RELIGION, Névrose, Demande, Dieu

La relation religieuse traditionnelle, qui fait de Dieu l'Autre absolu du désir, s'effectue dans la névrose, parce qu'elle est essentiellement demande, et demande d'amour. Seulement le Père, dans le désir, est celui dont il faut souffrir l'absence - ainsi le Christ dans la Passion. C'est pourquoi la démarche philosophique, parce qu'elle est rupture historique, doit partir du doute radical et donc de l'athéisme - quand bien même elle parviendrait (et elle y parvient, par la spéculation) à réinstaurer l'existence de Dieu et le rôle historique de la religion. Ce n'est que dans le travail de la sublimation que le don d'amour devient effectif, qu'apparaît à nouveau le Visage, et que Dieu apparaît dans ce Visage (pour parler comme Levinas).


"Il y a dans toute religion la présence de la névrose. Prendre le Nom-du-Père comme un nom, et faire appel au Père, lui adresser la demande, c’est entrer dans la religion comme névrose. Le Nom-du-Père, dira Lacan, est symptôme. Mais en ce sens précis d’être utilisé pour appeler et demander. Demander à l’Autre son amour, le don de son amour, c’est déjà le haïr (le surmoi, dit Lacan, est haine de Dieu)... La relation religieuse traditionnelle, où Dieu est l’Autre du désir, doit s’effacer, parce qu’en elle se mêlent névrose et sublimation."
JURANVILLE, LPH, 1984

VERITE, Signifiant, Infini, Dieu

La vérité "totale" du signifiant "pur" signifie que dans l'ordre du signifiant, un acte d'anticipation créateur, ayant valeur de vérité, est toujours possible ; même si elle est partielle ou finie chez l'homme, cette vérité totale doit être supposée également infinie, ce qui renvoie au Dieu de la religion. Il n'y aurait pas de religion, à proprement parler, sans la présence du signifiant pur qui suppose une relation essentielle de l'homme à l'Autre comme tel, c'est-à-dire Dieu. Encore ne faut-il pas confondre cet Infini avec l'Autre impliqué dans le désir, soit comme Autre réel (la Chose castrée, ou l'objet maternel) soit comme Autre symbolique (que vient incarner le Nom-du-Père, inconsistant en dehors de la référence qui y est faite par la mère) : seul l'Autre du signifiant appartient à l'infini.


"La vérité totale du signifiant pur se produit elle-même, elle est acte d’anticipation créateur et en ce sens cause de soi. D’où il résulte qu’il doit exister une vérité totale infinie, qui est Dieu même. Et que, présente en l’homme malgré l’interruption, la vérité totale doit venir en lui, où elle est finie, de la vérité totale infinie de Dieu. Ce Dieu du signifiant pur est le Dieu de la religion. La religion suppose en effet une relation essentielle de l’homme à l’Autre, à Dieu. Pour la métaphysique une telle relation essentielle est inconcevable. Dieu, en tant que le modèle pour l’homme, est l’absolu qui se suffit, l’étant qui est absolument maître du monde comme sien. Ce n’est qu’en concevant le signifiant pur qu’on peut déterminer, en deçà du monde, l’unité subjective d’un étant. Cette unité subjective est jouissance à la jouissance comme sienne, jouissance absolue. Ce qui caractérise le Dieu de la religion. Le signifiant pur permet seul de penser une relation essentielle de l’homme qui soit relation à l’Autre. Sans une telle relation il n’y a pas de religion."
JURANVILLE, LPH, 1984

DIEU, Existence, Trinité, Preuve, DESCARTES

Que découvre le philosophe, lorsque qu'il pose l'inconscient en plus de poser l'existence ? et que découvre le patient, après avoir accompli jusqu'au bout le travail de la cure ? Dans les deux cas, c'est l'existence de Dieu qui est révélée, mais précisément Dieu comme inconscient. C'est la condition pour que le savoir philosophique, le savoir rationnel pur, devienne universellement reconnu ; car il ne fait que confirmer, et vérifier alors le savoir religieux de la Révélation. Et c'est la condition pour que le savoir religieux lui-même apparaisse dans sa rationalité pure, en l'occurrence trinitaire. La vérité de l'existence n'est autre que celle de la Trinité comprise comme Relation, puissance de l'Un absolu de se rapporter à l'Autre comme un autre Soi également absolu (c'est l'engendrement du Fils par le Père), c'est-à-dire comme une autre Personne mais non une autre substance (le Fils est également Dieu). Le Fils quant à lui existe dans sa relation au Tiers qu'est l'Esprit saint (tout aussi divin, quoique tourné vers l'Homme). Aux trois Personnes correspondent les trois preuves de l'existence divine, telles que les a formulées Descartes, toutes trois reposant sur l'idée de perfection. D'abord la preuve par la causa sui (ou « deuxième » preuve par les effets selon Martial Guéroult) se rapporte au Père : elle stipule que si la créature possède pareille idée de perfection, il est manifeste qu'elle même n'est point parfaite ; or si elle était cause de sa propre existence, elle n'aurait pas manqué de s'octroyer toutes les perfections, ce qui implique qu'elle doit son existence à un être extérieur effectivement parfait, capable de se donner à lui-même sa propre existence, soit le Créateur ou Dieu le Père. Ensuite la preuve par l'idée d'infini (ou « première » preuve par les effets selon Guéroult) ne fait que reprendre cette implication au niveau de la logique interne de l'esprit humain, et se rapporte comme telle au Fils : en effet si l'homme possède l'idée d'un être infiniment parfait, il ne saurait être lui-même à l'origine de cette idée, pareille idée ne pouvant être conçue par un esprit fini et imparfait : elle lui a donc été communiquée par un esprit lui-même parfait, celui d'un Dieu Révélateur, soit le Verbe ou Fils de Dieu. Enfin la preuve dite "ontologique" reprend cette implication à un niveau seulement abstrait en apparence, qui se rapporte à l'Esprit saint : en effet l'idée de perfection implique nécessairement l'existence, puisque c'est une plus grande perfection d'exister plutôt que le contraire ; cette preuve exprime la vérité éthique selon laquelle il est meilleur, pour l'humain, de vouloir l'existence (entendre de s'ouvrir à son Autre) plutôt que l'inverse (entendre : se replier sur soi), car il participe alors à la vie divine, à quoi l'engage précisément l'Esprit rédempteur, tout aussi divin que le Père et le Fils. (L'humain cherchera sans doute à en tirer l'idée - fausse - de sa propre divinité, et se repliera fatalement sur son intérêt exclusif, au lieu de prendre en compte, dans l'éthique, l'ensemble de la création.)


"Vérité rationnelle et trinitaire qui, d'une part, découle de la détermination de l'être en Dieu comme existence absolue, et plus précisément absolument absolue, c'est-à-dire comme identité originelle s'effaçant comme telle en s'ouvrant à son Autre et devant se reconstituer à partir de ce qui, imprévisiblement, viendra de cet Autre. C'est ainsi que, dans le cadre de l'essence ex-sistante, l'Un primordial s'ouvre vers son Autre en le produisant nécessairement à partir de soi comme un autre soi, semblable à soi, en l'engendrant (c'est le Deux). Et que le Un et le Deux se retrouvent dans un mouvement encore d'existence absolue non pas l'un vers l'autre (c'est déjà fait pour le Un, ce serait fermeture pour le Deux), mais vers un autre Autre à venir (c'est le Trois). Père, Fils, Esprit. La Trinité du Dieu chrétien. Le Oui, le Non et le Et, dans le mouvement existentiel selon Rosenzweig. N'en disons pas plus ici et citons simplement saint Augustin quant à la relation du Père et du Fils, sans que soit évoqué par lui le terme d'existence : « Même si le Père et le Fils sont deux choses différentes, il ne s'agit pas là d'une substance différente, puisque ce n'est pas selon la substance qu'ils sont appelés ainsi, mais selon la relation, sans pourtant que la relation soit un accident puisqu'elle n'est pas muable »."
JURANVILLE, PHER, 2019

DIEU, Existence, Finitude, Conditions, KIERKEGAARD

Pour Kierkegaard l'existence est envisagée comme essentielle en tant que radicalement finie, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes. En outre la finitude est radicale parce qu'elle n'est pas une faiblesse, un simple défaut dans le bien, mais un désir du mal pour le mal, un péché. L'acceptation de ce paradoxe ne se fait qu'en entrant dans la "sphère religieuse" où l'on reconnait en l'Autre absolu le siège unique de la vérité, et corollairement en soi-même le siège du péché, de la non-vérité. Or l'homme ne pourrait se rapporter ainsi à l'existence et s'ouvrir à la vérité s'il n'en recevait pas de l'Autre toutes les conditions, à commencer par la grâce : l'Autre se soustrait lui-même de la relation de maîtrise, de soumission fascinatoire dans laquelle le fini voudrait l'enfermer et s'enfermer avec lui, et bien plus il transmet au fini cette disposition à s'ouvrir à l'Autre et à donner lui-même sa grâce. Là réside l'opposition radicale entre l'Autre absolu faux du paganisme et l'Autre absolu vrai de la révélation. Le Dieu vrai du christianisme n'accorde pas seulement sa grâce au fini, mais également le moyen de fixer pour lui la vérité, de se l'approprier, c'est-à-dire d'accomplir son oeuvre et de devenir individu sur le modèle de l'Unique : cette condition est la foi, tout autre chose par conséquent qu'un simple sentiment immédiat d'union avec Dieu. Modèle pour le fini, le Christ l'est enfin et encore s'agissant de se préparer à oeuvrer, non plus à s'abaisser mais cette fois à s'élever pour le bien de l'humanité : ce qui s'appelle l'élection, ou encore "rendre grâce" puisqu'à travers son oeuvre le fini offre à tout Autre, rend d'une certaine manière, la grâce qu'il avait reçue.

Ainsi s'explique la faute et le péché originel de l'homme - finitude radicale selon Juranville - qui consiste à avoir douté de l'Autre, ne pas avoir reconnu ces conditions toujours déjà données, et finalement perdues par lui ; c'est d'avoir fait le choix (sous la pression sociale, mais choix quand-même) d'une protection facile monnayée sacrificiellement avec de faux maîtres ou de faux dieux ; ce qui l'explique est donc l'angoisse face à l'incertitude de l'existence. L'oeuvre consiste en un savoir qui, cette fois, vaudra comme "apprentissage véritable de l'angoisse" comme le dit Kierkegaard. Or pour ce dernier, si le Christ avait ce savoir, que nul ne lui avait enseigné, c'est parce qu'il était lui-même la vérité. Ce qui ne sera jamais le cas du fini, par définition, et Kierkegaard exclut que celui-ci parvienne jamais, par ses propres moyens, à un savoir vrai absolu, un savoir absolu (philosophique) de l'existence. L'impossibilité d'un savoir de l'existence tient au point de vue subjectiviste de Kierkegaard pour qui l'existence est le problème de l'homme, nullement celui de Dieu : « Dieu ne pense pas, il crée ; Dieu n'existe pas, il est éternel ».


"Il y a certes un savoir qui réside dans l'appropriation de cette vérité, de cette vérité révélée selon laquelle l'homme est appelé à accepter et aimer son existence, malgré et avec sa finitude, en l'occurrence l'incertitude objective. Un savoir qui est « l'apprentissage véritable de l'angoisse » laquelle est « condition préalable du péché originel et moyen rétrograde d'en expliquer l'origine » . Un savoir qu'a par excellence le Christ parce qu'il est lui-même la vérité. Le Christ n 'aurait jamais su la vérité s'il ne l'avait été, et nul ne sait de la vérité plus qu'il n'en exprime dans sa vie », ECh, 182). Un savoir que l'homme tend à fuir dans le péché. Mais Kierkegaard exclut que ce savoir puisse se poser comme tel et devenir un savoir proprement philosophique. – Le Dieu de la révélation ne peut dès lors nullement être l'objet d'un savoir philosophique. Le Dieu de la révélation ne peut même pas être posé comme existant, au sens de l'existence absolue (où la contradiction est d'emblée voulue, comme dans la Création divine) « Dieu ne pense pas, il crée ; Dieu n'existe pas, il est éternel », dit Kierkegaard dans une célèbre formule provocante. « L'homme pense et existe, et l'existence sépare la pensée et l'être, les tient distants l'un de l'autre dans la succession » (PS, 222). Pour Kierkegaard, l'existence véritable est le fait de l'homme seul. La seule rupture alors introduite avec le paganisme reste tout intérieure, le problème étant pour chacun le devenir chrétien."
JURANVILLE, PHER, 2019

DIEU, Etre, Sacré, Paganisme, HEIDEGGER

Heidegger conçoit le sacré à partir de la vérité de l’être, où celui-ci en même temps se révèle et se retire devant l’homme. Dans cet espace du sacré advient la Divinité, incarnée par l’homme lorsqu’il s’élève à l’être, ou par l'"extraordinaire" de l’œuvre. C’est là qu’est censé apparaître le "Dieu nouveau", dont Hölderlin disait que "lui seul peut nous sauver", en offrant un modèle inédit (éventuellement proche du Bouddhisme mais échappant aux catégories du monothéisme et du polythéisme), dont les aspects pluriels seraient directement en rapport avec "la richesse initiale des fondements" assure Heidegger. En tout cas, si ce dernier refuse l’idolâtrie, il ignore la nécessité de la révélation judéo-chrétienne et sa conception du sacré conserve les principaux aspects du paganisme, dont la logique sacrificielle (que la philosophie combat depuis toujours) puisque "chaque étant est sacrifié à l'être, et c'est seulement de là que l'étant comme tel reçoit sa vérité" (Heidegger).


"En fait Heidegger, comme Nietzsche, s'arrête au paganisme. A ce paganisme que la philosophie combat depuis son commencement - car il n'y a pas, quoi qu'en dise Alexandre Kojève, de philosophie païenne. A ce paganisme que Socrate a voulu dissoudre par la catégorie de l'individu, dit Kierkegaard. Dont Heidegger a repris les analyses sur l'existence. Mais sans partir comme lui de la révélation chrétienne. Et donc en en restant à la détermination de l'Autre absolu telle qu'elle apparaît à la philosophie tant que celle-ci n'a pas découvert la nécessité, pour elle, de la révélation judéo-chrétienne."
JURANVILLE, UJC, 2021

DIEU, Cause, Temps, Preuve, DESCARTES

On trouve chez Descartes trois preuves de l'existence de Dieu. La première est la preuve ontologique : imaginaire, ou circulaire, elle présuppose cela même qu'elle cherche à établir, soit la consistance du savoir. La second est la preuve par l'idée d'infini : celle-ci s'avère plus radicale car elle doit franchir le cap du doute hyperbolique et l'hypothèse de la folie. Elle se situe au plan symbolique : quoi qu'il arrive, l'homme pense, et parmi ses idées (le système du symbolique pour Lacan) se trouve l'idée d'infini (le Nom-du-Père qui relie le symbolique au réel). Mais la seule qui puisse établir la consistance de Dieu en dehors de la relation à l'homme est la preuve par la "cause de soi".  Pour Juranville elle se situe au niveau de la consistance du signifiant pur, qui implique un temps réel. S'agissant d'expliquer comment la substance humaine finie peut perdurer dans l'être, il n'est besoin que d'invoquer le concours de la substance divine infinie, mais encore faut-il supposer que celle-ci soit pleinement cause d'elle-même, et c'est bien ce que fait Descartes, ne confondant nullement à ce stade la cause avec la raison et ses enchaînements. Comme avec le cogito, au plan humain, il y a rupture avec la temporalité mondaine.


"1) En maintenant l’idée d’une substance en l’homme, Descartes dit ce que dit aussi la théorie du signifiant – il y a en l’homme même une vérité totale du signifiant pur, qui en tant que telle se produit elle-même, qui est d’une certaine façon cause de soi (ce qu’on retrouvera dans la liberté, comme chez Descartes), même s’il faut la vérité totale infinie en Dieu, pleinement cause de soi , pour que la substance finie soit créée et conservée. 2) Il faut souligner que « cause de soi » n’implique nullement le Dieu de la métaphysique. Heidegger dit au contraire : « Comment Dieu entre-t-il dans la philosophie ?… L’être de l’étant, au sens de fond, ne peut être conçu, si l’on veut aller au fond, que comme causa sui . C’est là nommer le concept métaphysique de Dieu ». Mais la confusion de la cause et de la raison, certaine pour Spinoza qui ouvre l’ Éthique en affirmant : « Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence », n’est pas absolument vraie pour Descartes, malgré des formules comme causa sive ratio. Cause n’est pas fondement ou raison, la cause suppose un temps réel qui rompt avec le monde (cf. ce que dit Lacan que l’inconscient est de l’ordre de la cause). Or toute la problématique de Descartes est supportée par l’idée de la discontinuité du temps et de l’instant. La certitude du « Je suis, j’existe » est ponctuelle."
JURANVILLE, LPH, 1984

DIEU, Autrui, Absolu, Raison, LEVINAS

D'un côté il y a le dieu abstrait de Heidegger, l'être en tant qu'Autre, qui engage l'homme à se découvrir comme « ex-stase en vue de la vérité de l'être » ; de l'autre côté il y a le dieu de la Révélation, l'absolument Autre qui ne se fait reconnaître, selon Levinas, que dans le visage de l'autre homme « dans la trace de l'Absent absolument révolu ». Même si Levinas peut écrire que « l'absolument Autre, c'est Autrui », il sait bien que le commandement de prioriser Autrui ne vient pas fondamentalement de l'autre homme, mais justement du grand Absent, de l'Absolu divin au-delà de (absous de) toute finitude. Autrui ne possède ce caractère d'unicité, qui lui vaut respect absolu de la part de chacun, que par référence au Dieu lui-même unique. Selon Levinas il faut voir dans le "Tu ne tueras point", « un appel à une responsabilité incessante à l'égard d'autrui, être unique », et cette responsabilité - après la grâce dispensée - est constitutive de l'élection. "Il n'existe pas de conscience morale qui ne soit conscience de l'élection" dit Levinas. La foi, enfin, donne un sens aux actions de chacun en faveur de son Prochain (« Nous ne pensons pas que le sens puisse se passer de Dieu »). En revanche, Levinas n'envisage pas que le sens puisse déboucher sur un savoir rationnel permettant d'instituer effectivement un monde juste ; d'où l'impossibilité qui est faire à ce monde de rendre raison de Dieu, ni de le poser - comme il conviendrait pourtant - comme absolu et raison.


"Mais ce n'est pas parce que le nom de Dieu vient dans le savoir et le discours qu'il peut être légitimement posé dans la raison et comme raison. De là le refus, par Lévinas, de toute preuve de l'existence de Dieu. Comme Rosenzweig, il montre ce Dieu appelant les hommes à instituer, contre le paganisme, un monde juste. Mais pas plus que Rosenzweig il ne considère qu’un tel monde puisse être posé réellement, c’est-à-dire rationnellement juste ; que ce monde puisse rendre raison de ce Dieu, lui rendre la raison que ce Dieu aurait donnée aux hommes ; que ces derniers puissent le poser comme absolu et en même temps raison."
JURANVILLE, PHER, 2019

DIEU, Raison, Absolu, Individu

Dieu n'est pas seulement l'altérité absolue de la révélation et son essence, il doit également être posé par la philosophie, si elle veut pouvoir le penser conceptuellement, comme l'absolu de la raison. Raison et absolu est donc ce qui définit Dieu. L'homme, destinataire de la révélation, destiné à devenir individu, doit d'abord poser la raison dans son absolu (en Dieu), s'il veut pouvoir reconstituer, peu à peu, toute vérité à partir de soi. Il semble vain de se prétendre un tel individu si l'on ne fait que supposer la raison en soi, car alors cette raison ne peut que se révéler impuissante à régler les affaires du monde.


"Raison et absolu, cela définit le dieu, le Dieu qui se révèle tel que la philosophie peut en former le concept de même que raison et finitude définissaient l'homme. Que le dieu relève de l'absolu, chacun l'accordera. Qu 'il relève aussi de la raison, c'est l'exigence de la philosophie dès lors qu'elle s'engage à en penser le concept. Le dieu est donc l'altérité absolue de la révélation et son essence, la solution de sa contradiction subjective. Il est celui qui se révèle, l'homme étant le destinataire de la révélation celle-ci se faisant par la métonymie prophétique. Or le dieu ainsi conçu et pensé n'est autre, avec sa raison, que le Dieu trinitaire du christianisme. Comme Hegel l'avait déjà parfaitement envisagé, de manière certes simplement formelle."
JURANVILLE, PHER, 2019

DESTIN, Histoire, Election, Tragédie, LACAN

Le destin est toujours synonyme d'inégalité, entre l'élu d'une part et l'Autre d'autre part qui lui adresse son destin. Le héros tragique, à ce titre, est bien l'incarnation d'une contradiction essentielle, dont la résolution marque l'impossibilité d'échapper au "destin "; mais il s'agit là d'une destinée mythologique. Alors que dans le destin véritable, existentiel, le héros prend conscience d'une autre impossibilité, celle d'échapper à l'Histoire. Le destin mythologique, dictant ce qui doit être de toute éternité, fait du héros une victime (de là la conception commune, populaire, du destin, qui l'assimile à la fatalité et notamment à la mort accidentelle). Le héros historique, lui, se trouve confronté à une finitude autrement radicale, car il a à re-constituer une identité, que certes l'Autre lui destine, mais qui dépend entièrement de son oeuvre et finalement de son histoire personnelle, censée changer l'Histoire universelle. Les pensées de l'existence, de Kierkegaard à Heidegger, si elles reconnaissent le caractère essentiel d'un tel destin, non pas comme prédestination mais ouverture à l'imprévisible réel, excluent en général toute possibilité de mener à terme l'oeuvre historique, d'obtenir la reconnaissance, et donc d'accomplir le destin. S'il n'est pas nécessairement voué au sacrifice, le héros ne peut rencontrer que l'échec, comme si l'élection (et la grâce) n'était finalement que tromperie. Et dans la conception psychanalytique, le sujet sait bien qu'il y va de son destin à se confronter au grand Autre, à l'inconscient, et il saura que son symptôme n'était qu'une expression du refus d'affronter le destin ; et cependant, là encore, il n'est pas censé dépasser le stade éthique d'une certaine honnêteté envers lui-même et les autres, sans que le savoir du symptôme ne débouche sur un savoir rationnel pur, sur l'oeuvre de l'histoire.


"Mais la pensée de l’existence exclut que le fini puisse alors atteindre à une œuvre objectivement reconnue, et déployer l’histoire où s’obtiendrait une telle reconnaissance. Ainsi pour Heidegger. Mais aussi pour Lacan - l’Autre qu’est le langage, l’Autre qu’est l’inconscient destinant à l’homme son être. Le destin - comme refusé - se manifeste dans les symptômes. Et c’est lui que le patient vient chercher dans la cure. Il ne vient pas le chercher comme quelque chose de déjà déterminé, qu’il n’y aurait qu’à recueillir. Cela, c’est la conception mythologique du destin - Œdipe devant nier son père et épouser sa mère, Napoléon devant l’emporter à Austerlitz et être battu à Waterloo. Il vient le chercher comme quelque chose à re-constituer imprévisiblement. Il y a certes, avec l’inconscient, une nécessité dans cette re-constitution, des moments nécessaires de l’histoire et de l’œuvre. Mais Lacan refuse de poser dans un savoir rationnel pur cette nécessité de toute œuvre et de toute histoire, du destin. Or, à refuser un tel savoir, ne retombe-t-on pas, socialement, pour ce qu’il en est du fini, dans la conception courante, où il n’est que le jouet du destin ?"
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

DESTIN, Question, Peur, Singularité

Celui qui pose la question essentielle présuppose avoir reçu de l'Autre les conditions de son autonomie pour s'engager dans la quête du savoir et de l'œuvre reconnue. Qu’est-ce qui lui fait donner une vérité objective à la peur et dépasser le tragique pour instituer un monde juste ? Le destin. Car la loi qui appelle le fini à l’autonomie est d’abord rejetée par le monde social ; il faut alors la reconstituer contre les autres et pour les autres. Cela suppose de s’établir dans sa singularité et d’en donner vérité - définition même du destin.


"Une telle vérité de la singularité définit le destin. C’est donc le destin, thème majeur à nouveau chez Heidegger, qui « met en question » le sujet, au sens, en fait, de le mettre « dans la question », et de le conduire jusqu’au terme de cette question. Destin qui est ainsi ce qui fait peur, ce qui cause la peur, quand la question en est l’acte."
JURANVILLE, JEU, 2000

DESTIN, Election, Histoire, Autre

Avoir un destin" n'implique pas d'être "prédestiné à" par quelque puissance ayant décidé de notre sort, cela implique plutôt d'assumer l'élection offerte par l'Autre, car si pareille élection est offerte à tous et sans préférence a priori, elle n'est accueillie que par quelques uns (c'est en ce sens que l'on "choisit", ou non, son destin). Mais la dimension du destin n'est pas seulement personnelle, elle est surtout historique ; afin que le destin soit accompli, il est nécessaire que l'élection soit reconnue par tous, par le peuple tout entier. L'élu est soutenu par sa foi en pareil accomplissement, à travers son oeuvre, grâce à quoi il communique l'élection à tout autre "destiné" à mener son oeuvre propre.


"Nul ne peut avoir de destin s’il n’assume pas l’élection. Et tous n’assumeront pas effectivement l’élection. Mais d’une part ce destin a été, de même que l’élection, offert à tous. Le destin (au sens de l’Autre qui destine) appelle chacun à son destin (au sens de ce qui lui est destiné, et à quoi il est destiné). Pas plus qu’il n’y a, dans l’élection, de préférence, il n’y a, dans le destin, de prédestination. Et d’autre part le destin de ceux qui se sont engagés dans leur destin ne s’accomplirait pas, si n’était pas reconnu de tous, dans le monde juste, que chacun a reçu toutes les conditions d’un tel destin. Si le destin n’était pas alors posé comme celui du peuple tout entier – à partir de quoi tel ou tel entre effectivement dans son destin. Le destin est ainsi toujours celui de l’histoire."
JURANVILLE, JEU, 2000

DESIR, Souffrance, Jouissance, Sujet, LACAN

Le sujet du désir, comme sub-jectum, est marqué par la souffrance qui est négativité du temps, face à la jouissance qui est positivité du temps. Au départ, le sujet se constitue comme trait unaire, puis comme cette page blanche - pure surface - sur laquelle viennent (ou ne viennent pas : d'où la souffrance) s'inscrire les signifiants. Le sujet souffre parce que, néanmoins, il résiste et consiste dans une forme de jouissance qui tient au signifiant phallique, qui le fait ek-sister comme sujet du désir. « Ce qui est de l’ex-sistence se métaphorise de la jouissance phallique » dit très bien Lacan.


"Le sujet est peau écartelée, tendue entre des pieux, et qui de temps en temps résonne (c’est cette résonance du corps que la poésie provoque, selon Lacan). Il souffre parce que le signifiant ne vient pas, mais aussi parce qu’il peut venir, parce qu’il est venu. Souffrir est épreuve du temps dans sa négativité, comme jouir épreuve du temps dans sa positivité. On souffre parce qu’on « consiste » malgré le mal... « Douleur d’exister », dit simplement Lacan. C’est le vide du monde pour autant qu’il ne se dépasse ici dans aucun visage, mais dans l’Autre sans visage qui ex-siste absolument. Le corps parlant et désirant est trait unaire, symbole tracé par l’Autre sur la page illimitée du monde. Mais en tant que lui-même est aussi cette page, il reçoit la marque signifiante, qui reste comme trace de la jouissance et lui en assure le retour, lorsqu’à l’offre de son désir un Autre apparaîtra qui réponde."
JURANVILLE, 1984, LPH

DESIR, Sujet, Vérité, Parole

Selon la théorie de l'inconscient, le sujet du désir s'assimile au sujet de l'énonciation ; il ne se révèle que dans l'acte de la parole et n'est assujetti qu'aux lois de la parole, c'est-à-dire à l'Autre et à son désir. Il y a donc une vérité à conquérir, notamment dans la cure, mais seulement une vérité partielle : aucune réalisation totale, aucune maîtrise liée à ce désir n'est envisageable. Si le désir du sujet dépend de l'Autre, il est constamment menacé par la pulsion de mort, qui n'est rien que la négation et le renoncement au désir. La vérité partielle de la psychanalyse (celle de l'inconscient) s'oppose à tout finalisme, même si elle s'oppose également au finalisme partiel (limité au plaisir ou au bonheur) de l'utilitarisme, pour lequel il n'y a pas de vérité au niveau de l'inconscient. Même quand il admet (plus ou moins) l'inconscient, l'utilitarisme n'assigne à la thérapie que le recouvrement des capacités à se plier aux injonctions sociales les plus communes, interprétées par le patient comme ses désirs les plus personnels.


"Avec l’hypothèse de l’inconscient, le débat se limite à l’opposition d’une conception où l’inconscient n’est pas le plan de la vérité du sujet parce qu’il n’y a pas de vérité (l’empirisme), et d’une autre conception où l’inconscient contient la vérité du sujet, mais comme vérité partielle : il y a alors nécessaire présence de la pulsion de mort, et en ce cas le finalisme n’est plus possible. Si l’on s’en tient donc au finalisme utilitariste, l’image proposée dans la cure analytique est bien celle d’un homme qui, libéré de toute demande, poursuit la satisfaction de besoins multipliés."
JURANVILLE, 1984, LPH

DESIR, Sexualité, Pulsion de mort, Phallus

Le désir, quelque soit la nature de l'objet qu'on lui assigne, ne se conçoit qu'en corrélation avec trois réalités psychiques fondamentales : d'une part la pulsion de mort, qui traduit pour la psychanalyse ce que les philosophes appellent la finitude radicale, et la religion le péché, soit le refus d'assumer le manque en général ; d'autre part le phallicisme qui est, pour tout sujet parlant, le mode d'identification permettant l'accès au désir ; et enfin la jouissance comme finalité du désir, qui est à distinguer formellement du plaisir. Or la pulsion de mort comme tendance à la répétition reste le fond commun des pulsions partielles, lesquelles se caractérisent comme sexuelles en ceci qu'elles mobilisent d'une façon ou d'une autre le signifiant phallus. C'est pourquoi il est légitime de caractériser le désir comme sexuel. Ceci est l'apport majeur de la psychanalyse.


"Le désir est désir sexuel. Bien sûr, comme désir, il a un objet absolu qui n’a rien à faire avec la sexualité. Mais la sexualité trouve son principe dès l’émergence de la pulsion de mort, qui fait le fond ensuite de tout ce qui pourra apparaître du désir. Sexualité alors dans les pulsions partielles. C’est celle que les analyses freudiennes ont mise en évidence. Mais plus radicalement pour Lacan, sexualité dans la jouissance sexuelle, dont Freud n’a jamais fait un thème de sa pensée."
JURANVILLE, 1984, LPH

SAVOIR, Grâce, Désir, Non-savoir, LACAN, SOCRATE

Lacan reconnait que le désir du psychanalyste se rapproche du désir de Socrate, à savoir justement transmettre un désir plutôt qu'un savoir ; et qu'il s'agit d'incarner plutôt le non-savoir, en se retirant (provisoirement) du jeu comme sujet du désir pour s'en faire l'objet ; et Lacan reconnaît qu'il s'agit de la grâce commune du psychanalyste et de Socrate. Mais il rejette (légitimement) la possibilité, pour le psychanalyste, d'un savoir qui se saurait, alors qu'on ne peut pas l'exclure sans se contredire s'agissant du philosophe. Il rejette aussi (cette fois injustement) toute possibilité, pour le discours philosophique, de justifier la rationalité du discours psychanalytique.


"Lacan sait bien que le discours psychanalytique, qui ne peut pas lui-même justifier sa présence dans l'actuel monde social, est menacé et qu'il aurait besoin d'une justification et confirmation. Le discours psychanalytique ouvre en effet à l'existant l'espace pour devenir individu véritable. Pour s'affronter à la finitude de l'humain, s'arracher aux modèles sociaux traditionnels, rompre avec l'entraînement vers le paganisme. Déjà Socrate au commencement de l'histoire ouvrait cet espace, quand, à son interlocuteur venu chercher auprès de lui le savoir, il répondait que lui-même ne sait pas; que chacun a toujours déjà en soi, par la présence de l'idée, la vérité; qu'il faut la faire revenir par un travail de réminiscence; et que le savoir en résultera. Grâce de Socrate par son affirmation de non-savoir (alors qu'il sait, mais c'est parce qu'il a laissé travailler en lui le non-savoir)."
JURANVILLE, UJC, 2021

DESIR, Reconnaissance, Autre, Sujet, LACAN

Pour Lacan le langage ne sert pas essentiellement à communiquer, mais, comme effet du signifiant, à produire la signification ; c'est seulement dans l'imaginaire que l'on peut prétendre "communiquer". De même le désir n'est pas conditionné à une quelconque "reconnaissance", bien que ce thème apparaisse chez Lacan à la suite de Hegel, il est de l'ordre de la signifiance. La reconnaissance, si l'on veut, se fait originellement en l'Autre comme lieu du signifiant, et du fait de son propre désir, sans lequel il n'y aurait aucune constitution d'un sujet ; la signification est alors adressée au sujet, après quoi celui-ci peut se faire à son tour signifiant pour l'Autre, c'est-à-dire désirant - en tant que sujet castré. Il ne peut donc pas y avoir de désir de reconnaissance, puisque celle-ci a déjà eu lieu, mais seulement névrotiquement une demande de reconnaissance. En fait de reconnaissance, le désir se constitue d’abord comme désir de l’Autre, puis désir du désir de l’Autre, enfin désir d’être signifiant pour son désir.


"Hegel parle sans doute du désir comme étant essentiellement désir de reconnaissance, mais pareille thèse est absurde dans la perspective de Lacan. Le désir de reconnaissance n’existe pas, il n’y a jamais lacaniennement qu’une demande de reconnaissance. Au niveau du désir, il y a une reconnaissance primordiale, inscrite dans les moments logiques de la parole avec l’émergence du signifié et la constitution du sujet. Celui qui apparaîtra comme sujet, tout désirant qu’il est (et donc marqué par le manque), sera également signifiant pour l’Autre. Reconnaissance qu’on n’a pas à désirer."
JURANVILLE, 1984, LPH

DESIR, Temps, Pulsion, Réel

Si l'on appréhende l'articulation signifiante en terme de temporalité, il semble clair que les trois dimensions du réel, de l'imaginaire et du symbolique correspondent à trois modes de temporalité distincts. A partir de là une différence fondamentale entre la pulsion et le désir se fait jour. Le désir se caractérise comme le temps réel : surgissement imprévisible du sens, depuis la Chose en tant qu'elle parle. La pulsion, elle, substitue l'objet à la Chose, le petit (a) à l'Autre réel. Mais dans cette temporalité, rien ne change vraiment ; tout ce qui est désirable, tout ce qui peut advenir étant anticipable, cela caractérise le temps imaginaire. Mais par ailleurs le mouvement pulsionnel ne se soutient que d'une coupure temporelle, qui est pure articulation formelle : ici apparaît la dimension proprement symbolique de la pulsion. A ce titre le symbolique n'est jamais qu'une dimension de l'articulation signifiante où le réel n'a aucune part, où le temps se ramène à l'instantané de la coupure.


"Le désir se caractérise par la présence du « temps réel », de ce temps où le sens se constitue. Il n’y a plus de désir si à l’avance est exclu que la plénitude puisse se produire. Mais c’est le cas dans la pulsion : on sait à l’avance que l’objet absolu manque et que dans le temps rien ne se marquera sinon ce manque. En ce sens, ce qui peut advenir est déterminé de manière anticipative. On est donc dans ce que nous avons appelé « temps imaginaire ». Mais d’une façon particulière : la pulsion est mouvement comme le désir et, dans le temps imaginaire, elle introduit la coupure, le pur jeu de l’articulation formelle. Ce qui compte dans la pulsion, ce n’est pas cependant le passage du temps, si l’on entend par là qu’on passe d’un mode d’être à un autre de manière irréversible. Cette articulation formelle rejoint tout à fait ce qu’on a dit à propos du symbolique : le comportement symbolique, qui surgit comme coupure dans le temps, n’en est pas moins déterminable à l’avance dans son contenu, où rien de nouveau n’est apporté. Le symbolique, c’est le signifiant, mais vidé de sa temporalité (soit le réel), et pris dans le jeu de la différence formelle (ce qui exclut aussi l’imaginaire)."
JURANVILLLE, 1984, LPH