quand il parle de la « passion de Freud », de sa "démarche éthique", sa "soif de vérité" (surtout avec la 2è topique, où il rompt avec la science, l'altérité survient, avec le Surmoi (Autre faux) et la pulsion de mort). Mais la même élection doit être, par l'analyste, supposée (il la lui communique) au patient, qui doit pouvoir tenir à son tour le rôle de l'analyste, lequel est convié par là à un travail - travail d'interprétation."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

ELECTION, Justice, Judaïsme, Philosophie, ROSENZWEIG

Il revient à la philosophie, en se référant aussi bien au christianisme qu'au judaïsme, de faire accepter respectivement la grâce et l'élection, et décisivement la grâce à travers l'élection. Celle-ci, rappelons-le, consiste à se vouloir responsable de la loi devant tous, comme en démocratie où le représentant tient du peuple lui-même (par l'élection au suffrage populaire) le droit de promulguer la loi pour le peuple (démocratie parlementaire et non démocratie directe). Or la vocation de la philosophie est bien d'instituer la justice dans l'histoire, au moyen du Droit ; sa responsabilité se situe dans l'affirmation du savoir, hors duquel aucune institution ne tiendrait. Cette tension entre christianisme et judaïsme a été remarquablement théorisée par Rosenzweig, mais il n'en tire pas la bonne conséquence, pour la philosophie, qui consiste à oeuvrer pour l'institution d'une société juste. Pour lui seul le peuple élu - le peuple juif - pourrait connaître cette société juste, à la fin de l'histoire, ou plutôt s'y serait depuis toujours installé, tandis que tous les autres peuples ne pourraient jamais que rester en chemin (même si la voie tracée par le christianisme est la bonne). Mais, à ce compte, comment ne pas accréditer une confusion fatale entre l'élection, qui consiste à reconstituer par soi-même - difficultueusement - la loi juste de l'Autre, et le simple privilège qu'aurait reçu injustement de le part de cet Autre tel peuple ou tel individu ? Comment parer dès lors - si aucun Etat juste n'est possible dans l'histoire - à la haine vengeresse et génocidaire visant le peuple élu, catastrophe que justement Rosenzweig n'aura pas su anticiper ?


"La philosophie doit donc faire accepter de tous, à travers la grâce (d’abord chrétienne), l’élection (d’abord juive). Elle doit accomplir son acte en relation fondamentale avec la dualité du judaïsme et du christianisme. C’est la perspective que Rosenzweig a sublimement tracée dans L’Étoile de la Rédemption. Sauf que, pour lui, aucune société juste ne pourra jamais être instituée. Alors que nous l’affirmons et que, pour nous, dans cette affirmation réside, au-delà de toute grâce et de toute élection, la foi, depuis toujours, de la philosophie. Que dit Rosenzweig ? Que, d’une part, le peuple juif qui, le premier, a rompu avec le paganisme et accueilli la révélation, se serait d’emblée établi à la fin – le judaïsme, en cela, serait la « vie éternelle ». Et que, d’autre part, les autres peuples, qui ont été appelés, par le Sacrifice du Christ, à entrer dans la voie qui mène à cette fin, n’y parviendraient pas comme tels, seuls les individus de ce monde y accédant – le christianisme, en cela, serait la « voie éternelle ». Nous affirmons au contraire que la grâce dispensée par le Sacrifice du Christ, pour fausse qu’elle soit devenue et qu’elle devienne toujours à nouveau, permettra à la philosophie de conduire tous les hommes jusqu’à la société juste."
JURANVILLE, 2010, ICFH

ELECTION, Judaïsme, Christianisme, Grâce, LEVINAS

L'élection dont se réclame le peuple juif ne signifie pas une quelconque préférence de la part du divin, simplement que l'appel de ce dernier a été entendu seulement par les Hébreux (alors que tous les peuples de la terre étaient présents lors de la révélation au Sinaï, selon le Talmud). Si en soi l'élection est universelle, pour autant elle n'est pas égale, car elle repose à chaque fois sur une singularité qui, en assumant la responsabilité de la loi, la reconstitue dans son universalité. Cette difficulté à recevoir l'appel de l'Autre et son message d'universalité, que porte l'élection, s'explique par la finitude même de l'existant. Seule la grâce chrétienne, il faut le souligner, rend acceptable sinon assumable l'élection ; car si le sacrifice (et le pardon) du Christ n'élimine ni la finitude ni le péché des hommes, du moins les rend-il indéniables. Bien plus la grâce se fausserait si elle n'intégrait pas le principe de l'élection, puisqu'elle-même ne peut s'accomplir qu'à travers l'élection.


