DOUTE, Cause, Désir, Savoir, DESCARTES

C'est avec le doute radical que l'on passe d’un savoir cosmologique potentiel, tourné vers la substance, à un savoir réel centré sur la cause, où Dieu est reconnu comme cause première. L'enjeu étant que ce savoir réel trouve son principe, il faut une preuve de l’existence de Dieu. Or cette preuve ne peut plus être l’argument ontologique, purement formel : elle doit être la première (puis la seconde) preuve par les effets, dans une démarche incluant le doute, mais au-delà de sa simple dimension de refus, comme désir : « Comment serait-il possible que je puisse connaître que je doute et que je désire — c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas parfait — si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien ? » (Troisième Méditation, §23). La cause est l’identité originaire à partir de quoi tout ce qui existe pour nous a commencé d’exister. La cause véritable est donc créatrice — en dernier ressort, c’est toujours Dieu lui-même. Chez Descartes, c’est encore l’idée de Dieu en moi, grâce divine, qui déploie le savoir par la libre volonté, à travers les contradictions de la finitude humaine. De ce mouvement naît un nouveau savoir, reconstruit dans sa réalité et doté d’objectivité. Cette objectivité s’exprime dans le langage — non plus pris comme simple proposition, mais comme articulation de propositions. Cela correspond, chez Kant, au jugement hypothétique parmi les jugements de relation, et à la catégorie de la cause. Quant au savoir philosophique qui en résulte, dégagé dans sa nécessité, il possède encore sa propre objectivité, que manifeste le langage pris cette fois comme système de toutes les propositions : un système où, d’une part, toutes les propositions sont produites par un même principe, et où, d’autre part, chacune peut devenir principe pour toutes les autres. Cela correspond, chez Kant, au jugement disjonctif et à la catégorie de la communauté. La communauté véritable est ainsi fondamentalement religieuse : elle est ordonnée par la loi du vrai Dieu, cause première, grâce à laquelle les êtres finis accèdent à leur autonomie de substances individuelles.


"Au-delà de son phénomène, comme refus, Descartes établit le doute dans sa vérité, comme désir. Désir qui se rapporte à l'Autre comme tel, et comme l'Autre est ouverture pure à son Autre, désir qui vise par là à s'approprier le manque en l'Autre, son manque heureux... Il faut affirmer le doute dans son essence, comme indifférence. Elle est négation et en même temps désir. Négation du désir ordinaire et faux qui demande à être comblé, et place laissée au désir vrai qui vise à être creusé... Cependant, l’homme, être radicalement fini, rejette d’abord ce désir. Il réduit l’Autre, qui le suscite, à un objet censé être plénitude — un fétiche capable, croit-il, de le combler. Pourtant, le véritable accomplissement du désir n’est possible que si l’homme assume ce rejet et transforme l’objet-fétiche en objet-déchet, c’est-à-dire en signe de sa propre finitude."
JURANVILLE, 2015, LCEDH

DON, Symbole, Consistance, Imaginaire

Le don n'est pas de l'ordre de l'avoir. Avant de répondre à un besoin, par exemple économique, le don possède une valeur symbolique, l'objet donné se fait symbole de la consistance d'un monde pour l'Autre. En tant que symbolique le don s'opère à la place d'un Autre, en faveur d'un Autre que l'on considère comme capable à son tour de donner. Or même si l'objet donné a valeur de symbole, cette plénitude envisagée du don est ce qui caractérise l'imaginaire en tant que ce qui est visé, anticipé, est la consistance d'un monde.


"On donne à qui donne. Le don est donc la plénitude même. Le donateur doit tirer de soi la valeur symbolique de l’objet dans son articulation avec les symboles déjà là. Donner, c’est donner des éléments symboliques qui fassent nœud, et soient donc bien symboles de la consistance du monde. C’est en cela que le don est positivité pure en acte. Qui s’ouvre à l’Autre certes. Donner, c’est toujours donner son amour. Et Lacan dit très bien qu’« aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas » ; ce qui caractérise le don en général, puisque ce qu’on donne, le symbole, ne devient symbole, ne prend sa valeur symbolique, que par le don."
JURANVILLE, LPH, 1984

DON, Oeuvre, Esprit, Sens

L'objet par excellence du don, que l'on ne peut chercher à posséder puisqu'il est symbolique, est l'oeuvre. Ce don s'effectue par l'écriture en général, qui revient littéralement à croire en l'Autre, à projeter imaginairement le don de l'Autre comme à-venir. Dans l'oeuvre se projette la consistance imaginaire d'un sens, porté par l'articulation symbolique ou littérale. Le symbole est alors ce qui supporte le sens, lequel anime en retour le symbole, le spiritualise. C'est toujours l'esprit qui allume la flamme du don, avant que l'oeuvre ne le réalise.


"Le sup-posé du don qui se pose lui-même dans l’œuvre, c’est l’esprit. L’esprit a toujours été conçu par la tradition philosophique comme ce qui rend vivant, comme ce qui, précisément, anime d’un sens. C’est l’esprit qui fait apparaître les éléments du monde comme des symboles, signifiants dans le cadre d’un sens qui les unit en les traversant. Sa temporalité est celle de la fulguration du don. Il est « trait » d’esprit, lueur qui se produit soudain, mais a à se prolonger dans l’écriture de l’œuvre, où l’esprit se pose comme tel, et produit dans le littéral la consistance de l’imaginaire qui est sienne. Il se pose pour l’Autre avec lequel il entre en communion spirituelle, mais dont l’altérité est irréductible."
JURANVILLE, LPH, 1984

DON, Finitude, Liberté, Jouissance

La finitude de l'homme tient dans sa capacité limitée de donner, à tirer de soi du symbolique, jusqu'à faire oeuvre. Laquelle oeuvre vient à fixer - pour l'éternité - l'épreuve de souffrance qu'il aura fallu traverser pour ce faire. Mais l'interruption du don chez l'humain n'est pas une fatalité, pas plus que n'est sa propension inverse à la jouissance, elle résulte de la liberté finie qui conduit à choisir le don ou bien la jouissance. Quant à la possibilité toujours offerte à l'homme de choisir le don, elle résulte précisément de l'infinité du don divin, qui lui ne s'interrompt jamais.


"La négativité propre de l’homme est finitude de sa capacité de donner. Que signifie cette finitude ? Comme créé, l’homme ne peut pas donner toujours, son don s’interrompt. Mais cette interruption ne tient pas à quelque finitude du don de Dieu, qui ne cesse au contraire de réouvrir la possibilité que l’homme donne. Elle résulte de la liberté, finie, de l’esprit en l’homme. L’homme peut choisir librement de donner ou de ne pas donner."
JURANVILLE, 1984, LPH

SACRIFICE, Dieu, Fils, Spiritualité

Qu'est-ce qui permettra à chaque individu de se considérer dans son essentielle autonomie, en reconstituant pour lui le sens rationnel de la création par Dieu le Père ? Autrement dit, comment passer de l'objectivité à la subjectivité du Dieu de la Révélation, ce Fils qui a dû subir le sacrifice ultime pour mieux le dénoncer et en délivrer les hommes ? C'est justement ce Sacrifice du Fils - vécu dans la Passion en tant qu'homme, mais jusque dans la Résurrection en tant que Dieu - qui révèle aux hommes leur nature spirituelle malgré la finitude - spiritualité assumant et pardonnant la finitude. Et cependant le Fils n'engage pas les hommes à l'imiter dans la perpétuation rituelle du Sacrifice - ce serait revenir à la barbarie et au paganisme - seulement à en recueillir le sens spirituel.


"Subjectivité du dieu, avons-nous dit, subjectivité hors laquelle les hommes ne pourraient, comme sujets, accéder à l'objectivité de ce dieu, à celle de Dieu le Père. C'est ce que disent ces paroles de Jésus : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ; nul ne va au Père que par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père » (Jean, 14, 6-7). Preuve de Dieu comme Fils en tout cas selon nous, celle que Kant dit preuve physico-théologique et qui est chez Descartes la première preuve par les effets, Dieu comme cause en moi de l’idée de Dieu laquelle - c'est la Pâque - vient m'arracher au paganisme (l'Egypte) dans lequel j'étais pris. Le sujet social toutefois reste fixé à ce qu'est pour lui traditionnellement le sacrifice, ou à une de ses variantes. Contradiction subjective du concept de dieu."
JURANVILLE, PHER, 2019

SACRE, Dieu, Raison, Spiritualité

Comment l'absolu du Dieu de la Révélation peut-il se faire raison, pour l'homme, et ainsi se donner dans une totalité et faire monde ? Pour que l'homme s'imprègne de cet absolu (ce qui existe par soi, ne dépendant d'aucune relation), pour qu'il puisse reconstituer pour lui cette raison jusque dans le tissu des relations du monde, il doit célébrer le Sacré - soit cette spiritualité se faisant réalité dans laquelle finalement réapparaît l'objectivité du Dieu. Réalisant la spiritualité dans sa face réelle, c'est vers Dieu le Père, principe de la Création, que reconduit fondamentalement le Sacré.


"Cet absolu réapparaitra, par rapport à l'ordinaire totalité de relations, comme liberté et, pour autant qu'il est en soi raison, comme liberté allant jusqu'au savoir d'elle-même, comme spiritualité. Et, puisqu'il réapparaîtra ainsi aux yeux de l'homme qu'il appelle à assumer sa finitude il réapparaitra comme assumant à l'avance cette finitude de l'homme, il réapparaitra dans la réalité, qui est être et finitude. Il réapparaitra donc comme le sacré, puisque spiritualité et réalité définissent le sacré qui est ainsi l'objectivité du dieu, ce qu'il est en lui-même dès l'origine et dans quoi, pour l'homme, il s'accomplit. Pour cet homme auquel il dispense toutes les conditions de l'autonomie, il sera Dieu le Père, le principe de la Création."
JURANVILLE, PHER, 2019

RELIGION, Névrose, Demande, Dieu

La relation religieuse traditionnelle, qui fait de Dieu l'Autre absolu du désir, s'effectue dans la névrose, parce qu'elle est essentiellement demande, et demande d'amour. Seulement le Père, dans le désir, est celui dont il faut souffrir l'absence - ainsi le Christ dans la Passion. C'est pourquoi la démarche philosophique, parce qu'elle est rupture historique, doit partir du doute radical et donc de l'athéisme - quand bien même elle parviendrait (et elle y parvient, par la spéculation) à réinstaurer l'existence de Dieu et le rôle historique de la religion. Ce n'est que dans le travail de la sublimation que le don d'amour devient effectif, qu'apparaît à nouveau le Visage, et que Dieu apparaît dans ce Visage (pour parler comme Levinas).


"Il y a dans toute religion la présence de la névrose. Prendre le Nom-du-Père comme un nom, et faire appel au Père, lui adresser la demande, c’est entrer dans la religion comme névrose. Le Nom-du-Père, dira Lacan, est symptôme. Mais en ce sens précis d’être utilisé pour appeler et demander. Demander à l’Autre son amour, le don de son amour, c’est déjà le haïr (le surmoi, dit Lacan, est haine de Dieu)... La relation religieuse traditionnelle, où Dieu est l’Autre du désir, doit s’effacer, parce qu’en elle se mêlent névrose et sublimation."
JURANVILLE, LPH, 1984

VERITE, Signifiant, Infini, Dieu

La vérité "totale" du signifiant "pur" signifie que dans l'ordre du signifiant, un acte d'anticipation créateur, ayant valeur de vérité, est toujours possible ; même si elle est partielle ou finie chez l'homme, cette vérité totale doit être supposée également infinie, ce qui renvoie au Dieu de la religion. Il n'y aurait pas de religion, à proprement parler, sans la présence du signifiant pur qui suppose une relation essentielle de l'homme à l'Autre comme tel, c'est-à-dire Dieu. Encore ne faut-il pas confondre cet Infini avec l'Autre impliqué dans le désir, soit comme Autre réel (la Chose castrée, ou l'objet maternel) soit comme Autre symbolique (que vient incarner le Nom-du-Père, inconsistant en dehors de la référence qui y est faite par la mère) : seul l'Autre du signifiant appartient à l'infini.


"La vérité totale du signifiant pur se produit elle-même, elle est acte d’anticipation créateur et en ce sens cause de soi. D’où il résulte qu’il doit exister une vérité totale infinie, qui est Dieu même. Et que, présente en l’homme malgré l’interruption, la vérité totale doit venir en lui, où elle est finie, de la vérité totale infinie de Dieu. Ce Dieu du signifiant pur est le Dieu de la religion. La religion suppose en effet une relation essentielle de l’homme à l’Autre, à Dieu. Pour la métaphysique une telle relation essentielle est inconcevable. Dieu, en tant que le modèle pour l’homme, est l’absolu qui se suffit, l’étant qui est absolument maître du monde comme sien. Ce n’est qu’en concevant le signifiant pur qu’on peut déterminer, en deçà du monde, l’unité subjective d’un étant. Cette unité subjective est jouissance à la jouissance comme sienne, jouissance absolue. Ce qui caractérise le Dieu de la religion. Le signifiant pur permet seul de penser une relation essentielle de l’homme qui soit relation à l’Autre. Sans une telle relation il n’y a pas de religion."
JURANVILLE, LPH, 1984

DIEU, Existence, Trinité, Preuve, DESCARTES

Que découvre le philosophe, lorsque qu'il pose l'inconscient en plus de poser l'existence ? et que découvre le patient, après avoir accompli jusqu'au bout le travail de la cure ? Dans les deux cas, c'est l'existence de Dieu qui est révélée, mais précisément Dieu comme inconscient. C'est la condition pour que le savoir philosophique, le savoir rationnel pur, devienne universellement reconnu ; car il ne fait que confirmer, et vérifier alors le savoir religieux de la Révélation. Et c'est la condition pour que le savoir religieux lui-même apparaisse dans sa rationalité pure, en l'occurrence trinitaire. La vérité de l'existence n'est autre que celle de la Trinité comprise comme Relation, puissance de l'Un absolu de se rapporter à l'Autre comme un autre Soi également absolu (c'est l'engendrement du Fils par le Père), c'est-à-dire comme une autre Personne mais non une autre substance (le Fils est également Dieu). Le Fils quant à lui existe dans sa relation au Tiers qu'est l'Esprit saint (tout aussi divin, quoique tourné vers l'Homme). Aux trois Personnes correspondent les trois preuves de l'existence divine, telles que les a formulées Descartes, toutes trois reposant sur l'idée de perfection. D'abord la preuve par la causa sui (ou « deuxième » preuve par les effets selon Martial Guéroult) se rapporte au Père : elle stipule que si la créature possède pareille idée de perfection, il est manifeste qu'elle même n'est point parfaite ; or si elle était cause de sa propre existence, elle n'aurait pas manqué de s'octroyer toutes les perfections, ce qui implique qu'elle doit son existence à un être extérieur effectivement parfait, capable de se donner à lui-même sa propre existence, soit le Créateur ou Dieu le Père. Ensuite la preuve par l'idée d'infini (ou « première » preuve par les effets selon Guéroult) ne fait que reprendre cette implication au niveau de la logique interne de l'esprit humain, et se rapporte comme telle au Fils : en effet si l'homme possède l'idée d'un être infiniment parfait, il ne saurait être lui-même à l'origine de cette idée, pareille idée ne pouvant être conçue par un esprit fini et imparfait : elle lui a donc été communiquée par un esprit lui-même parfait, celui d'un Dieu Révélateur, soit le Verbe ou Fils de Dieu. Enfin la preuve dite "ontologique" reprend cette implication à un niveau seulement abstrait en apparence, qui se rapporte à l'Esprit saint : en effet l'idée de perfection implique nécessairement l'existence, puisque c'est une plus grande perfection d'exister plutôt que le contraire ; cette preuve exprime la vérité éthique selon laquelle il est meilleur, pour l'humain, de vouloir l'existence (entendre de s'ouvrir à son Autre) plutôt que l'inverse (entendre : se replier sur soi), car il participe alors à la vie divine, à quoi l'engage précisément l'Esprit rédempteur, tout aussi divin que le Père et le Fils. (L'humain cherchera sans doute à en tirer l'idée - fausse - de sa propre divinité, et se repliera fatalement sur son intérêt exclusif, au lieu de prendre en compte, dans l'éthique, l'ensemble de la création.)


"Vérité rationnelle et trinitaire qui, d'une part, découle de la détermination de l'être en Dieu comme existence absolue, et plus précisément absolument absolue, c'est-à-dire comme identité originelle s'effaçant comme telle en s'ouvrant à son Autre et devant se reconstituer à partir de ce qui, imprévisiblement, viendra de cet Autre. C'est ainsi que, dans le cadre de l'essence ex-sistante, l'Un primordial s'ouvre vers son Autre en le produisant nécessairement à partir de soi comme un autre soi, semblable à soi, en l'engendrant (c'est le Deux). Et que le Un et le Deux se retrouvent dans un mouvement encore d'existence absolue non pas l'un vers l'autre (c'est déjà fait pour le Un, ce serait fermeture pour le Deux), mais vers un autre Autre à venir (c'est le Trois). Père, Fils, Esprit. La Trinité du Dieu chrétien. Le Oui, le Non et le Et, dans le mouvement existentiel selon Rosenzweig. N'en disons pas plus ici et citons simplement saint Augustin quant à la relation du Père et du Fils, sans que soit évoqué par lui le terme d'existence : « Même si le Père et le Fils sont deux choses différentes, il ne s'agit pas là d'une substance différente, puisque ce n'est pas selon la substance qu'ils sont appelés ainsi, mais selon la relation, sans pourtant que la relation soit un accident puisqu'elle n'est pas muable »."
JURANVILLE, PHER, 2019

DIEU, Existence, Finitude, Conditions, KIERKEGAARD

Pour Kierkegaard l'existence est envisagée comme essentielle en tant que radicalement finie, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes. En outre la finitude est radicale parce qu'elle n'est pas une faiblesse, un simple défaut dans le bien, mais un désir du mal pour le mal, un péché. L'acceptation de ce paradoxe ne se fait qu'en entrant dans la "sphère religieuse" où l'on reconnait en l'Autre absolu le siège unique de la vérité, et corollairement en soi-même le siège du péché, de la non-vérité. Or l'homme ne pourrait se rapporter ainsi à l'existence et s'ouvrir à la vérité s'il n'en recevait pas de l'Autre toutes les conditions, à commencer par la grâce : l'Autre se soustrait lui-même de la relation de maîtrise, de soumission fascinatoire dans laquelle le fini voudrait l'enfermer et s'enfermer avec lui, et bien plus il transmet au fini cette disposition à s'ouvrir à l'Autre et à donner lui-même sa grâce. Là réside l'opposition radicale entre l'Autre absolu faux du paganisme et l'Autre absolu vrai de la révélation. Le Dieu vrai du christianisme n'accorde pas seulement sa grâce au fini, mais également le moyen de fixer pour lui la vérité, de se l'approprier, c'est-à-dire d'accomplir son oeuvre et de devenir individu sur le modèle de l'Unique : cette condition est la foi, tout autre chose par conséquent qu'un simple sentiment immédiat d'union avec Dieu. Modèle pour le fini, le Christ l'est enfin et encore s'agissant de se préparer à oeuvrer, non plus à s'abaisser mais cette fois à s'élever pour le bien de l'humanité : ce qui s'appelle l'élection, ou encore "rendre grâce" puisqu'à travers son oeuvre le fini offre à tout Autre, rend d'une certaine manière, la grâce qu'il avait reçue.

Ainsi s'explique la faute et le péché originel de l'homme - finitude radicale selon Juranville - qui consiste à avoir douté de l'Autre, ne pas avoir reconnu ces conditions toujours déjà données, et finalement perdues par lui ; c'est d'avoir fait le choix (sous la pression sociale, mais choix quand-même) d'une protection facile monnayée sacrificiellement avec de faux maîtres ou de faux dieux ; ce qui l'explique est donc l'angoisse face à l'incertitude de l'existence. L'oeuvre consiste en un savoir qui, cette fois, vaudra comme "apprentissage véritable de l'angoisse" comme le dit Kierkegaard. Or pour ce dernier, si le Christ avait ce savoir, que nul ne lui avait enseigné, c'est parce qu'il était lui-même la vérité. Ce qui ne sera jamais le cas du fini, par définition, et Kierkegaard exclut que celui-ci parvienne jamais, par ses propres moyens, à un savoir vrai absolu, un savoir absolu (philosophique) de l'existence. L'impossibilité d'un savoir de l'existence tient au point de vue subjectiviste de Kierkegaard pour qui l'existence est le problème de l'homme, nullement celui de Dieu : « Dieu ne pense pas, il crée ; Dieu n'existe pas, il est éternel ».


"Il y a certes un savoir qui réside dans l'appropriation de cette vérité, de cette vérité révélée selon laquelle l'homme est appelé à accepter et aimer son existence, malgré et avec sa finitude, en l'occurrence l'incertitude objective. Un savoir qui est « l'apprentissage véritable de l'angoisse » laquelle est « condition préalable du péché originel et moyen rétrograde d'en expliquer l'origine » . Un savoir qu'a par excellence le Christ parce qu'il est lui-même la vérité. Le Christ n 'aurait jamais su la vérité s'il ne l'avait été, et nul ne sait de la vérité plus qu'il n'en exprime dans sa vie », ECh, 182). Un savoir que l'homme tend à fuir dans le péché. Mais Kierkegaard exclut que ce savoir puisse se poser comme tel et devenir un savoir proprement philosophique. – Le Dieu de la révélation ne peut dès lors nullement être l'objet d'un savoir philosophique. Le Dieu de la révélation ne peut même pas être posé comme existant, au sens de l'existence absolue (où la contradiction est d'emblée voulue, comme dans la Création divine) « Dieu ne pense pas, il crée ; Dieu n'existe pas, il est éternel », dit Kierkegaard dans une célèbre formule provocante. « L'homme pense et existe, et l'existence sépare la pensée et l'être, les tient distants l'un de l'autre dans la succession » (PS, 222). Pour Kierkegaard, l'existence véritable est le fait de l'homme seul. La seule rupture alors introduite avec le paganisme reste tout intérieure, le problème étant pour chacun le devenir chrétien."
JURANVILLE, PHER, 2019

DIEU, Etre, Sacré, Paganisme, HEIDEGGER

Heidegger conçoit le sacré à partir de la vérité de l’être, où celui-ci en même temps se révèle et se retire devant l’homme. Dans cet espace du sacré advient la Divinité, incarnée par l’homme lorsqu’il s’élève à l’être, ou par l'"extraordinaire" de l’œuvre. C’est là qu’est censé apparaître le "Dieu nouveau", dont Hölderlin disait que "lui seul peut nous sauver", en offrant un modèle inédit (éventuellement proche du Bouddhisme mais échappant aux catégories du monothéisme et du polythéisme), dont les aspects pluriels seraient directement en rapport avec "la richesse initiale des fondements" assure Heidegger. En tout cas, si ce dernier refuse l’idolâtrie, il ignore la nécessité de la révélation judéo-chrétienne et sa conception du sacré conserve les principaux aspects du paganisme, dont la logique sacrificielle (que la philosophie combat depuis toujours) puisque "chaque étant est sacrifié à l'être, et c'est seulement de là que l'étant comme tel reçoit sa vérité" (Heidegger).


"En fait Heidegger, comme Nietzsche, s'arrête au paganisme. A ce paganisme que la philosophie combat depuis son commencement - car il n'y a pas, quoi qu'en dise Alexandre Kojève, de philosophie païenne. A ce paganisme que Socrate a voulu dissoudre par la catégorie de l'individu, dit Kierkegaard. Dont Heidegger a repris les analyses sur l'existence. Mais sans partir comme lui de la révélation chrétienne. Et donc en en restant à la détermination de l'Autre absolu telle qu'elle apparaît à la philosophie tant que celle-ci n'a pas découvert la nécessité, pour elle, de la révélation judéo-chrétienne."
JURANVILLE, UJC, 2021

DIEU, Cause, Temps, Preuve, DESCARTES

On trouve chez Descartes trois preuves de l'existence de Dieu. La première est la preuve ontologique : imaginaire, ou circulaire, elle présuppose cela même qu'elle cherche à établir, soit la consistance du savoir. La second est la preuve par l'idée d'infini : celle-ci s'avère plus radicale car elle doit franchir le cap du doute hyperbolique et l'hypothèse de la folie. Elle se situe au plan symbolique : quoi qu'il arrive, l'homme pense, et parmi ses idées (le système du symbolique pour Lacan) se trouve l'idée d'infini (le Nom-du-Père qui relie le symbolique au réel). Mais la seule qui puisse établir la consistance de Dieu en dehors de la relation à l'homme est la preuve par la "cause de soi".  Pour Juranville elle se situe au niveau de la consistance du signifiant pur, qui implique un temps réel. S'agissant d'expliquer comment la substance humaine finie peut perdurer dans l'être, il n'est besoin que d'invoquer le concours de la substance divine infinie, mais encore faut-il supposer que celle-ci soit pleinement cause d'elle-même, et c'est bien ce que fait Descartes, ne confondant nullement à ce stade la cause avec la raison et ses enchaînements. Comme avec le cogito, au plan humain, il y a rupture avec la temporalité mondaine.


"1) En maintenant l’idée d’une substance en l’homme, Descartes dit ce que dit aussi la théorie du signifiant – il y a en l’homme même une vérité totale du signifiant pur, qui en tant que telle se produit elle-même, qui est d’une certaine façon cause de soi (ce qu’on retrouvera dans la liberté, comme chez Descartes), même s’il faut la vérité totale infinie en Dieu, pleinement cause de soi , pour que la substance finie soit créée et conservée. 2) Il faut souligner que « cause de soi » n’implique nullement le Dieu de la métaphysique. Heidegger dit au contraire : « Comment Dieu entre-t-il dans la philosophie ?… L’être de l’étant, au sens de fond, ne peut être conçu, si l’on veut aller au fond, que comme causa sui . C’est là nommer le concept métaphysique de Dieu ». Mais la confusion de la cause et de la raison, certaine pour Spinoza qui ouvre l’ Éthique en affirmant : « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence », n’est pas absolument vraie pour Descartes, malgré des formules comme causa sive ratio. Cause n’est pas fondement ou raison, la cause suppose un temps réel qui rompt avec le monde (cf. ce que dit Lacan que l’inconscient est de l’ordre de la cause). Or toute la problématique de Descartes est supportée par l’idée de la discontinuité du temps et de l’instant. La certitude du « Je suis, j’existe » est ponctuelle."
JURANVILLE, LPH, 1984

DIEU, Autrui, Absolu, Raison, LEVINAS

D'un côté il y a le dieu abstrait de Heidegger, l'être en tant qu'Autre, qui engage l'homme à se découvrir comme « ex-stase en vue de la vérité de l'être » ; de l'autre côté il y a le dieu de la Révélation, l'absolument Autre qui ne se fait reconnaître, selon Levinas, que dans le visage de l'autre homme « dans la trace de l'Absent absolument révolu ». Même si Levinas peut écrire que « l'absolument Autre, c'est Autrui », il sait bien que le commandement de prioriser Autrui ne vient pas fondamentalement de l'autre homme, mais justement du grand Absent, de l'Absolu divin au-delà de (absous de) toute finitude. Autrui ne possède ce caractère d'unicité, qui lui vaut respect absolu de la part de chacun, que par référence au Dieu lui-même unique. Selon Levinas il faut voir dans le "Tu ne tueras point", « un appel à une responsabilité incessante à l'égard d'autrui, être unique », et cette responsabilité - après la grâce dispensée - est constitutive de l'élection. "Il n'existe pas de conscience morale qui ne soit conscience de l'élection" dit Levinas. La foi, enfin, donne un sens aux actions de chacun en faveur de son Prochain (« Nous ne pensons pas que le sens puisse se passer de Dieu »). En revanche, Levinas n'envisage pas que le sens puisse déboucher sur un savoir rationnel permettant d'instituer effectivement un monde juste ; d'où l'impossibilité qui est faire à ce monde de rendre raison de Dieu, ni de le poser - comme il conviendrait pourtant - comme absolu et raison.


"Mais ce n'est pas parce que le nom de Dieu vient dans le savoir et le discours qu'il peut être légitimement posé dans la raison et comme raison. De là le refus, par Lévinas, de toute preuve de l'existence de Dieu. Comme Rosenzweig, il montre ce Dieu appelant les hommes à instituer, contre le paganisme, un monde juste. Mais pas plus que Rosenzweig il ne considère qu’un tel monde puisse être posé réellement, c’est-à-dire rationnellement juste ; que ce monde puisse rendre raison de ce Dieu, lui rendre la raison que ce Dieu aurait donnée aux hommes ; que ces derniers puissent le poser comme absolu et en même temps raison."
JURANVILLE, PHER, 2019

DIEU, Raison, Absolu, Individu

Dieu n'est pas seulement l'altérité absolue de la révélation et son essence, il doit également être posé par la philosophie, si elle veut pouvoir le penser conceptuellement, comme l'absolu de la raison. Raison et absolu est donc ce qui définit Dieu. L'homme, destinataire de la révélation, destiné à devenir individu, doit d'abord poser la raison dans son absolu (en Dieu), s'il veut pouvoir reconstituer, peu à peu, toute vérité à partir de soi. Il semble vain de se prétendre un tel individu si l'on ne fait que supposer la raison en soi, car alors cette raison ne peut que se révéler impuissante à régler les affaires du monde.


"Raison et absolu, cela définit le dieu, le Dieu qui se révèle tel que la philosophie peut en former le concept de même que raison et finitude définissaient l'homme. Que le dieu relève de l'absolu, chacun l'accordera. Qu 'il relève aussi de la raison, c'est l'exigence de la philosophie dès lors qu'elle s'engage à en penser le concept. Le dieu est donc l'altérité absolue de la révélation et son essence, la solution de sa contradiction subjective. Il est celui qui se révèle, l'homme étant le destinataire de la révélation celle-ci se faisant par la métonymie prophétique. Or le dieu ainsi conçu et pensé n'est autre, avec sa raison, que le Dieu trinitaire du christianisme. Comme Hegel l'avait déjà parfaitement envisagé, de manière certes simplement formelle."
JURANVILLE, PHER, 2019

DESTIN, Histoire, Election, Tragédie, LACAN

Le destin est toujours synonyme d'inégalité, entre l'élu d'une part et l'Autre d'autre part qui lui adresse son destin. Le héros tragique, à ce titre, est bien l'incarnation d'une contradiction essentielle, dont la résolution marque l'impossibilité d'échapper au "destin "; mais il s'agit là d'une destinée mythologique. Alors que dans le destin véritable, existentiel, le héros prend conscience d'une autre impossibilité, celle d'échapper à l'Histoire. Le destin mythologique, dictant ce qui doit être de toute éternité, fait du héros une victime (de là la conception commune, populaire, du destin, qui l'assimile à la fatalité et notamment à la mort accidentelle). Le héros historique, lui, se trouve confronté à une finitude autrement radicale, car il a à re-constituer une identité, que certes l'Autre lui destine, mais qui dépend entièrement de son oeuvre et finalement de son histoire personnelle, censée changer l'Histoire universelle. Les pensées de l'existence, de Kierkegaard à Heidegger, si elles reconnaissent le caractère essentiel d'un tel destin, non pas comme prédestination mais ouverture à l'imprévisible réel, excluent en général toute possibilité de mener à terme l'oeuvre historique, d'obtenir la reconnaissance, et donc d'accomplir le destin. S'il n'est pas nécessairement voué au sacrifice, le héros ne peut rencontrer que l'échec, comme si l'élection (et la grâce) n'était finalement que tromperie. Et dans la conception psychanalytique, le sujet sait bien qu'il y va de son destin à se confronter au grand Autre, à l'inconscient, et il saura que son symptôme n'était qu'une expression du refus d'affronter le destin ; et cependant, là encore, il n'est pas censé dépasser le stade éthique d'une certaine honnêteté envers lui-même et les autres, sans que le savoir du symptôme ne débouche sur un savoir rationnel pur, sur l'oeuvre de l'histoire.


"Mais la pensée de l’existence exclut que le fini puisse alors atteindre à une œuvre objectivement reconnue, et déployer l’histoire où s’obtiendrait une telle reconnaissance. Ainsi pour Heidegger. Mais aussi pour Lacan - l’Autre qu’est le langage, l’Autre qu’est l’inconscient destinant à l’homme son être. Le destin - comme refusé - se manifeste dans les symptômes. Et c’est lui que le patient vient chercher dans la cure. Il ne vient pas le chercher comme quelque chose de déjà déterminé, qu’il n’y aurait qu’à recueillir. Cela, c’est la conception mythologique du destin - Œdipe devant nier son père et épouser sa mère, Napoléon devant l’emporter à Austerlitz et être battu à Waterloo. Il vient le chercher comme quelque chose à re-constituer imprévisiblement. Il y a certes, avec l’inconscient, une nécessité dans cette re-constitution, des moments nécessaires de l’histoire et de l’œuvre. Mais Lacan refuse de poser dans un savoir rationnel pur cette nécessité de toute œuvre et de toute histoire, du destin. Or, à refuser un tel savoir, ne retombe-t-on pas, socialement, pour ce qu’il en est du fini, dans la conception courante, où il n’est que le jouet du destin ?"
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

DESTIN, Question, Peur, Singularité

Celui qui pose la question essentielle présuppose avoir reçu de l'Autre les conditions de son autonomie pour s'engager dans la quête du savoir et de l'œuvre reconnue. Qu’est-ce qui lui fait donner une vérité objective à la peur et dépasser le tragique pour instituer un monde juste ? Le destin. Car la loi qui appelle le fini à l’autonomie est d’abord rejetée par le monde social ; il faut alors la reconstituer contre les autres et pour les autres. Cela suppose de s’établir dans sa singularité et d’en donner vérité - définition même du destin.


"Une telle vérité de la singularité définit le destin. C’est donc le destin, thème majeur à nouveau chez Heidegger, qui « met en question » le sujet, au sens, en fait, de le mettre « dans la question », et de le conduire jusqu’au terme de cette question. Destin qui est ainsi ce qui fait peur, ce qui cause la peur, quand la question en est l’acte."
JURANVILLE, JEU, 2000

DESTIN, Election, Histoire, Autre

Avoir un destin" n'implique pas d'être "prédestiné à" par quelque puissance ayant décidé de notre sort, cela implique plutôt d'assumer l'élection offerte par l'Autre, car si pareille élection est offerte à tous et sans préférence a priori, elle n'est accueillie que par quelques uns (c'est en ce sens que l'on "choisit", ou non, son destin). Mais la dimension du destin n'est pas seulement personnelle, elle est surtout historique ; afin que le destin soit accompli, il est nécessaire que l'élection soit reconnue par tous, par le peuple tout entier. L'élu est soutenu par sa foi en pareil accomplissement, à travers son oeuvre, grâce à quoi il communique l'élection à tout autre "destiné" à mener son oeuvre propre.


"Nul ne peut avoir de destin s’il n’assume pas l’élection. Et tous n’assumeront pas effectivement l’élection. Mais d’une part ce destin a été, de même que l’élection, offert à tous. Le destin (au sens de l’Autre qui destine) appelle chacun à son destin (au sens de ce qui lui est destiné, et à quoi il est destiné). Pas plus qu’il n’y a, dans l’élection, de préférence, il n’y a, dans le destin, de prédestination. Et d’autre part le destin de ceux qui se sont engagés dans leur destin ne s’accomplirait pas, si n’était pas reconnu de tous, dans le monde juste, que chacun a reçu toutes les conditions d’un tel destin. Si le destin n’était pas alors posé comme celui du peuple tout entier – à partir de quoi tel ou tel entre effectivement dans son destin. Le destin est ainsi toujours celui de l’histoire."
JURANVILLE, JEU, 2000