"Lévinas dit tout ce qu'il faut dire de l'élection et de son universalité en soi : « C'est l'apanage de la conscience morale elle-même. Elle se sait au centre du monde et pour elle le monde n'est pas homogène : car je suis toujours seul à pouvoir répondre à l'appel [hétéronomie appelant à l'autonomie], je suis irremplaçable pour assumer les responsabilités [sur fond de cette autonomie, singularité qui reconstitue l'universel]. L'élection est un sur-plus d'obligations pour lequel se profère le “je” de la conscience morale »... Mais cette universalité en soi de l'élection (universalité parce qu'elle est proposée à tous les hommes et universalité de ce qu'elle leur propose quand elle est accueillie par certains) se heurte d'abord au rejet par la plupart, voire par tous. Cela parce qu'elle entraîne l'existant dans une épreuve douloureuse, dans la confrontation avec sa finitude qu'il lui faut assumer. Et seule la grâce chrétienne rend acceptable par tous les hommes, sinon leur fait accepter, l'élection et son universalité."
JURANVILLE, UJC, 2021

ELECTION, Judaïsme, Philosophie, Amour, ROSENZWEIG

Celui qui, en accueillant la Révélation, s'engage dans l'élection afin de porter hautement cette Parole, subira l'exclusion et le rejet, allant jusqu'à la haine mortelle des autres hommes. Rien que de très logique, puisque son message consiste à remettre en cause l'ordre social englobant, intolérant à l'égard de l'individualité, qui est celui du monde païen. On comprend qu'un individu seul n'aurait pu y survivre, c'est pourquoi l'élection fut portée par tout un peuple - exclu de ce fait -, le peuple juif. L'élection permet donc d'accueillir la Révélation, et d'en faire passer la vérité dans le savoir philosophique, dont la possibilité même dépend d'une telle Révélation. Pour Rosenzweig cette vérité est celle de l'amour divin se manifestant dans le ternaire Création-Révélation-Rédemption.


"Ce peuple qui s'engage dans l'élection est, entraîné par Moïse, le peuple juif. Le judaïsme, religion de ce peuple, a pour nous comme contenu, avec l'élection et la Révélation qu'elle permet d'accueillir, la loi issue des commandements de l'Autre divin qui se révèle. Avant tout, pour Rosenzweig, du commandement de l'amour (« Aime-moi! »). Commandement paradoxal – mais dont le paradoxe se résout si l'on considère, d'une part, que le commandement vient de celui qui aime, en l'occurrence, l'« amant divin » ; et, d'autre part, qu'il provoque, en celui auquel il est adressé, et qui est aimé, une mutation, ce dernier se mettant à aimer à son tour. Le peuple juif, accueillant ainsi la Révélation, s'installe de ce fait à l'avance dans la Rédemption. « Vie éternelle», dit Rosenzweig du judaïsme."
JURANVILLE, UJC, 2021

ELECTION, Homme, Autre, Grâce, LEVINAS

S'en remettre - et s'en tenir - à l'altérité de Dieu ou de l'Etre, ce qui relève de la grâce, comme le fait la première pensée de l'existence, s'avère philosophiquement insuffisant voire ruineux. Or réaffirmer le savoir, singulièrement le savoir de l'histoire, certes au nom de l'Autre absolu mais aussi au nom de l'autre homme, et dans la relation avec celui-ci, relève de l'élection - ce qu'assume la seconde pensée de l'existence. Car il s'agit pour l'existant non seulement de dépasser son refus de l’existence mais de poser l'autonomie comme telle, et d’y accéder réellement dans la responsabilité - soit répondre personnellement de la loi de l'Autre.


"Cette élection, primordialement thématisée par le judaïsme, est évoquée en passant, comme élection propre au peuple juif, par Rosenzweig. Elle est sublimement dégagée dans sa portée universelle par Lévinas. Elle caractériserait toute conscience morale (« Il n’existe pas de conscience morale qui ne soit pas conscience de l’élection »). Par elle cette conscience se rapporterait, contre tout entraînement sacrificiel, à l’autre homme comme Autre vrai (« Élection qui n’est pas faite de privilèges, mais de responsabilités. Chacun, comme je, est à part de tous les autres auxquels le devoir moral est dû ».)"
JURANVILLE, 2010, ICFH

GRACE, Election, Oeuvre, Autonomie

La grâce permet l'ouverture du fini à l'existence et à sa propre créativité, mais elle ne suffit pas à le faire accéder à l'objectivité de l'oeuvre. Il faut pour cela porter soi-même la possibilité de la grâce, devenir à son tour l'Autre pour l'Autre, et ce n'est objectivement le cas que par l'oeuvre achevée et la transmission d'un savoir vrai. Dans l'autonomie ainsi conquise, la singularité de l'élection s'ajoute à l'altérité de la grâce.


"La grâce, qui vient de l’Autre et se communique au sujet comme à son Autre, la grâce, qui est autonomie et altérité, ouverture absolument libre à son Autre, ne suffit pas. Car le fini qui la reçoit, ou bien la voit comme conduisant à une objectivité absolue reconnue, mais c’est alors une objectivité absolue illusoire, et l’Autre comme tel est rejeté, ou bien la pose comme ouverture pure à l’Autre, et ouverture qui n’est effective que dans l’œuvre, dans l’œuvre vraie, mais sans que cette œuvre puisse être reconnue dans un savoir lui-même vrai. Il faut donc que, dans la grâce qui est, pour lui, la condition première de la création, le fini entende et accueille une autre condition."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Grâce, Oeuvre, Philosophie

L'élection vise la réalisation de l'oeuvre dans son objectivité, principalement l'oeuvre de la philosophie puisque c'est ce discours qui pose explicitement une telle objectivité, dans le savoir. Mais l'élection ne s'accomplit jamais sans la grâce, puisqu'elle ne fait que répondre à cette ouverture, à cet appel de l'Autre. Dans le cas du discours philosophique l'appel est adressé au sujet social, et pour lui ce discours doit devenir aussi bien discours de l'élection ; là où le discours psychanalytique apparaît seulement comme discours de la grâce, qui certes fait entrer le sujet dans l'éthique, mais non dans la dimension politique et historique de l'oeuvre. Discours de l'élection par excellence, le discours philosophique est en même celui qui communique la grâce - l'égalité - pour que chacun puisse entrer, à terme, s'il le veut, dans l'élection - inégalitaire par principe. A défaut l'élection serait inentendable, pure usurpation, et l'oeuvre demeurerait lettre morte.


"Il n’y a pas d’appel essentiel qui ne se fasse dans la grâce, dans l’élément de la grâce, et l’élection est la réponse attendue à cet appel (comme, dans les élections politiques, est élu celui qui sait répondre à l’appel du peuple, de ceux qui élisent). Le sujet s’engage alors à se faire sujet de l’œuvre à faire, jusqu’à incarner pour tous, par l’œuvre faite, l’Autre. Ce qui caractérise, pour le fini, la position subjective du masculin. Non pas appeler à l’œuvre, comme le féminin, mais répondre à cet appel. Historiquement, c’est, parmi les peuples, la position du peuple juif. Théologiquement, celle de Dieu comme Fils."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

ELECTION, Ethique, Judaïsme, Christianisme

L'accueil de l'élection, au plan de l'histoire, a été effectué par le peuple Hébreu devenu juif, quand il s'est approprié les commandements donnés par l'Autre divin dans la révélation du Sinaï. Il a fallu pour cela en payer le prix, subir le rejet sacrificiel des autres peuples et connaître l'exil de sa propre terre. Il est notable que le savoir essentiel, impliqué par l'élection, est prioritairement un savoir éthique, précédant toute métaphysique, et qu'il sera transféré comme tel à la philosophie. Reste que l'élection juive n'est universalisable que par la grâce issue du christianisme, et que le savoir éthique du judaïsme sera incorporé au savoir théologique du christianisme.


"« La moralité a une portée indépendante et préliminaire. La philosophie première est une éthique » note Levinas. Mais l'élection, avec le savoir qu'elle amène à reconstituer, pour universelle qu'elle soit en elle-même, n'est universalisée qu'en la grâce que le christianisme a dégagée comme originelle. Et le savoir éthique issu du judaïsme apparaît alors comme se fondant dans le savoir théologique du christianisme."
JURANVILLE, UJC, 2021

ELECTION, Démocratie, Judaïsme, Existence

Le monde contemporain repose sur l’idée que la vérité ne vient pas de l’homme lui-même, mais de l’Autre (Dieu, autrui, peuple) dont il est et se veut l'élu. C’est la logique que partagent à la fois la pensée chrétienne de l’existence et la pensée messianique issue du judaïsme. Cette même structure se manifeste dans la démocratie représentative et parlementaire, où les gouvernants cherchent, à travers le vote du peuple, la confirmation d’être les « élus » de l’Autre.


"Le monde contemporain, fondé comme il l'est sur l'affirmation de l'existence, se donne en effet par ceci que, pour lui, la vérité surgit d'abord en l'Autre (suprêmement l'Autre divin, de là l'Autre humain et, socialement, dans le peuple) et qu'elle ne peut venir à l'homme que dans la mesure où il est et se veut l'élu de cette Autre. C'est ce qu'avancent tant la première pensée de l'existence, liée au christianisme, que la deuxième pensée de l'existence ou pensée messianique, liée au judaïsme."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

ELECTION, Destin, Grâce, Don

Le destin, vérité de la singularité, est l’instrument de l’élection comme le don, vérité de l'altérité, est l'instrument de la grâce. Le destinataire de l'élection héritera de l'histoire (totalité des oeuvres), au futur (ce sera à toi), quand le donataire de la grâce reçoit l'oeuvre individuelle, au présent (ceci est à toi). Le destin est inégalitaire, puisqu'il s'agit de s'effacer devant l'Autre, tandis que le don est égalitaire, comme partage avec l'Autre.


"De même que le don, comme vérité de l’altérité, confirme objectivement que l’altérité est voulue dans l’autonomie, de même le destin, comme vérité de la singularité, confirme objectivement que la singularité, en tant qu’incarnation et position, par le sujet, de la loi, est voulue dans l’autonomie."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT