METAPHORE, Contradiction, Nomination, Oeuvre

Déployer la métaphore implique de résoudre la contradiction logique entre le terme substitué et celui qui subit la substitution : nulle facilité et nul arbitraire dans ce processus. D'autant moins que, s'agissant de l'homme, de son être, il devra en passer par tous les moments constituants de l'existence afin de recouvrer cette puissance créatrice que, depuis le commencement, sa finitude lui a fait perdre. Par la métaphore, l'homme retrouve la puissance de nommer, et donc d'oeuvrer, jusqu’à reconstituer une identité nouvelle et vraie.

"Comment faire apparaître la métaphore dans toute sa vérité ? Comment prouver qu’elle n’est pas cet « effet du jeu de l’arbitraire subjectif » que dénonçait Hegel ? Par la résolution patiente de la contradiction qu’elle implique entre ses deux termes, celui qui a été substitué et qui est mis en lumière et celui qui a subi la substitution et qui est effacé. Résolution qui fait passer – c’est le déploiement de la métaphore – par tous les moments nécessaires de l’existence en tant qu’elle détermine avant tout l’être de l’homme. Car le nom était à l’origine ce qui fait exister et, de fait, ce qui caractérisait éminemment l’Autre absolu comme principe de toute création. Mais le propre de la finitude de l’homme, c’est d’avoir fait perdre à ce dernier la puissance créatrice du nom. Or la métaphore est ce qui, selon nous, rétablit, pour lui, cette puissance. Dans la mesure néanmoins où il assume l’existence que toujours d’abord il rejette. De là le parcours de toute l’épreuve de la contradiction suscitée par l’initial rejet, jusqu’à la résolution de cette contradiction. Ce parcours est celui de toute oeuvre dans et par laquelle se reconstitue comme nouvelle l’identité et consistance originelle."
JURANVILLE, 2024, PL

METAPHORE, Etre, Rétrospection, Autre

La métaphore, par laquelle le fini reconstitue son identité nouvelle et vraie, suppose bien l'accomplissement d'une oeuvre parvenant, au moins implicitement, à la reconnaissance de tous. Mais pour cela il faut supposer l'intervention de l'Autre absolu d'où provient nécessairement la substitution de l'être. Or celle-ci ne peut surgir, dans son déploiement, qu'après avoir franchi les moments de l'objet et du sujet, selon la structure propre de l'existence. D'où le concept de "métaphore rétrospective", précisément pour ce qui concerne la métaphore de l'être, en tant qu'elle provient de l'Autre absolu : c'est celle-là même qui fut énoncée dans la Bible par l'Autre divin "Je suis ce que je serai", et qui fera travailler, rétrospectivement, l'être humain et notamment - sans qu'il en soit même conscient - le philosophe. Car derrière l'apparente énigme, il ne faut voir que la contradiction, portée par la métaphore, mais dont la solution n'incombe qu'à l'homme, entre l'identité ordinaire (du moi, du peuple, etc.) et l'identité reconstituée vraie.

"Dans le mouvement par lequel se déploie la métaphore, le moment de l’Autre ne peut être atteint – c’est ce qu’implique la structure de l’existence – qu’après que ceux de l’objet et du sujet ont été parcourus. La métaphore de l’être en tant qu’elle vient de l’Autre peut donc travailler d’emblée ce à quoi elle fait subir une substitution, elle ne peut surgir elle-même explicitement qu’en un troisième moment, être en cela une métaphore rétrospective... Métaphore de l’être qui permet selon nous de penser le savoir philosophique, le savoir de l’essentiel. Un tel savoir ne devient, à nos yeux, possible à l’existant que par une intervention de l’Autre absolu, en l’occurrence celle de la Révélation. Où, à Moïse s’apprêtant à dire au peuple d’Israël: « Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous » (Exode, 3, 13), soulignant que ce peuple demandera aussitôt quel est son nom, et priant l’Éternel de lui dire ce nom, celui-ci répond: « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël: “Je suis ce que je serai” m’a envoyé vers vous. » Métonymie, avions-nous dit dans le cadre de la Révélation. Remplacement de l’expression ordinaire « Le Dieu de vos pères » par l’énigmatique « Je suis ce que je serai. » Cette énigme devant être résolue et l’étant dans la signification absolument rationnelle élaborée par le savoir philosophique. Mais, en même temps qu’il y a remplacement (métonymique), il y a substitution (métaphorique). À l’usage ordinaire de la conjugaison du verbe « être » (« Je suis le Dieu de vos pères ») est substitué un usage « intensif », redoublé, en forme de noeud, écrit en caractères gras (« Je suis ce que je serai »), du même mot qui devient absolument signifiant. C’est la métaphore de l’être, qui portera la philosophie dans toute son histoire, mais qui ne sera dégagée expressément qu’en un moment tardif de cette histoire, comme pour toutes les métaphores rétrospectives."
JURANVILLE, 2024, PL

ABANDON, Finitude, Parole, Signifiance

L'abandon se définit comme vérité de la finitude, assentiment donné à cette finitude que l'on éprouve dans la relation à l'Autre, dans l'idée que l'Autre donnera aussi vérité à la finitude en s'abandonnant à son tour, jusqu'à ce que tout homme finisse pas reconnaitre cette finitude principalement dans le savoir. Or accueillir la finitude et s'abandonner dans le savoir revient à accueillir la signifiance, la vérité de la signifiance c'est-à-dire la parole - parole qui est ce que l'on donne, donc l'acte même de l'abandon, à tout Autre, jusqu'à la constitution d'un savoir rationnel pour tous.

"Parce que l’abandon n’est pas simplement finitude, mais vérité de la finitude, celle-ci devant apparaître bonne et essentielle aux yeux de tous, accueillir l’abandon essentiel, c’est accueillir la vérité de la signifiance, celle-ci devant, elle aussi, apparaître essentielle aux yeux de tous ; c’est donc accueillir la parole. Parole qui, comme vérité et en même temps signifiance, est ainsi l’acte de l’abandon, l’acte par lequel celui qui s’abandonne se tourne vers son Autre dont il attend le même abandon – et la même parole. L’abandon étant ce par quoi on veut le jeu, et s’engage à l’instituer ou le réinstituer comme nouveau, la parole est alors l’objectivité même de la puissance créatrice, en l’Autre absolument Autre et, à partir de là, dans le fini... Et principe créateur, par lequel on s’engage à assumer toute la finitude et à répondre à toutes les objections. De là le poids d’une vraie parole, par exemple quand on « donne sa parole » – et tous n’ont pas de « parole », ne sont pas capables de « donner leur parole ». Et signifiance supposée venir en l’Autre. Pas de parole qui ne vise la parole de l’Autre, qui n’appelle à parler."
JURANVILLE, 2000, JEU

ABANDON, Foi, Objectivité, Autre, KIERKEGAARD

C'est d'abord l'Autre absolu qui, en s'abandonnant, accorde au fini les conditions - essentiellement la foi - pour accéder à la vraie autonomie et à l'objectivité absolue dans ses oeuvres. Car celui qui a la foi, en s'abandonnant à son tour au fini, et en lui redonnant toutes les conditions d'abord données par l'Autre absolu, peut être assuré que son oeuvre sera reconnue universellement. Mais s'abandonner aux autres, dans le monde ordinaire, sans s'abandonner d'abord à l'Autre absolu, ne permettra pas la reconnaissance des oeuvres individuelles par lesquelles des individus témoignent de leur foi, plutôt ces oeuvres seront-elles stigmatisées. Inversement celui qui s'abandonne à l'Autre absolu (à la manière de Kierkegaard) en refusant d'envisager l'abandon à tout autre et en déniant à celui-ci toute possibilité de parvenir à l'objectivité absolue, celui-là s'en tient au "paradoxe" et ne parvient pas non plus à l'autonomie absolue.

"À l’abandon ordinaire, qui permet certes d’accéder à l’objectivité reconnue dans le monde commun, mais qui est clôture sur soi du sujet fini et rejet, par celui-ci, de l’Autre absolu, la pensée de l’existence oppose un abandon vrai. Un abandon par quoi le sujet, contre l’autonomie illusoire où il s’enfermait, accepte sa finitude radicale, et s’abandonne, comme individu, à l’Autre absolu. Kierkegaard part de l’abandon traditionnellement attribué à la femme (« Son être est attachement, abandon, sinon elle n’est pas femme »). Cet abandon peut errer, s’arrêter à l’homme sans aller jusqu’à Dieu, transformer son objet en idole, comme Marguerite avec Faust. Mais, essentiellement, il dépasse tout Autre fini. Il est alors aussi bien masculin que féminin, abandon de la créature en général, où celle-ci, ayant renoncé au moi faux, trouve son vrai moi. Et Kierkegaard remarque d’autre part que l’Autre absolu lui-même, par le paradoxe, s’abandonne au fini. Certes Kierkegaard, comme toute la pensée de l’existence, accorderait que le fini, s’abandonnant à l’Autre absolu qui lui-même s’abandonne, reçoit alors de cet Autre les conditions pour assumer la finitude, et accède à l’autonomie réelle. Autonomie de la foi qui est le « tiers » par quoi « le disciple arrive à entrer en contact avec le paradoxe, quand l’intelligence se résorbe et que le paradoxe s’abandonne ». Kierkegaard accorderait même que le fini se heurte alors à l’objectivité réelle et vraie, celle du paradoxe, celle, pour Lacan, de l’objet « a ». Mais il exclut qu’on puisse, par-là, entrer dans un mouvement qui amène jusqu’à une objectivité absolue reconnue par tous."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

INDIVIDU, Christianisme, Finitude, Autre

Il revient au christianisme d'avoir reconnu et proclamé l'individu, dans son essentielle vérité, en lui révélant et en lui faisant accepter sa finitude (le péché) face à l'Autre absolu, et dans une relation aimante à l'Autre dans laquelle il découvre sa véritable identité.

"C'est au christianisme qu'est revenu en premier de reconnaître et même de proclamer l'individu, dans sa vérité propre, en posant que l'Autre absolu lui a révélé, à lui l'existant, sa finitude radicale (péché, pulsion de mort), et parce qu'il ne peut accéder à cette identité nouvelle et vraie d'individu, qu'à partir du moment où il assume cette finitude. Et parce qu'un Autre humain (le directeur de conscience, plus tard le psychanalyste) lui rappelle cette révélation - l'Autre humain, comme a fortiori l'Autre divin, ne sont alors en rien des moyens provisoires, mais le principe d'une relation essentielle. Pour l'existant il s'agit de renoncer à l'identité immédiate qu'on lui avait, et qu'il s'était, donnée : ce qui se fait à travers l'aveu (non pas extorqué par un Autre méchant, mais offert à un Autre aimant) de toutes les marques de finitude découvertes dans la relation à l'Autre."
JURANVILLE, 2021, UJC

INDIVIDU, Christ, Solitude, Dieu, KIERKEGAARD

Selon Kierkegaard, le Sacrifice du Christ comme événement primordial de l’histoire appelle chacun à s’arracher à la tentation de la foule sacrificielle, et ainsi à se tenir, comme individu, seul "en face de Dieu".

Comme l’a dit Kierkegaard, l'individu est la « catégorie chrétienne décisive » – catégorie avec laquelle « la cause du christianisme subsiste et tombe », qui « reste le point fixe capable de tenir contre toute confusion panthéiste » et qui, auparavant, « n’a été utilisée qu’une fois, la première fois, avec une dialectique décisive, par Socrate, pour dissoudre le paganisme ». Pourquoi « catégorie chrétienne décisive » ? Parce que le Sacrifice du Christ comme événement primordial de l’histoire appelle chacun à s’arracher à la tentation de la foule sacrificielle, à s’identifier, comme le Christ l’a fait éminemment, à celui que cette foule ferait victime du sacrifice et, comme le Christ, à se rapporter, dans l’épreuve libre de la finitude, à l’Autre absolu comme Père. L’individu est alors, comme le dit Kierkegaard, « seul, absolument seul au monde entier, en face de Dieu ».
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

ABANDON, Sublimation, Psychose, oubli

De même que l'oubli, sublimation finie, conduit à sombrer dans la névrose pathologique en cas de refus du savoir, de même l'abandon, sublimation totale, conduit à sombrer dans la psychose pathologique, exactement pour la même raison, au lieu de poser la bonne psychose, celle qui accueille l'inconscient.

"L’oubli, ce qu’on joue, ce à quoi on joue, nous était apparu comme en soi sublimation finie, dans le cadre de la névrose, de la bonne névrose. Mais nous avons vu ensuite – réalité de l’oubli – que, si cette sublimation finie ne débouche pas sur le savoir, on retombe alors, en fait, dans l’ordinaire névrose pathologique. L’abandon, ce qui joue, ce par quoi on joue le jeu, vient de nous apparaître, lui, comme en soi sublimation totale, où la finitude est absolument revoulue. Or – réalité de l’abandon – si cette sublimation totale ne débouche pas sur le savoir, on reste alors pris en fait dans l’ordinaire psychose pathologique. Et si la sublimation totale peut s’accomplir effectivement et atteindre au savoir, au savoir philosophique, c’est pour autant qu’elle aura laissé venir en elle, et posé comme telle, la bonne psychose, celle qu’implique l’inconscient."
JURANVILLE, 2000, JEU

ABANDON, Finitude, Surmoi, Déchéance

L'abandon ordinaire, refusant la finitude, et donc tout abandon réel à l'Autre absolu vrai, conduit à la constitution d'un Autre absolu faux, bon ou méchant, Idéal-du-Moi ou Surmoi, qui ne fait que conforter le système social sacrificiel et réduit l'abandon à une déchéance.

"L’abandon ordinaire est d’abord et toujours fondamentalement rejet haineux de l’Autre absolu vrai. Rejet haineux de cet Autre, parce que celui-ci, voulant pour lui-même toute la finitude, et s’abandonnant au fini comme à son Autre, l’appelle à revouloir lui aussi toute la finitude, et à s’abandonner à son tour du même abandon, dont il lui donne toutes les conditions – mais le fini refuse d’abord de s’abandonner ainsi. L’abandon ordinaire est, à partir de là, représentation fausse de cet Autre absolu comme méchant... Il l’aurait abandonné, « largué », laissé tomber, lui aurait refusé ce qu’il devait lui donner – alors que, soulignons-le, c’est le fini lui - même qui toujours d’abord tend à infliger un tel abandon, un tel refus à son Autre. Représentation fausse qui n’est autre que la constitution de l’Autre absolu faux ou Surmoi. L’abandon ordinaire est ensuite représentation fausse d’un Autre absolu bon qui, certes lui-même hors finitude, protégerait, dans sa bonté, le fini de l’épreuve douloureuse de la finitude. Et c’est à un tel Autre, et à tous ceux qui s’identifieraient à lui, que le fini alors s’abandonnerait d’un abandon « serein », « confiant », accédant peu à peu à un savoir socialement reconnu. Représentation fausse de l’Autre absolu comme Idéal du moi, qui n’est que l’autre face, inessentielle, de l’Autre absolu faux comme Surmoi. L’abandon ordinaire est enfin organisation, prétendument par amour pour cet Autre, du système social sacrificiel, où la haine maintenue contre l’Autre absolu vrai se transforme en violence contre la victime – elle-même cruellement abandonnée, « abandonnée à son triste sort », pour autant qu’elle incarne celui qui, individu, peut vouloir s’abandonner jusqu’au bout et assumer, dans l’autonomie, la finitude radicale de l’humain."
JURANVILLE, 2000, JEU

ABANDON, Finitude, Autre, Sublimation

L'abandon vrai est celui par lequel le fini s’abandonne à l’Autre absolu, comme cet Autre toujours déjà s’abandonne à lui, tous deux revoulant la finitude ; mais d'abord le fini ne veut pas de cet abandon, par rejet de la finitude, et sombre dans la déchéance sociale - ou bien refuse l'épreuve du savoir qui pourrait conduire le monde social vers cet abandon.

"La pensée de l’existence récuserait notre conception de l’abandon vrai par lequel le fini s’abandonne à l’Autre absolu, comme cet Autre toujours déjà s’abandonne à lui. Abandon par lequel le fini reveut toute la finitude, comme cet Autre toujours déjà la veut. Abandon par lequel le fini s’engage, comme individu, à « jouer le jeu » jusqu’au bout, jusqu’à instituer lui-même, sur fond de jeu de l’Autre, le jeu du savoir. Et certes il nous faut bien reconnaître que l’abandon, pour le fini, n’est pas d’emblée celui-là. Et que, d’abord, ou bien il affirme un abandon qui permette un savoir reconnu, dans le cadre d’un monde social, et alors c’est un abandon faux, celui de la déchéance, dans lequel on ne s’abandonne pas et rejette en fait la finitude radicale, ou bien il veut un abandon vrai, à l’Autre comme tel, avec toute la finitude, et alors il doit exclure tout savoir et tout monde social à quoi mènerait cet abandon. Mais n’est-ce pas justement en excluant ainsi tout savoir nouveau, qu’on entretient le plus radicalement ce qui fait le fond de l’abandon ordinaire et faux ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

INDIVIDU, Christ, Sacrifice, Histoire, KIERKEGAARD

De même que l'oubli, sublimation finie, conduit à sombrer dans la névrose pathologique en cas de refus du savoir, de même l'abandon, sublimation totale, conduit à sombrer dans la psychose pathologique, exactement pour la même raison, au lieu de poser la bonne psychose, celle qui accueille l'inconscient.

"L’oubli, ce qu’on joue, ce à quoi on joue, nous était apparu comme en soi sublimation finie, dans le cadre de la névrose, de la bonne névrose. Mais nous avons vu ensuite – réalité de l’oubli – que, si cette sublimation finie ne débouche pas sur le savoir, on retombe alors, en fait, dans l’ordinaire névrose pathologique. L’abandon, ce qui joue, ce par quoi on joue le jeu, vient de nous apparaître, lui, comme en soi sublimation totale, où la finitude est absolument revoulue. Or – réalité de l’abandon – si cette sublimation totale ne débouche pas sur le savoir, on reste alors pris en fait dans l’ordinaire psychose pathologique. Et si la sublimation totale peut s’accomplir effectivement et atteindre au savoir, au savoir philosophique, c’est pour autant qu’elle aura laissé venir en elle, et posé comme telle, la bonne psychose, celle qu’implique l’inconscient."
JURANVILLE, 2000, JEU

INDIVIDU, Universel, Métaphysique, Existence

La tradition métaphysique n'a de cesse de rabattre l'individu soit sur une conception de l'espèce (d'Aristote à Leibniz), soit sur un concept d'universel agissant (l'Unique toujours déjà là se déployant en toute chose, avec Hegel) ; l'individu réel est alors identifié soit à l'Etat, soit à une partie de l'Etat, soit au principe constituant de l'Etat. C'est avec la pensée de l'existence que l'individu répond, à l'appel de l'Autre, de son être propre (unicité et identité), en même temps que de sa finitude, quitte à reconstituer à partir de là, imprévisiblement, un universel.

"On peut, au-delà de Platon par lequel commence la philosophie, et qui s’en tient au général (l’universel) et ignore, au moins thématiquement, l’individuel (le singulier), vouloir donner, avec Aristote, vérité à l’individu, mais alors à l’espèce comme individu, et non pas à ce qu’on appelle habituellement ainsi... On peut aussi, au-delà d’Aristote, vouloir donner, avec Leibniz, vérité à ce qu’on appelle habituellement l’individu. C’est ainsi que, pour Leibniz, chaque individu (au sens habituel) est comme monade le lieu d’une « différence interne », essentielle (principe de l’identité des indiscernables). Mais l’individu est alors lui-même ramené logiquement à l’espèce, il est species infima... On peut enfin, au-delà de toute détermination ou différence déjà advenue, au-delà et d’Aristote et de Leibniz, mais en dégageant pour l’individu en général ce qui est proclamé chez eux pour le seul individu divin, envisager, avec Hegel, l’individu ou singulier comme le général ou universel en acte... Mais, dans tous ces cas, on en reste à un universel toujours déjà là qui se déploie, et dont l’individu est, au mieux, la présence en acte : pas de vérité propre de l’individu comme tel. Avec l’existence tout change."
JURANVILE, 2000, JEU

INDIVIDU, Subjectivité, Objectivité, Autre, LACAN

La pensée de l'existence avec Kierkegaard, comme la théorie de l'inconscient avec Lacan, posent la division du sujet en disjoignant temporellement la pensée de l'être ; mais seule la seconde rend possible, pour l'individu, une nouvelle objectivité pour autant que l'Autre lui en donne toutes les conditions : grâce, élection, et foi. En vertu de quoi, de la division du sujet l'on peut repasser à l'indivision, mais cette fois de l'individu, sans quoi aucune rupture de sa part ne serait possible.

"L’individu peut et doit, en tant que subjectivité existante, parvenir à l'objectivité. Car la subjectivité est relation à l’Autre et épreuve, dans cette relation, d’une contradiction à traverser pour devenir pleinement objectif (reconnu)... Mais la relation à l’Autre ne saurait demeurer, aux yeux de qui affirme l’existence, ce qu’elle était pour la pensée moderne, une relation qu’une subjectivité toujours déjà là ouvre pour s’objectiver et se connaître. Aux yeux de qui affirme l’existence, la relation à l’Autre survient imprévisiblement, faisant s’effondrer toute subjectivité déjà là. C’est une telle subjectivité qui commence par l’épreuve de pareil effondrement que vise Lacan quand il déclare : « De naître avec le signifiant, le sujet naît divisé. » Division du sujet qu’il a pu commenter ainsi : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas. » Où il retrouve Kierkegaard opposant, à la subjectivité moderne, la « subjectivité de l’éthique et de l’existence », celle qui assume que « l’existence sépare la pensée et l’être, les tient distants l’un de l’autre dans la succession »... Certes la subjectivité se caractérise initialement et constitutivement par sa « division ». Certes, dans la relation à l’Autre, elle est, toujours d’abord et chaque fois à nouveau, objet, par quoi elle doit reconnaître et à partir de quoi elle doit éprouver sa finitude radicale (c’est ce que Lacan appelle l’objet « a ») – elle est en cela subjectivité finie, se sachant objet fini. Mais elle peut alors, par l’Autre, passer de sa « division » à une « indivision » d’individu, de monade – et devenir, comme, formellement, chez Hegel, subjectivité absolue menant l’objectivité jusqu’à son terme. Indivision du sujet avant tout par la grâce venue de l’Autre, sans laquelle il ne saurait y avoir d’individu... Mais indivision du sujet aussi par l’élection venue de l’Autre, sans laquelle l’individu ne pourrait pas s’engager à accomplir la rupture. Et par la foi venue de l’Autre, sans laquelle l’individu n’accomplirait pas effectivement, dans l’objectivité, cette rupture."
JURANVILLE, 2010, ICFH

INDIVIDU, Souci de soi, Antiquité, Maîtrise, FOUCAULT

L'individu est présupposé par toute la philosophie antique, comme l'a bien thématisé Foucault avec le "souci de soi", qui est aussi un souci des autres, mais toujours dans le cadre d'une maîtrise supposée par un savoir (théorique, chez Socrate, ou pratique, chez les stoïciens), qui ne pointe pas l'individu comme fin en soi.

"Si un discours philosophique véridique peut être déployé et proposé, ce ne peut être, pour Foucault, que par l'individu en tant qu'il échappe à toute idéologie, à tout discours totalitaire, à toute totalité sociale écrasante, à toute forme de paganisme... Par un individu qui fait l'épreuve de sa finitude et qui n'est apparu pleinement, pour Foucault, qu'avec le christianisme, même s'il est certes supposé par toute la philosophie antique... Mais, transcendance socratico platonicienne ou immanence stoïcienne, l'individu dans l’Antiquité ne peut être conçu comme tel : le socratisme moral du Nul n'est méchant volontairement l'empêche, de même que la recherche stoïcienne d'une « maîtrise totale et parfaite de soi-même » où l'Autre (décisivement l'Autre humain) n'est qu'un moyen passager."
JURANVILLE, 2021, UJC

INDIVIDU, Solitude, Universalité, Oeuvre, ROSENZWEIG

Fruit de la philosophie nouvelle autant que de la Révélation judéo-chrétienne, selon Rosenzweig, l'individu mêle deux caractéristiques en apparence opposées : la solitude existentielle, et l'universalité essentielle (précisément comme enjeu majeur de la Révélation) ; deux propriétés que seule l'unité consistante de l'oeuvre peut rassembler, et le fait qu'elle est tout entière destinée à l'Autre.

"Rosenzweig reprend les apports décisifs de Kierkegaard quant à l'individu, en leur donnant quelques prolongements. D'une part, il souligne que l'individu, l'individu véritable, est une conquête de la philosophie nouvelle, celle qui vient après l'idéalisme (de Parménide et Platon à Hegel)... D'autre part, il inscrit cette affirmation de l'individu dans le cadre de la révélation non seulement chrétienne, mais aussi et primordialement juive. L'individu aurait été dégagé d'abord dans le judaïsme ; sans contradiction alors avec la communauté parce que c’est une communauté juste acceptant l’individu ; il serait seul néanmoins, notamment lors des Jours redoutables... L'individu aurait été ensuite proclamé comme exigence valant universellement par le christianisme... Mais il souligne surtout l'unité de l'œuvre, sa consistance et le fait qu'elle est tout entière pour l'Autre. Reste que Rosenzweig exclut toujours toute détermination objective rationnellement confirmée, toute fixation sociale, de pareille consistance – de l’œuvre, et par là, de l’individu."
JURANVILLE, FHER, 2019

INDIVIDU, Société, Jeu, Révolution

C’est l’individu qui donne toute sa vérité à la société. Si le contrat est l'acte instituant la société, et si le jeu est ce dans quoi elle s’accomplit, l’individu en est le principe subjectif, celui qui veut la société et la pose finalement comme jeu - jusqu'à l'événement terminal qu'est la Révolution.

"La société est enfin individu. Comment aller jusqu’au bout du jeu essentiel, jusqu’au jeu du savoir philosophique qui pose comme telles la vérité et la justice de tous les jeux vrais et justes ? En s’engageant dans le pur affrontement à la finitude radicale, au-delà de tout modèle, en mettant son identité dans l’unicité. Or identité et unicité définissent, on le sait, l’individu. C’est donc l’individu qui donne toute sa vérité à la société. Si le contrat est la société dans l’acte qui l’institue, et si le jeu est ce comme quoi doit être posée cette société, ce dans quoi elle s’accomplit, l’individu est ce qui veut la société, ce qui passe pour cela contrat, et en vient à la poser comme jeu. Car si l'individu commence par la solitude, par l’arrachement au monde social ordinaire, il doit retourner ensuite vers la société, cette fois-ci comme vraie et juste. Et là, au-delà de l’événement primordial qu’est le Sacrifice du Christ, on rencontre l’événement terminal qu’est la Révolution. Au-delà de Kierkegaard, Marx. Marx pour qui « il se révèle que l’épanouissement d’un individu dépend de l’épanouissement de tous ceux avec lesquels il entretient des contacts directs ou indirects »."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Rupture, Unicité, Autre

C'est en tant qu'individu que l'on accomplit la rupture, que l'on se débarrasse de sa sujétion à l'Autre absolu faux (Idole), auprès duquel l'on recherchait une vaine protection ; c'est en s'établissant dans son unicité, en faisant l'épreuve de la finitude radicale, que l'on s'ouvre à la détermination de l'Autre absolu vrai.

"La révélation, qui est la rupture en tant qu’elle vient de l’Autre absolu, doit être accueillie par l’homme, parce que c’est à lui d’accomplir la rupture. Ce qu’il fait en devenant individu... Certes la rupture devra finalement porter sur le système sacrificiel en général, et notamment sur son principe, sur l’Autre absolu faux que l’homme ne laisse de refabriquer. Mais s’arracher à ces maîtres et modèles auprès desquels il s’était réfugié, c’est pour l’homme s’établir dans son unicité, avec la finitude radicale dont il fait alors l’épreuve sans plus être protégé, cette finitude qui surgit sans cesse du fait de la relation à l’Autre. Positivement – car tout ce qui est, est déterminé –, l’unique, c’est celui (ou ce) qui, imprévisiblement et dans l’épreuve de la finitude radicale, recevra sa détermination de l’Autre, comme il l’avait déjà reçue imprévisiblement de tel et tel Autre."
JURANVILLE, 2010, ICFH

INDIVIDU, Rupture, Savoir, Sacrifice

Avant toute appropriation et toute revendication d'un savoir vrai (ce qui est le propre du moi), mais au-delà du sacrifice initial (évènement) produisant la rupture, c'est en tant qu'individu que l'on s'arrache au savoir ordinaire - l'individu est donc bien "l'essence et le principe subjectif de la rupture".

"S’arracher à la captation par le savoir faux, c’est s’arracher à l’évidence des maîtres qui détiennent ce savoir et qui devraient être des modèles à imiter ; c’est mettre son identité dans l’unicité ; c’est se faire individu. Certes c’est en tant que moi que l’existant mène le savoir jusqu’à son terme et le pose comme savoir de l’existence – et il faudra montrer comment l’existant, d’individu, se fait moi. Mais c’est en tant qu’individu que l’existant s’arrache au savoir ordinaire, et c’est en tant qu’individu, et seulement ainsi, qu’il s’engage vers le savoir vrai posé comme tel. Face au sacrifice comme la rupture en elle-même, et au savoir comme ce par quoi et dans quoi elle s’accomplit, c’est donc l’individu qui est l’essence et le principe subjectif de la rupture."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Prochain, Oeuvre, Populisme

Le Vè commandement appelle ne pas tuer, à laisser être le prochain avec l'œuvre qui est la sienne, et à ne pas considérer que celle-ci puisse nous nuire du seul fait qu'elle semble meilleure ou plus avancée que la nôtre : au contraire, se savoir redevable à autrui pour mener à bien sa propre oeuvre, à rebours de tout populisme revanchard, est le fait de l'individu véritable.

"On peut légitimement soutenir que le Vè commandement prend aujourd'hui toute sa portée d'indiquer à l'existant comment devenir individu véritable. En renonçant à en vouloir aux autres sous prétexte qu'ils empêcheraient, par leurs œuvres, la sienne propre d'être reconnue comme elle devrait l'être ; et à croire qu'il faudrait, pour son œuvre à soi, les éliminer, eux et leurs œuvres. En menant opiniâtrement à terme pareille œuvre. Et en pesant que cette œuvre, de toute façon, est offerte aux autres en général, à leur jugement... Or laisser être le prochain, avec ses œuvres déjà produites ou son ambition d'œuvres, voire lui permettre de devenir ce qu'il peut devenir - dans les deux cas individu -, c'est justement le propre de l'individu véritable... Le V° commandement prend donc toute sa portée dans le monde actuel, en montrant - contre tout populisme qui en veut à l'élite, à ceux qui sont supposés avoir déjà mené à bien leurs œuvres - qu'on ne devient soi-même individu qu'en accueillant ces œuvres comme elles doivent être, et en élaborant la sienne à partir de là."
JURANVILLE, UJC, 2021

INDIVIDU, Prochain, Autre, Unicité

Le commandement de l'amour du Prochain n'a de sens que s'il permet à l'Autre de se réaliser comme individu authentique, en devenant pleinement l'Autre de l'Autre, et d'abord de l'Autre divin en son unicité essentielle.

"Le premier commandement se trouve dans le commandement de l'amour du prochain, tel que mentionné dans le Lévitique et par saint Matthieu. Saint Augustin affirme à son tour que "l'amour de Dieu est premier dans l'ordre du principe, mais l'amour du prochain est le premier dans l'ordre de l'exécution". L'individu véritable doit devenir pleinement l'Autre de l'Autre divin, en voulant l'existence finie qu'il a créée et se rapportant aux autres hommes comme de vrais Autres. L'unicité de l'individu, répondant à l'unicité divine, est confirmée dans la solitude en forgeant de nouveaux traits, devenant ainsi pleinement l'Autre et s'ouvrant à son prochain unique, comme dans la cure analytique. Dans le monde actuel, le premier commandement prend toute sa portée en offrant à chacun la possibilité de devenir un individu véritable et en montrant comment cela se réalise."
JURANVILLE, UJC. 2021

INDIVIDU, Parrhèsia, Parole, Autrui, FOUCAULT

Le Parrhèsiaste ne désigne pas seulement l'homme du "souci de soi", "celui qui fait valoir sa propre liberté d'individu qui parle" selon Foucault, il est aussi l'homme qui se soucie d'autrui en lui tenant une parole de vérité tout en laissant advenir en l'autre, tel Socrate par la vertu du dialogue, une même parole de vérité.

"La captation par le social est mise en question avec l’avènement du l’histoire. Et c’est alors qu’apparaît l’individualisme. Ce qu’a parfaitement dégagé Foucault avec le thème du “souci de soi” - qui se complète, quand il s’agit de l'individu véritable, du « souci de l'autre » et qui se noue alors autour du terme de parrhèsia. Socrate, qui fonde, repris par Platon, la philosophie, c'est par excellence, dit-il, « le parrhèsiaste », « celui qui fait valoir sa propre liberté d'individu qui parle ». « C'est l'homme du souci de soi et il le restera », mais aussi celui du souci des autres et même du souci que ces autres pourraient avoir pour leurs autres (il est "celui qui guide les autres vers le soin d'eux-mêmes, et éventuellement vers la possibilité de prendre soin des autres"). Celui qui, tout en maintenant l'exigence du savoir - à quoi il a été appelé par l'oracle de Delphes : « Connais-toi toi-même » -, s'efface comme maître qui sait ; affirme son non-savoir ; et soutient que la vérité est en chacun comme individu et qu'il faut la laisser venir, par la parole, dans le dialogue entre individus. Cet individualisme de la pratique socratique se prolongeant, pour Foucault, à l'époque hellénistico-romaine et s'épanouissant, pour lui, avec le christianisme."
JURANVILLE, 2021, UJC

INDIVIDU, Oeuvre, Rupture, Politique

L'individu est celui qui mène la rupture d'avec le monde sacrificiel, en accomplissant son oeuvre, car c'est par elle qu'une identité nouvelle prend corps dans un langage, et donc qu'est posée l'objectivité de l'existence - c'est toute la portée politique d'un tel accomplissement et d'une telle épreuve.

"Certes celui qui s’engage dans l’individualité doit traverser l’épreuve terrible de la finitude radicale comme solitude. Mais cette épreuve que l’individu a à traverser jusqu’au bout pour être un individu effectif, elle est fixée dans l’œuvre. Dans le parcours qui est celui de sa forme, elle témoigne auprès de tout Autre de l’épreuve traversée pour la relation à cet Autre. Et que, dans l’apaisement final qui correspond au moment où la forme se fait contenu, nouveau contenu, elle témoigne de ce que cette épreuve a été menée jusqu’au bout, jusqu’à la constitution d’une identité nouvelle dans le cadre de laquelle est revoulue toute la finitude. Dans l’œuvre est ainsi justifié le mouvement du sujet existant vers son individualité. L’individu est donc bien celui qui mène la rupture, d’abord introduite par la révélation, jusqu’à son accomplissement objectif – et il peut être ainsi posé dès lors qu’on pose comme telle l’objectivité de l’existence, ce que nous faisons en affirmant, au-delà de l’existence, l’inconscient. Individu dont toute la visée du système sacrificiel est d’empêcher la venue – où l’on voit que la catégorie de l’individu relève primordialement et ultimement, malgré qu’en eût eu Kierkegaard, de la politique."
JURANVILLE, 2010, ICFH

INDIVIDU, Oeuvre, Prochain, Individualisme, NIETZSCHE

L'individualisme pourrait se définir comme une revendication d'autonomie illusoire, de la part d'individus plus consommateurs que créateurs, fuyant l'exigence de l'oeuvre et l'épreuve de la création, dans laquelle seulement l'individu gagne son autonomie et surtout en offre le témoignage au Prochain, afin qu'il puisse devenir à son tour individu ; ce qui est le sens profond du II° commandement ("Tu aimeras ton prochain comme toi-même").

"Le II° commandement prend toute sa portée dans le monde actuel de montrer comment on devient, loin de tout individualisme, un individu véritable. En ne se prétendant pas toujours déjà autonome, mais en constituant son autonomie dans l'œuvre, de quelque espèce qu'elle soit, qu'on produit ou au moins dans laquelle on s'engage. L’individualisme apparaît dans toute sa négativité, aux yeux de la philosophie actuelle, quand on le proclame, comme le fait l'opinion commune, sans vouloir peser qu'il n'y a de vérité de l'individu que si celui-ci traverse l'épreuve de l'existence et en rend témoignage à l'Autre en général, dans une œuvre ; et quand, au contraire, on gomme cette exigence d'œuvre. Ainsi pour l'individualisme comme phénomène social, où l'individu exalté est celui du souci égoïste de soi, de ses aises et de ses plaisirs, qui veut croire qu'il y a d'emblée réelle autonomie. Individualisme qui n'est alors que la manifestation, indirecte, contournée, « moderne », du primordial rejet de l'existence finie et de l'individualité véritable qui assumerait cette existence. C'est ce que dénonce Nietzsche quand il dit que « les deux termes qui caractérisent les Européens modernes semblent contradictoires, l'individualisme et l'égalitarisme ». Contradictoires parce que l'individu véritable devrait «[vouloir] la solitude et l'estime du petit nombre» et qu'en fait « nos individualités sont faibles et craintives », au point que "le principe individualiste élimine les très grands hommes", c'est-à-dire les individus véritables, avec leurs œuvres. D'un autre côté, il n'y a pas à en rester à une déploration du « désert » nihiliste qui « croît », et à dire avec Nietzsche : « Ma pensée, c'est que les buts nous manquent, et que ces buts ne peuvent être que des individus. Nous voyons la marche générale des choses, l'individu y est sacrifié et sert d'instrument)”. L'individu est bien le but que s'était fixé le monde historique. Ce but est atteint aujourd'hui."
JURANVILLE, 2021, UJC

INDIVIDU, Oeuvre, Passion, Ecriture

En tant que difficile travail de la forme, écriture, recherche d'unité et de consistance, l'oeuvre est toujours vécue intérieurement, par l'individu, comme sa Passion propre (comprenant les quatre passions fondamentales que sont l’angoisse, la culpabilité, la honte et la peur.)

"L’œuvre est ensuite l’intérieur de l’œuvre. C’est l’œuvre en tant que travaillée, ou encore l’œuvre en tant que produite par un individu qui est lui-même travaillé. C’est l’œuvre en tant qu’écriture, et donc forme – mais une forme qui, à la différence de ce qui a lieu dans les objets ordinaires, se constitue imprévisiblement, à partir de la matière, dans l’épreuve de la finitude radicale. Épreuve de l’unicité conduite, dans l’œuvre, par l’individu, jusqu’à l’unité et identité objective. L’œuvre implique, pour l’existant comme matière et mère, une souffrance, une passion. Du fait de l’exigence d’absolue consistance qui y est éprouvée. Et du fait de la fuite, toujours d’abord, de l’existant devant cette exigence. Elle implique donc, pour l’existant, la traversée de ce que nous avons appelé sa passion propre, c’est-à-dire des quatre passions fondamentales que sont, dans l’ordre, l’angoisse, la culpabilité, la honte et la peur."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Oeuvre, Histoire, Moi

Par essence toujours tournée vers l'Autre, la finalité ultime de l'oeuvre est de contribuer à cette oeuvre de toutes les oeuvres qu'est l'histoire (faute de quoi elle se fossilise en masque, fétiche), en tant qu'elle doit déboucher sur une société juste garantissant la liberté d'oeuvrer pour chacun. Cette contribution est l'oeuvre de chacun parvenu à ce stade accompli (et autonome) de l'individu qu'est le moi.

"L’œuvre est enfin l’essentiel de l’œuvre. Car l’œuvre est certes tout entière tournée vers l’Autre comme tel ; elle est certes, pour l’existant, ce qui le fait se désapproprier de ses identités et propriétés ordinaires. Mais, parce qu’elle lui fait traverser, douloureusement, sa passion propre, elle est aussi, pour lui comme individu, ce qu’il a de plus propre, sa propriété vraie par excellence. Or, parce que tous, par finitude, n’effectueront pas cette traversée de la passion, l’œuvre, à la fois, donne, à celui qui l’a produite, un droit et un pouvoir et, en même temps, elle se transforme, socialement, en œuvre fausse, fétiche, masque fascinant et terrifiant, lettre qui tue et ne vivifie plus. Il faut donc que l’existant, pour son œuvre propre, vise toujours aussi, à travers cette œuvre, l’œuvre des œuvres humaines qu’est l’histoire et, dans l’histoire, la société juste sur quoi celle-ci débouche. Société juste comme société de droit où chacun sera mis en position de créer son œuvre propre (là est le sens du droit), sa propriété essentielle – sans être voué à se soumettre aux propriétés et aux pouvoirs de certains. Société juste où toutes les œuvres auront leur reconnaissance. Pareille œuvre de l’histoire – avec, en elle, la société juste –, c’est alors non plus simplement comme individu, mais comme moi, que l’existant la produit."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Oeuvre, Etre, Unicité

L'unicité de l'oeuvre est d'abord celle de l'être se détachant de l'étant anonyme, c'est donc bien celle également de l'individu ; elle se prouve et s'éprouve comme unité d'une matière et d'une forme.

"L’œuvre est d’abord l’extérieur de l’œuvre. C’est l’œuvre en tant que, surgissant dans le monde, elle se distingue des autres étants, des objets ordinaires. Elle se distingue des « objets » ordinaires parce qu’elle est reconstitution, parmi eux, de la « chose » originelle. Elle se distingue des autres « étants » parce que, parmi les étants en relation les uns avec les autres dans le tout du monde, elle est, non seulement étant, mais être ; parce qu’elle est, parmi eux, l’être même, comme puissance originelle. Unicité de l’œuvre, comme celle de l’individu. Unicité de l’œuvre qui se marque en ceci qu’elle n’est pas reproductible comme le sont les autres étants, les autres objets ; par ceci qu’en elle la forme ne peut pas être séparée de la matière, et qu’on ne peut pas « réaliser » cette forme dans une autre matière pour obtenir un objet équivalent, une même œuvre."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Oeuvre, Chose, Unité

L'individu s'accomplit dans l'oeuvre, qui donne vérité à la chose, laquelle donne réalité à l'unité.

"L’individu est ensuite œuvre, par et dans quoi il s’accomplit. Ce qu’il faut, c’est que l’identité, et donc d’abord l’unité, reconnue (car ce qui est reconnu dans l’identité, c’est d’abord l’unité) ne soit pas celle du maître ordinaire, mais une identité, et d’abord une unité, constituée à partir du réel imprévisible de la finitude radicale. Or unité et en même temps réalité, cela définit selon nous la chose. Ce qu’il faut donc, c’est que cette chose soit reconnue de tous, c’est qu’à cette chose – que l’existant est censé être devenu dans la solitude, où l’épreuve de l’unicité est menée jusqu’à l’un – vérité soit donnée. Mais chose et en même temps vérité, cela définit selon nous l’œuvre."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Oeuvre, Autre, Sens

L'on peut supposer que le sens du III° commandement, stipulant que Dieu se reposa au 7è jour de la Création, est de laisser à la créature - cet Autre de l'Autre - la possibilité d'oeuvrer à son tour ; et d'oeuvrer en tant qu'individu, lequel, ayant éprouvé sa finitude dans la solitude nécessaire, s'ouvre à son Autre afin de délivrer et confirmer le sens même de son oeuvre.

"On peut légitimement soutenir que le III° commandement prend aujourd'hui toute sa portée d'indiquer à l'existant comment être pleinement individu, En s'ouvrant, une fois faite son œuvre propre, à l'œuvre à venir de l'autre homme. Par le III° commandement l'homme est appelé, à l'image de l'Autre divin, une fois achevé son ouvrage en six jours (entendons, en ces six jours, une structure nécessaire), à se reposer le septième jour et, en cela, à sanctifier ce jour. Il n'est certes pas dit que, quand Dieu se repose, il ouvre l'espace pour l'œuvre de l'homme. Mais c'est, selon nous, supposé - ce serait la sanctification du septième jour - parce que le sens de la création de l'homme est de produire une créature capable de liberté et autonomie créatrice et de voir confirmée, par l'œuvre de la créature, l'œuvre divine. Et l'homme aura donc à faire de même et, se reposant une fois achevée son œuvre à lui, à ouvrir l'espace pour l'œuvre à venir de l'autre homme. Or laisser ouvert et même ouvrir, une fois son œuvre faite, l'espace pour que l'autre homme élabore son œuvre à lui, c'est le propre de l'individu véritable."
JURANVILLE, 2021, UJC

INDIVIDU, Nihilisme, Passion, Autre, HEIDEGGER

Heidegger pointe avec raison le déploiement du nihilisme dans l'histoire, même s'il ne mesure pas à quelle Passion extrême cela conduit (holocauste), et même pire s'il l'encourage implicitement ; il ne mesure pas non plus que la séparation entre ces deux figures de l'Autre absolu, respectivement vraies et fausses, que sont l'Ereignis et le Gestell, ouvre l'espace à l'individu pour vivre sa Passion et accomplir son oeuvre propre.

"Dans Contribution à la question de l’être, Heidegger traite, en dialogue avec Jünger, du nihilisme. Heidegger ne dit pas que le « mouvement du nihilisme, dans sa dimension planétaire, dans sa multiformité, dans sa hâte dévorante », ne provoque pas des « séquelles funestes » et ne s’accompagne pas de « phénomènes menaçants », qu’il faut combattre, autant qu’on le peut. Mais il souligne que le nihilisme, qui est retrait (oubli) de l’être, appartient à l’essence de l’être, et qu’il ira jusqu’au bout de ses possibilités essentielles. Heidegger certes ne mesure pas l’extrême de l’horreur à quoi a conduit le nihilisme contemporain ; il ne mesure pas qu’à l’extrême cette Passion de l’homme débouche sur ce que Lévinas lui-même appelle la Passion des Passions, sur l’holocauste. Mais il dit juste quand il affirme le caractère inévitable et essentiel du déploiement du nihilisme dans l’histoire. Conséquence de la séparation entre les deux figures de l’Autre absolu. La figure vraie, celle du vrai Dieu – l’Ereignis, en langage heideggérien. Et la figure fausse, inventée par les hommes, celle du dieu obscur ou Surmoi – le Gestell, pour Heidegger. Séparation qui ouvre à l’homme l’espace de son individualité, pour son œuvre propre. Reste à montrer, au-delà de Heidegger, que la Passion de l’individu conduit à l’institution du monde juste, et que le nihilisme, dans les déploiements les plus frénétiques de la science et de la technique, n’est qu’une face de ce monde, sa face obscure, mais maintenue dans les limites du droit."
JURANVILLE, 2000, JEU

INDIVIDU, Libération, Altérité, Psychanalyse

L'individu est l'altérité absolue de la libération et son essence, il est ce qui doit finalement être libéré ; et le discours psychanalytique est le moyen de cette libération, contre le discours du maître, et avec la philosophie en permettant à celle-ci de se penser comme savoir effectif.

"La libération n'est fixée socialement — et l'acte philosophique définitivement accompli — que si, dans le savoir philosophique, est proclamé l'individu comme ce qui doit être libéré, qui l'est finalement et qui, de là, devient libérateur. C'est ce que permet, à la philosophie, l'émergence sociale de la psychanalyse, qui montre comment l'existant devient un tel individu. Car la psychanalyse permet à la philosophie et de se penser et de se poser comme savoir et, dans ce savoir, de poser comme effectif et objectif l'avènement, dans le monde social, de l'individu. Car la psychanalyse montre comment se produit cet avènement. Comment l'existant peut-il sortir de la position, toujours première, de déchet fasciné devant celui qui tient le discours et qui est devenu pour lui, au mieux, un idéal et un modèle ? En s'établissant dans l'épreuve de la finitude. Ce vers quoi le dirige l'Autre et avant tout l'Autre absolu, et ce qu'il ne peut qu'en s'installant dans son unicité hors de tout modèle et en constituant et reconstituant à partir de là son identité. Unicité et identité, cela définit l'individu. L'individu est donc l'altérité absolue de la libération et son essence."
JURANVILLE, FHER, 2019

INDIVIDU, Libéralisme, Finitude, Gouvernementalité, FOUCAULT

Les deux faces du libéralisme : d'une part il fixe la finitude de l'humain et l'inégalité éthique des sujets face à la nécessité de s'ouvrir à l'Autre et de renoncer à son identité première, pour devenir individu ; d'autre part il garantit à chacun, par le droit, la possibilité de devenir un tel individu, dès lors que la "raison gouvernementale" (Foucault) et le système parlementaire modèrent les velléités totalitaires du pouvoir étatique.

Foucault décrit bien ce qu'il en est du monde de la fin de l'histoire, même s'il ne le proclame pas comme tel. Il le vise en tout cas en reconnaissant finalement la vérité de ce qu'il avait pourtant longtemps combattu, le libéralisme. D'un côté, le libéralisme fixerait la finitude de l'humain, le fait que tous en quelque manière refusent de s'ouvrir, comme individus véritables, à l’Autre en général, que tous en quelque manière restent clos sur leur intérêt immédiat d'individus quelconques – ce que Foucault appelle les sujets économiques. D'un autre côté, le libéralisme garantirait à chacun, par le droit, l'espace pour devenir, s'il le veut, individu véritable. Terme de la gouvernementalisation de l'État, de l'« auto-limitation de la raison gouvernementale », le libéralisme serait le capitalisme en tant qu'ont été introduits « dans la législation économique les principes généraux de l'État de droit », avec décisivement l'« organisation d'un système parlementaire réellement représentatif ». Fin de l'histoire, selon nous.
JURANVILLE, 2021, UJC

INDIVIDU, Identité, Création, Autre

Est individu celui qui abandonne toute identité et toute position sociale déjà données ou déjà acquises, pour n'avoir comme identité que celle qui sera créée - difficilement - dans l'affrontement à la finitude, et par l'accueil qui sera fait au don de l'Autre.

"Qu'est-ce qu'être un individu ? C'est abandonner toute identité déjà présente (et tout modèle social, toute position sociale souhaitée ou acquise) pour n'avoir d'identité qu'à partir de son unicité, de son affrontement, dans la solitude, à la finitude. N'est en réalité individu véritable que celui qui s'est engagé à se créer difficultueusement, douloureusement, son identité qui n'aura rien de déjà acquis puisque toute identité déjà là s'est effondrée, ni de quelconque puisque tous ne s'y engageront pas. À la créer grâce à l'Autre en général. Désir alors de ce que l'Autre peut nous donner comme conditions pour notre être à nous d'individu qui constitue son identité à partir de là, la crée à travers son œuvre ; mais aussi désir d'abord et finalement de ce qu'est l'Autre lui-même en tant que désirant et créateur."
JURANVILLE, UJC, 2021

INDIVIDU, Homme, Chose, Quadriparti, HEIDEGGER

Il existe chez Heidegger un Quadriparti propre à l'individu, au Dasein, articulant la relation réciproque de l'homme et de l'être sous la forme : être-objet-sujet-homme ; il reprend le Quadriparti analytique, celui de l'acte de parole : objet-sujet-Autre-chose, mais ici sous la forme chose-objet-sujet-Autre (l'être n'étant pas objet, devenant chose, l'homme ou l'individu devenant Autre, pour entrer dans sa création propre qui est Passion).

"Il doit y avoir une nouvelle figure du quadriparti, propre à l’individu, au Dasein. Et c’est ce qui se découvre dans le texte « Contribution à la question de l’être », où Heidegger revient sur la double relation « de l’être à l’essence de l’homme » et « de l’homme à l’ouverture (“là”) de l’être ». Il la présente maintenant ainsi. D’une part, « être-présent (“être”) est, en tant qu’être-présent, chaque fois être-présent à l’être de l’homme, dans la mesure où être-présent est le Rappel qui appelle chaque fois l’être-de-l’homme » : pas d’être qui ne soit pour l’homme. D’autre part, « l’être-de-l’homme est, en tant que tel, obédient, parce qu’il appartient au Rappel qui l’appelle, à l’être-présent » : pas d’homme qui ne soit pour l’être. Se dégage alors, parce que l’« être » ne se confond pas avec l’objet, ni l’« être-de-l’homme » avec le sujet, le quadriparti suivant : être-objet-sujet-homme. Quadriparti qui est de la forme chose-objet-sujet-Autre, comme celui de la parole (l’acte créateur dans sa possibilité éternelle – quadriparti du Verbe : objet-sujet-Autre-chose), sauf qu'ici il est question de l'homme en tant qu'individu, lequel n’est plus à la place de la chose, mais de l’Autre. Ne fallait-il pas que la créature, la chose créée, l’homme, accédât de la place de chose à celle d’Autre, entrât dans sa création propre, devînt l’Autre de son Autre. Éminemment, en l’Autre absolu comme Fils, plus le quadriparti du Verbe, ni le quadriparti de l’Incarnation, mais le quadriparti de la Passion."
JURANVILLE, 2000, JEU

INDIVIDU, Grâce, Oeuvre, Masque

Si tout individu est confronté à sa finitude radicale dans la plus parfaite solitude, il n'est devenu un individu, avec son unicité, que par la grâce initiale qu'il a reçue de l'Autre absolu ; grâce qu'il doit bien communiquer à son tour à tout autre afin qu'il devienne lui-même individu, et c'est ainsi, par le travail de l'oeuvre, que les masques - protecteurs aussi bien que trompeurs - tombent finalement.

"Pourquoi, si l’individu est une « catégorie chrétienne décisive » (Kierkegaard), est-il aussi ce qu’on pourrait appeler un « thème marxien inévitable » ? Parce que l’individu, caractérisé par la finitude radicale à laquelle il s’affronte dans la solitude, sait bien qu’il aura besoin de l’autre homme et de l’engagement de cet autre dans le même affrontement libre, et qu’il doit donc laisser se communiquer à cet autre la grâce qu’il a reçue, sans laquelle il n’aurait pas pu devenir individu, et qui fera de l’autre à son tour un individu. Et parce qu’il sait bien également que l’unicité vraie dont il se réclame peut très vite se fausser, n’être plus qu’illusoire, qu’elle doit se prouver dans une œuvre, reconnue de tous, et que c’est par la grâce qu’elle communique que cette œuvre obtiendra la reconnaissance. Et l’on peut alors, au-delà de la « révolution communiste » exaltée par Marx, remarquer que, si l’existant doit s’être constitué un masque, masque qu’il aura ensuite à instruire en œuvre, il devra aussi, comme individu, par rapport à l’autre homme, déposer ce masque en ce qu’il pourrait avoir de fascinant. Que c’est ce que fait, de par son seul discours, le psychanalyste dans le monde social. Et que là est la révolution effective, quand chacun pourra être ainsi libéré de la fascination mortifère exercée par les masques – et de la soumission hors contrôle imposée par les spectres."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Existence, Finitude, Surmoi, STIRNER

Les conceptions de l'existence de Kierkegaard et de Marx, pour opposées qu'elles soient, tombent sous le coup d'une même objection : l'une en récusant toute justice en ce monde, l'autre en ignorant tout absolu divin, conduisent à fabriquer des absolus faux ; ce qu'a bien repéré Stirner, lequel conduit à son tour son individu, "L'Unique et sa propriété" vers les impasses et les abstractions du "rien".

"N’y a-t-il pas dans les deux cas la même fuite devant l’individualité, au profit d’un absolu illusoire, la même aliénation, d’espèce fondamentalement religieuse ? C’est ce que soutient Stirner qui proclame, lui, purement et simplement, l’« Unique et sa propriété ». Mais autant la critique que Stirner avancerait, avec Marx, contre Kierkegaard et ses conceptions, et la critique qu’il avance contre Marx, sont l’une et l’autre décisives pour quiconque affirme l’existence, et de même sa réaffirmation pure de l’individu, autant cette réaffirmation reste elle-même absolument abstraite (ce que lui reproche Marx dans L’idéologie allemande). Car il est sûr que l’existant par finitude radicale fuit toujours d’abord cette même finitude et se fabrique alors un absolu faux (ou Surmoi) auquel il se soumet (que cet absolu soit ou non expressément religieux). Mais il est sûr aussi, comme le dit Kierkegaard, que l’existant ne peut avoir de propre, d’identité, d’autonomie que par l’Autre absolu vrai ; et il est sûr, comme le dit Marx, que ce propre, cette identité, cette autonomie supposent l’institution d’une société juste."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Existence, Finitude, Savoir

Sont vrais et incontournables, à la fois l'affrontement de l'individu existant à sa propre finitude radicale (Kierkegaard) et l'institution d'un monde social juste permettant à l'individu autonome de se réaliser (Marx) ; contradiction que seule l'affirmation de l'inconscient et d'un savoir philosophique de l'existence est en mesure de lever.

"D’une part, pour la pensée philosophique en général, il s’agit, à propos de l’individu, de tenir ensemble, le positif des deux analyses, celle de Kierkegaard, qui souligne l’affrontement de l’individu à sa finitude radicale et sa relation religieuse à l’Autre absolu, et celle de Marx, qui montre l’individu devant viser l’institution politique d’un monde social nouveau dans lequel seulement il pourra s’accomplir. D’autre part, pour la pensée philosophique en tant qu’elle s’est engagée dans l’affirmation de l’existence, il s’agit d’arriver, par-delà la seule affirmation de la finitude radicale et de la relation à l’Autre absolu (que cet Autre soit explicitement Dieu, qu’il soit l’être ou l’Ereignis, qu’il soit l’Infini, qu’il soit le Grand Autre, etc.), à affirmer le savoir vrai et le monde juste. Ce vers quoi va expressément la pensée messianique, de Rosenzweig à Levinas. Et ce à quoi cependant on ne peut parvenir que par la reprise, dans la philosophie, de l’inconscient qu’a introduit la psychanalyse."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Existence, Finitude, Autre, KIERKEGAARD

Affirmant l'existence, notamment avec Kierkeggard, la pensée philosophique affirme en même temps l'individu et sa finitude radicale - soit la fuite devant cette même existence, de sorte que le salut pour l'individu, selon cette même philosophie, ne proviendrait que de sa relation à l'Autre absolu divin, à l'exclusion de toute possibilité de justice, d'autonomie, et de savoir objectif vrai. - Position que Juranville épingle comme l'"argument kierkegaardien", celui de la première pensée de l'existence, et qu'il condamne.

"Dès que la pensée philosophique en vient à affirmer l’existence, l’existence essentielle, elle en vient aussi à affirmer l’individu, l’individu essentiel, avec son unicité. Car elle affirme, en même temps que l’existence, la finitude radicale de cette existence. Elle affirme donc que l’existant toujours d’abord fuit son existence, et cela généralement en se laissant capter par le monde social ordinaire, avec ses maîtres et modèles, et son système sacrificiel. Face à quoi l’existant, d’après elle, ne s’affronte à l’existence qu’en se voulant, contre ce monde, individu. Ce qu’il ne pourrait faire, en tant que radicalement fini, que par ce qui lui vient de l’Autre absolu, et même de cet Autre comme Fils incarné dans le Christ. Mais l’existant tel que l’affirme alors la pensée philosophique, ici Kierkegaard, considère que proclamer, à partir de l’existence, un savoir nouveau et vrai, et donc le monde nouveau et juste que ce savoir permettrait d’instituer, ce serait pour lui une contradiction ; cela reviendrait à nouveau à contredire la finitude radicale, et fuir à nouveau son être d’individu."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Existence, Finitude, Autre

L'individu est l'existant par excellence, d'abord "celui assume le primordial refus qu’il oppose à l’existence, sa primordiale pulsion de mort", autrement dit la finitude radicale ; c'est ensuite celui qui renonce à sa fausse identité initiale calquée sur les modèles sociaux et familiaux, pour s'en forger une nouvelle, consentie dans la relation aimée avec l'Autre (absolu, puis fini) - jusqu'à oeuvrer pour l'institution d'un monde juste.

"L’homme ne peut accepter l’existence que pour autant qu’il se fait individu – l’individu véritable qui se constitue peu à peu en s’arrachant aux modèles sociaux et qui assume le primordial refus qu’il oppose à l’existence, sa primordiale pulsion de mort. Il est ce dont l’histoire vise l’avènement. L’existant, toujours d’abord pris dans un monde social où des modèles de comportement et de pensée lui sont offerts, semblant donner un sens à l’existence, doit découvrir la finitude radicale de l’humain, sa volonté du mal pour le mal, sa pulsion de mort, sa tendance primordiale à s’enfermer dans le non-sens. Il faut donc que s’effondre l’identité qui lui avait été proposée, qu’il s’était proposée. Ce qui ne peut lui venir que de l’Autre, Autre absolu fondamentalement et, à partir de là et en fait, Autre fini, humain. Il faut de plus qu’il fixe objectivement cette finitude, aux yeux de tout Autre et dans la relation à tout Autre, en acceptant et aimant cette relation. Ce qu’il fait dans le langage, dans un langage. Il faut enfin qu’il s’engage à mener – fût-ce à travers les difficultés, l’incertitude, l’abattement – cette fixation objective de la finitude jusqu’à la nouaison d’une nouvelle identité et consistance. Ce qui s’obtient dans l’œuvre, dans l’œuvre achevée et, suprêmement, dans l’institution du monde juste."
JURANVILLE, 2017, HUCM

INDIVIDU, Existence, Finitude, Autonomie, MARX

Affirmant l'existence, la pensée philosophique ne peut pas éviter de poser en même temps l'identité et l'autonomie créatrice résultant de cette même existence, avec la possibilité d'un savoir conduisant à un monde juste, "dans lequel chacun recevrait toutes les conditions pour s’établir effectivement dans son individualité essentielle" ; c'est la position de Marx, qui reconnait et l'existence et l'individu comme essentiels, mais qui perd toute idée de finitude radicale et corrélativement toute relation à un Autre absolu.

"En vérité la pensée philosophique ne peut pas, affirmant l’individu, s’arrêter à ce refus de poser aucun savoir vrai et aucun monde juste [position de Kierkegaard]. Car elle doit reconnaître que l’existant, quand il proclame – et se proclame – un tel individu supposé s’être arraché au monde ordinaire, et quand, cependant, il laisse intouché ce monde, se contredit là aussi, et qu’il reste alors capté par ce monde, aliéné à lui. Elle doit donc vouloir, contre la position qu’elle a prise initialement, celle de Kierkegaard, affirmer comme telle l’identité et autonomie de l’existence essentielle, identité et autonomie créatrice qui serait le principe d’un savoir nouveau permettant d’instituer le monde juste dans lequel chacun recevrait toutes les conditions pour s’établir effectivement dans son individualité essentielle. Toutes choses qui se retrouvent dans les conceptions de Marx. Mais l’existant tel que l’affirme alors la pensée philosophique, cette fois avec Marx, considère que poser comme telles quelque finitude radicale et quelque relation à l’Autre absolu, ce serait, pour lui, contredire l’autonomie créatrice qu’il voulait proclamer. De sorte que, affirmant l’individu et le monde juste que cet individu instituerait, l’existant ne dit rien de la finitude radicale de l’individu ni de sa relation à l’Autre absolu."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

INDIVIDU, Ethique, Christianisme, Judaïsme, KIERKEGAARD

Le savoir éthique issu du judaïsme laisse bien toute sa place à l'individu, en tant qu'il assume seul devant Dieu le "péché" de l'homme, mais il n'est confirmé que par le christianisme qui insiste sur l'arrachement que l'individu - à commencer par le Christ - doit consentir face à une communauté toujours hostile.

"On peut affirmer légitimement que le savoir éthique est issu du judaïsme en tant qu'il consiste dans l'appropriation, par l'homme, des commandements donnés au Sinaï. Cependant il ne peut apparaître dans sa portée universelle de savoir philosophique qu'avec le christianisme qui le montre comme ce par quoi il faut passer, et même qu'il faut reconstituer, si l'on veut devenir individu. Encore n'apparaît-il ainsi que quand le christianisme est rigoureusement assumé en philosophie par Kierkegaard avec l'affirmation de l'existence. Le judaïsme avait bien, dans le cadre de la communauté juste qu'il introduit, laissé toute la place à l'individu en tant qu'il assume son péché. Ainsi pour Rosenzweig « c'est l'individu comme tel qui se tient, dans sa singularité nue, devant Dieu, il se tient là tout simplement dans le péché de l'homme ». Mais c'est le christianisme surtout qui insiste sur ce terme parce qu'il le montre advenant contre la communauté, toujours d'abord sacrificielle. Rosenzweig parle bien de la « parfaite liberté de chaque individu dans l'Église », il n'évoque pas l'arrachement que l'homme doit accomplir pour devenir individu. Mais c'est Kierkegaard qui affirme clairement que « le Christ fut crucifié parce que, tout en s'adressant à tous, il ne voulut pas avoir affaire avec la foule, mais voulut être ce qu'il était, la vérité qui se rapporte à l'individu », à l'individu que chacun doit devenir."
JURANVILLE, UJC, 2021

INDIVIDU, Désir, Autre, Oeuvre

Le IX° commandement, en appelant à ne pas convoiter les biens d'autrui, montre la voie du vrai désir pour l'individu qui, certes ne s'affranchit pas du désir de l'Autre, mais l'oriente vers un objet nouveau qui ne peut être que son oeuvre propre, oeuvre toujours in fine destinée à l'Autre.

"Le IX° commandement appelle à ne pas convoiter les possessions d'autrui, à ne pas les désirer, à ne considérer comme désirable que ce qui surgit imprévisiblement comme Autre et qu'on laisse être tel. On peut soutenir que ce IX° commandement prend toute sa portée d'indiquer comment devenir individu ; en reconnaissant la sexualité comme la figure fondamentale de la finitude proprement humaine ; et en l'assumant dans un désir où elle apparaîtra comme n'entravant aucunement l'existant dans l'accomplissement de son œuvre propre. Il appelle donc au vrai désir. Vrai désir qui n'exclut pas l'imitation, le « désir mimétique ». Car, du fait de la finitude, il est inévitable d'entrer dans le désir, si on y entre, par le modèle qu'est le désir de l'Autre ; on commence inévitablement par s'arrêter à ce désir faux - complexe d'Œdipe typiquement. Mais le désir ne devient véritable que si, au-delà de toute imitation, au-delà de l'Œdipe, au-delà de tout ce qui maintient dans l'identité originelle, on se crée un objet nouveau qui peut être un Autre humain qu'on laisse venir à soi, mais qui peut être aussi une œuvre dans laquelle on s'engage, voire l'Autre divin lui-même - ces relations à un Autre étant toujours des œuvres."
JURANVILLE, UJC, 2021

INDIVIDU, Dépression, Capitalisme, Paganisme

La dépression généralisée, mal du siècle, est bien une conséquence du capitalisme : ce mal témoigne de la difficulté qu'éprouve l'individu à créer une oeuvre qui tienne face aux tentations idolâtres dont regorge ce même monde capitaliste ; mais il vaut mieux éprouver ce mal, cette difficulté à être individu, comme effet d'un dilemme intérieur irrésolu - en ceci la dépression est essentielle - plutôt que de subir l'empêchement extérieur, effectif, qui caractérise le paganisme pré-capitaliste.

"Le capitalisme est étroitement lié au droit et aux institutions qui permettent l'avènement de l'individu véritable, mais devenir un individu véritable reste difficile. Cela suppose qu’on s’arrache aux modèles auprès desquels on s’aliénait avec complaisance. Qu’on s’affronte à l’incapacité, toujours d’abord, d’effectuer cet arrachement ; à la fuite, toujours d’abord, devant cette exigence, fuite qui est le principe du mal en l’homme, de cette « peste » dont il est, lui, malade. De là la dépression de l’homme actuel. Dépression essentielle d’abord, par rapport à l’exigence qui est en lui, de faire de sa vie, et à partir de sa vie, une œuvre véritable, quelque chose qui se tienne, qui ait consistance – peu y parviennent, mais à tous doivent être données et redonnées les conditions pour y parvenir, et l’essentiel est de s’être engagé dans cette tentative. Dépression inessentielle ensuite, à quoi l’homme se voue pour oublier cette sienne finitude, dépression inessentielle alors par rapport à des idéaux dérisoires qu’il se fabrique pour oublier sa finitude. Mais il est mieux, pour l’homme, de risquer ainsi la dépression sous toutes ses formes, comme c’est le cas aujourd’hui dans le monde capitaliste, plutôt que de ne pas pouvoir advenir à ce à quoi il doit advenir, à l’individualité véritable. Plutôt que d’en être empêché. Car cet empêchement caractérise le constitutif paganisme de l’humain. Or le paganisme est le mal par excellence, la peste dont parle La Fontaine. Le mal en tant qu’il ne veut rien savoir du mal en l’homme."
JURANVILLE, 2010, ICFH

INDIVIDU, Droit, Politique, Volonté générale, SCHMITT

Les droits de l'individu émanent de la volonté politique en tant que telle (et non d'une "composante libérale" en quelque sorte annexe de la société, comme le pense Schmitt), rien d'autre que la volonté générale dont l'individu doit se faire activement le représentant.

"Le système politique de la société juste doit ouvrir l’espace pour que l’existant puisse advenir à son individualité. Espace qui ne contredit en rien la dimension politique de cette société, contrairement à ce que pense Carl Schmitt. Disons, quant à nous, qu’il n’y a pas, dans l’État de droit bourgeois, de contradiction entre une composante politique et une composante libérale. Et qu’il y a bien plutôt un accomplissement du politique. L’État a une souveraineté et une légitimité bien plus grandes quand il restreint ses pouvoirs au profit de l’individu que lorsqu’il déploie sans limite lesdits pouvoirs – il n’est alors que le prolongement de l’idole païenne... L’individu a des droits qui excèdent certes, sinon précèdent, le monde social ordinaire. Des droits non pas d’un individu déjà constitué et absolu par soi, mais d’un individu à venir, et qui aura lui-même à reconstituer – c’est son élection - la volonté générale. Car la "volonté générale" est certes d’emblée là, mais elle est toujours d’abord forclose par la "volonté de tous", par le système sacrificiel."
JURANVILLE, 2010, ICFH

INDIVIDU, Droit, Etat, Capitalisme, FOUCAULT

C'est grâce à ces diverses institutions que sont l'Etat, l'Eglise, la Science, la Démocratie, et même le Capitalisme, que les progrès en matière de justice et la reconnaissance des droits de l'individu se confondent en une seule même réalité historique.

"Les progrès en matière de justice se caractérisent à chaque fois, pour Foucault, par une reconnaissance s'approfondissant de ce qu'il en est de l'individu qu'ont à devenir les humains, ce qu'empêche le système sacrificiel des communautés païennes ou néo-païennes. Avec l'institution de l'État, c'est par exemple la lutte contre les vengeances familiales, l'héritage devenant individuel, la limitation des conduites de deuil, l'abolition des dettes par Solon pour que nul ne soit voué par elles à l'esclavage, l'institution de la monnaie comme richesse passant de main en main. Avec l'institution de l'Église, c'est l'avènement exprès de l'individu (aveu du péché, foi néanmoins en l'homme nouveau qu'on peut devenir) qui est directement recherché, mais pas encore sous ce nom. Avec la raison d'État, la rationalisation du droit et l'institution de la science, l'individu est désigné comme tel, « le droit [allant] servir de point d'appui à toute personne qui voudra d'une manière ou d'une autre limiter cette extension indéfinie d'une raison d'Etat prenant corps dans un Etat de police » (Foucault). Avec l'institution de la démocratie, l'individualisme formel étant libéré politiquement, l'individu est proclamé par la philosophie de ce temps et devient, Foucault le souligne, ce que cherche à susciter dans l'humain la pédagogie. Avec enfin l'institution du capitalisme, est reconnu philosophiquement et politiquement qu'à la fois tous les humains doivent et peuvent devenir des individus et que tous ne le deviendront pas ; qu'il faut « faire avec » la pulsion de mort et que c'est le propre de l'État de droit accompli ou encore entièrement « gouvernementalisé » dont traite ultimement Foucault."
JURANVILLE, 2021, UJC

INDIVIDU, Dasein, Être, Autre, HEIDEGGER

Le Dasein chez Heidegger - expression qui condense "la relation de l’être à l’essence de l’homme et le rapport essentiel de l’homme à l’ouverture (“là”) de l’être comme tel" - ne désigne rien d'autre que l'individu dans sa relation constitutive et essentielle avec l'Autre, pour lequel il est l'Autre, et même provisoirement l'objet.

"Qu’est-ce que le Dasein chez Heidegger ? « Afin de désigner en même temps et en un seul mot, à la fois la relation de l’être à l’essence de l’homme et le rapport essentiel de l’homme à l’ouverture (“là”) de l’être comme tel, fut choisi, pour le domaine essentiel où l’homme se tient comme homme, le terme de Dasein. » Par le terme de Dasein, Heidegger ne vise à rien d’autre qu’à récuser la représentation courante de l’homme comme sujet maître de son monde et individu abstrait clos sur soi, et à affirmer au contraire la relation essentielle de l’homme à l’être, à l’être comme Autre et primordialement, certes, de cet être à l’homme. Or l’individu tel que nous en avons dégagé le concept est lui-même en relation constitutive avec un Autre dont il est l’Autre ; il a lui-même à s’affronter à sa finitude radicale (à son Da), à constituer dans cet affrontement même, son identité – et finalement, ajoutons, à se faire objet (Da) de tout Autre."
JURANVILLE, 2000, JEU

INDIVIDU, Christianisme, Vérité, Désir, FOUCAULT

Foucault affirme que le discours philosophique véridique, en tant qu'il doit être tenu par un individu, assumant son désir face à tout Autre, trouve sa fondation historique dans le christianisme.

"Foucault : "Si les hommes en Occident ont été amenés à se lier à des manifestations bien particulières de vérité où ce sont eux-mêmes qui doivent être manifestés en vérité, cela tient à cet acte de véridiction tout à fait singulier qui s'appelle la philosophie". Et d'ajouter : "la subjectivation de l'homme occidental, elle est chrétienne, elle n'est pas gréco-romaine", le désir, propre à l'individu, loin d'avoir été réprimé dans l'histoire tenue ouverte par le christianisme, y étant "un quelque chose qui a été petit à petit extrait et a émergé d'une économie des plaisirs et des corps" (chez les grecs). L'existant est ainsi appelé à assumer, dans le désir (pour l'Autre) les marques de finitude (pas de morale ascétique dans le christianisme, répète Foucault) : ce qui se fait par la constitution d'un récit sur soi-même où s'énonce «une vérité, intérieure, secrète et cachée » (Foucault)."
JURANVILLE, 2021, UJC

Présentation du projet

Le fonctionnement de ce lexique

Voici un "lexicon" composé à partir des écrits du philosophe Alain Juranville, conçu sur le modèle du "Lacan lexicon" que j'ai déjà entrepris (toujours en cours d'écriture). Le sens du titre choisi - l'Individu et son Autre - sera révélé à la fin. Je vais plutôt commencer par les aspects pratiques et le fonctionnent du blog. Le principe est le suivant : chaque concept remarquable fait l'objet d'une série d'articles qui se composent très simplement d'une courte notice (quelques lignes) chapeautant une citation, ou un extrait plus ou moins important de l'auteur. Chaque article présente et analyse (brièvement) une séquence de quatre termes formant entre eux un noyau sémantique, problématique, ou argumentatif ; parfois s'y ajoute le nom d'un philosophe, quand il en est directement et principalement question. Plus précisément, un terme "premier" se trouve directement associé à un terme "second" - avec lequel il peut être dans une relation d'opposition, de coordination, de subordination, d'identification, etc. -, puis à cette première dualité sont ajoutés deux termes supplémentaires pour former, dans le meilleur des cas, une structure quaternaire. Enfin les citations ou extraits mentionnent systématiquement une date qui renvoie elle-même à un ouvrage, désigné par une abréviation, sans plus de précision. Notons que les trois points [...] apparaissant dans les extraits indiquent que le texte a été coupé, raccourci (mais jamais modifié).
Ce travail a été commencé et mis en ligne fin octobre 2024, sur la base d'une documentation personnelle assez considérable qui couvre l'ensemble des oeuvres publiées d'Alain Juranville. La première série portait sur le terme d'Individu, assez symboliquement puisque j'y vois le principal fil conducteur de toute la pensée de Juranville, et ce depuis son Physique de Nietzsche paru en 1974. Depuis plusieurs termes ont été ajoutés. La rédaction devrait se poursuivre et s'intensifier dans les semaines et les mois à venir. Le nombre total des articles à écrire et à publier - d'après les notes dont je dispose - est estimé à environ 2000. Chaque terme "premier" pourra comporter entre 10 et 50 entrées selon son importance dans le système, mais il est évident que ce même terme est susceptible de figurer dans un nombre plus ou moins important de séquences à 4 termes, au titre de terme second, troisième ou quatrième. Par exemple les occurrences de termes comme "existence", "Autre", "philosophie" se comptent, au total, par centaines !
D'où l'importance d'adopter une bonne méthode de recherche à partir de cette plate-forme (pas idéale d'ailleurs *) qu'est le blog : un système de tags permet de retrouver les diverses occurrences, articulations, d'un même concept, ou bien de cibler une association de plusieurs concepts, de manière à rassembler une matière suffisamment significative et précise pour satisfaire une demande spécifique. Par exemple, si je souhaite étudier les relations entre inconscient, métaphore et création, il suffit de sélectionner et d'associer les tags correspondants pour faire remonter, à coup sûr, plusieurs textes et notices à ce sujet. On peut aussi formuler une demande quelconque dans la barre de recherche du blog, mais le résultat risque d'être moins précis. (* Je n'exclus pas de réaliser une copie de ce lexique sur plate-forme plus adaptée telle que Pearltrees ou Diigo, c'est en cours de réflexion.)

La philosophie pas sans la psychanalyse

Qui est Alain Juranville ? Je ne donnerai pas ici d'éléments biographiques, ceux que cela intéresse pourront consulter directement son site personnel, ils y trouverons quelques indications supplémentaires. L'on se contentera ici d'une carte de visite des plus sommaire : né à Nice en 1948, ancien élève de l'ENS de la rue d'Ulm, professeur agrégé de philosophie, docteur d'Etat en philosophie, psychanalyste, auteur d'une quinzaine d'ouvrages dont la liste figure en bas de cette présentation. Il n'est pas inutile de préciser l'intitulé de sa thèse d'Etat, "La philosophie comme savoir de l'existence", puisque c'est aussi le nom qu'il donne à l'ensemble de son oeuvre systématique, qui comprend déjà et comprendra de nombreux volumes. Quelques mots sur la personne... Trois choses frappent immédiatement : cet homme est dur envers lui-même, du genre bourreau de travail, et au-delà, il y a du stoïcien bienheureux chez lui ; cet homme pense (et parle !) visiblement à la vitesse de la lumière, et c'est impressionnant ; cet homme est incroyablement ouvert et attentif à la parole de l'autre, celui qui est en face de lui : c'est ce qui le rend, lui, digne de foi au-delà de toute bonne "psychose" créatrice assumée (Juranville distingue "bonne" et "mauvaise" névrose, psychose, etc.).
Me concernant, pourquoi travailler sur Juranville, après Lacan ? Ceux qui me connaissent un peu savent que mon travail philosophique est partagé, si je puis dire, entre une visée noétique, un "point de vue" constant que je qualifie souvent de "non-philosophique" ou "non-standard" à la suite de François Laruelle (mon directeur de thèse - par ailleurs un OVNI pour la philosophie académique !), et un domaine noématique, un champ d'investigation privilégié qui est la psychanalyse lacanienne - outre le corpus philosophique classique, que mon métier d'enseignant m'a conduit à pratiquer assidûment. Dans ma thèse (1998) j'ai soutenu que Lacan avait raison, "contre" quasiment tous les philosophes, pratiquement sur tous les sujets, validant en somme la thèse d'un Lacan "anti-philosophe" - je n'y reviens pas). Juranville, au contraire, soutient résolument la thèse d'une complémentarité nécessaire, et historique, de la philosophie avec la psychanalyse. Comme en témoigne le titre de son maître-ouvrage Lacan et la philosophie, paru en 1984. Je n'ai pas à porter de jugement sur les thèses de Juranville ni sur la validité de son système. La simple décision de conduire ce projet en dit suffisamment sur l'estime et même l'admiration que je lui porte. A minima cette oeuvre représente, à mes yeux, le meilleur "matériau" post-lacanien "philosophico-psychanalytique" (à dominante philosophique) dont on puisse rêver. Le plus cohérent et le plus achevé, même s'il n'emportera l'adhésion ni des uns ni des autres. Psychanalyste lui-même, Juranville peut assurément être qualifié de "lacanien", mais il déborde largement la lettre - et parfois l'esprit - du maître, ce qui exaspère généralement les psychanalystes. Le philosophe, élève et proche de Levinas, construit résolument, opiniâtrement, un édifice systématique dont l'ampleur et l'ambition ne peuvent que rappeler celui de Hegel ! Comme Hegel, Juranville affirme bien le sens et la rationalité de l'Histoire - et même sa fin (dans la "libération" de l'individu) -, comme Hegel il assume le caractère systématique de sa pensée, et surtout comme Hegel il confirme l'existence d'un savoir philosophique objectif (la Science pour Hegel). Mais Juranville est un philosophe résolument "contemporain" et même "actuel", ce qui impose de son point de vue de partir du fait de l'existence d'une part, et de l'inconscient d'autre part. Dans les deux cas cela implique de considérer le langage comme étant, non seulement le véhicule, mais le milieu naturel voire la substance même de ce savoir.

La philosophie pas sans la religion

Il est un autre paramètre à prendre en compte quand on aborde Juranville, qui ne manquera pas de dérouter le candidat à la lecture aussi bien de ses ouvrages que du "digest" proposé ici : c'est la référence constante à la religion... Car Juranville ne considère pas seulement que la psychanalyse ouvre la voie, pour la philosophie actuelle, vers un savoir de l'existence via le savoir structuraliste de l'inconscient, il pose en outre que la philosophie ne peut prétendre à un savoir vrai qu'en s'appuyant sur la religion, révélée et chrétienne au premier chef - mais au fond toutes les grandes religions peuvent être considérées comme vraies, et justes, pour peu qu'elles ne retombent pas dans leurs travers païens (malheureusement elles y retombent toujours). Pour autant, il n'y a pas de "profession de foi" préalable à toute réflexion philosophique, chez Juranville. Egalement, ce dernier ne propose aucune "philosophie de la religion", en mode critique, herméneutique ou autre. La vérité religieuse, vérité de la Révélation, s'impose du fait même de l'existence, et du fait même de l'inconscient, car tous deux seraient inconcevables et véritablement insensés en l'absence d'un Autre posé, fondamentalement, comme absolu. Dans le christianisme, à l'enseigne de Kierkegaard, Juranville voit la consécration de la dialectique identifiant l'Individu (unique, fin de toutes choses) et l'Autre (absolu, cause de toutes choses), ou plutôt l'individu devenant l'Autre de son Autre et réciproquement. 
Mais, plus décisivement, Juranville se demande : que vaudrait un savoir philosophique qui ne serait pas universellement reconnu ? A ses yeux, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est par le truchement de la religion qu'une telle reconnaissance, au moins implicite, peut advenir pour le plus grand nombre... J'avoue avoir éprouvé la plus grande difficulté, au début de mes lectures, avec cet aspect de la pensée de Juranville heurtant de plein fouet mes propres convictions et surtout ma culture philosophique ! Cette nécessité d'admettre un Autre absolu (divin) ne me semblait jamais suffisamment justifiée, même si je voyais bien que toute la logique du système en dépendait, et ce pour des raisons - ce fut une révélation, pour le coup, pour la compréhension de son oeuvre - d'ordre strictement politique ou disons théologico-politique. Car l'entreprise de Juranville ne se veut nullement une métaphysique (il y a bien une théologie mais aucune métaphysique chez Juranville, et la seule ontologie est celle du sujet), mais bien essentiellement une politique : le but de la philosophie, qui est aussi celui de l'histoire, est l'instauration d'une société juste permettant l'éclosion de l'individu créateur et autonome. Rien de plus, rien de moins. Or c'est un fait que la philosophie n'a jamais su penser l'individu, elle l'a toujours déjà manqué en le confondant avec un universel. La philosophie de l'existence s'en approche évidemment, avec Kierkeggard pour qui le Christ n'est autre que l'individu accompli, ou avec le Dasein heideggérien dans sa relation constitutive et essentielle avec l'Autre (ici l'Etre), mais elle ne veut pas en tirer les conséquences rationnelles en vue d'un savoir de l'existence, ni les conséquences politiques en vue de l'instauration d'une société juste, et finalement elle se tire une balle dans le pied. Selon Juranville seule la théorie de l'inconscient est compatible avec un savoir de l'existence, mais la psychanalyse traite du sujet, et refuse de parler de l'individu : c'est donc à la philosophie de le faire, en s'appuyant sur la psychanalyse, mais cet attelage philosophie-psychanalyse même reste politiquement inopérant.
Ce qu'il faut bien comprendre c'est que le discours philosophique, par lui-même, au vu de la diversité (malgré la mondialisation) des sociétés et des cultures n'a aucune chance, ni aujourd'hui ni demain, de "convertir", par ses seuls moyens dialectiques ou par l'éducation laïque, l'ensemble des peuples de la terre à la "sagesse", à la rationalité argumentative, ou à la démocratie parlementaire ! Formidable naïveté que de croire cela ! C'est encore plus vrai avec la psychanalyse et le discours individuel qu'elle autorise, qu'elle promeut, certes une révolution dans l'histoire... mais qui en veut vraiment ?
Il suffit d'ouvrir les yeux sur le monde actuel pour s'en convaincre : pour une bonne partie des peuples l'accès à la justice sociale, si elle doit passer par le droit, ne sera insufflée d'abord que par l'esprit de justice animant leur propre religion ; justice imparfaite sans doute, mais toujours préférable aux encore plus anciennes coutumes tribales, foncièrement injustes, violentes et sacrificielles. Il appartient donc à la philosophie - Juranville appelle ceci sa "grâce" - de se retirer de toute position de maîtrise face à l'action politique, de s'assumer comme discours "universitaire" dont le rôle - y compris politique - de conseil et d'éducation n'est certes pas négligeable..., de s'effacer donc quand elle ne peut agir directement sur la communauté, lorsque celle-ci n'est tout simplement pas prête à "libérer" l'individu (pour des raisons profondément culturelles qui n'ont rien à voir avec la religion comme telle). Dans ce cas (et même dans tous les cas) c'est donc à la religion qu'il appartient d'"achever", si l'on peut dire, l'oeuvre civilisationnelle qu'elle a de toute façon initiée (rappelons-la encore : que chacun devienne individu, grâce à son Autre), implicitement ou explicitement, loin de tout extrémisme et dans le respect du droit.
Voici une position bien peu conventionnelle, bien peu mainstream dans le paysage philosophique actuel, n'est-ce pas ?! Quant au discours de la science, que d'aucuns encore plus naïfs pourraient imaginer comme le discours émancipateur ultime, il faut surtout rappeler que sans la béquille du discours universitaire il serait potentiellement livré aux idéologies les plus douteuses, les plus assassines, les plus totalitaires. Juranville dirait peut-être (mais il n'aborde jamais l'actualité immédiate) que dans le contexte géopolitique explosif que nous connaissons aujourd'hui, continuer aussi grossièrement à ignorer la réalité religieuse et sa persistance un peu partout sur la planète, continuer à parier sur la lente extinction des cultes et des croyances comme nous l'avons fait jusqu'ici, cela ne fait qu'encourager les manipulations sectaires ou mafieuses (et souvent les deux à la fois : ce sont les "coquins" dont parle Voltaire) dévoyant les religions pour mieux accomplir, au dépens des peuples évidemment, leurs basses et lucratives besognes.

Une oeuvre, un style

Quoi qu'il en soit, mon objectif ici n'est ni de résumer la pensée de Juranville, ni d'extrapoler, mais simplement d'en souligner à la fois quelques difficultés et surtout le très grand intérêt à mes yeux, non seulement pour sa proximité avec Lacan, y compris par sa logique interne, son structuralisme assumé (presque toute sa doctrine pourrait être vue comme un hyper-développement du schéma L de Lacan) mais aussi justement pour son caractère systématique, son aspect d'objet théoriquement achevé - car en pratique, il n'est pas évident que l'auteur, de son vivant, puisse en achever l'écriture, au vu du nombre de livres annoncés... même si je le lui souhaite !
Il n'est guère surprenant que l'oeuvre de Juranville, à part le succès rencontré par son Lacan et la philosophie, et quoique très bien éditée, reste relativement confidentielle. Absorbé par l'écriture de son oeuvre, Juranville ne se soucie guère, du moins apparemment, de la publicité qui peut lui être faite - surtout dans l'univers des nouveaux médias. Mon travail viendra donc au moins combler cette lacune, si toutefois c'en est une. Ceci étant, les écrits et les idées de Juranville ne paraissent guère formatés pour affronter la cohue médiatique, les discussions de comptoir sur X et autres réseaux. Quant aux positions politiques (on parle de philosophie politique) de l'auteur, elles ne souffrent d'aucune ambiguïté, d'aucun penchant pour la "réaction" dans l'air du temps ou le traditionalisme, mais elles sont indéniablement libérales. Elle sont surtout affirmées de façon "cash" philosophiquement parlant : Juranville défend la démocratie parlementaire, pour de bonnes raisons, et il défend le capitalisme en tant qu'institution historique laissant une chance à l'individu (même s'il en condamne aussi les multiples aliénations, le fétichisme en tout point "païen", et le "mauvais" individualisme constitutif).
En outre les écrits de Juranville ne sont pas d'un abord particulièrement facile, surtout ses ouvrages les plus systématiques : ils obéissent à un plan établi que l'écriture exécute impitoyablement... Ca déroule, logiquement, implacablement, sans beaucoup de considérations d'ordre esthétique ou même rhétorique. Cependant le style n'est jamais anodin : la phrase de Juranville qui peut paraître parfois excessivement hachée, multipliant les appositions ou se plaçant d'emblée elle-même en apposition, met en exergue un mécanisme signifiant fondamental, présent dans tout discours, que Juranville appelle le "suspens accentuel" (et qu'il a théorisé brillamment dans son Lacan et la philosophie) : il est ce point d'arrêt, ce silence, cette scansion temporelle qui donne sa fonction signifiante à toute articulation syntaxique, tout particulièrement manifeste dans ces appositions répétées, ces conjonctions en début de phrase, ces coupures en lesquelles il faudrait voir un élément constitutif, j'irais presque jusqu'à dire symptomatique, du style de Juranville.

La méthode métaphorique. La mathématique existentielle

Le style de Juranville est assez peu métaphorique au sens "poétique" habituel du terme, pourtant selon sa théorie c'est bien la métaphore qui, décisivement, préside à la création conceptuelle. Précisons ce point avant d'en arriver au "plan de la machine" et avant d'exposer brièvement quelques clefs logiques du système. En effet c'est toute sa méthode, ouvertement "spéculative", que Juranville qualifie de métaphorique. Et pourquoi cela ? parce que le savoir ultime qu'il s'agit de dévoiler n'est rien d'autre que le savoir inconscient (savoir de l'Autre, dans l'élément du langage, et en ce sens savoir objectif) - celui-là même dont s'occupe la psychanalyse, mais repris par la philosophie, non plus au niveau du sujet individuel en analyse, mais au niveau du sujet social dans la cité qui est le vrai sujet de la philosophie (dont la vocation est politique, comme je le disais) -, et parce que la logique inconsciente est une logique essentiellement métaphorique. L'inconscient n'est donc rien d'autre que le principe même de la méthode! 
Cette méthode est - du moins dans un premier temps - ternaire comme celle de Hegel et comme toute méthode dialectique spéculative, typiquement elle va consister à dégager une essence. Elle se retrouve un peu partout dans l'analyse des termes-concepts dont ce lexicon présente une liste potentiellement exhaustive. Prenons l'exemple du terme (évidemment central) d'Existence. Tout terme se caractérise par une dualité apparente qui ne tardera pas à devenir contradiction dès lors qu'on l'analyse. Le traitement de la contradiction s'effectue selon trois moments qui sont ceux de l'objectivité, de la subjectivité, de l'altérité. Ces trois phases de l'analyse vont produire trois types de solutions pour tenter de cerner l'unité, par-delà la contradiction, de l'entité proposée : respectivement le phénomène (là où Hegel place, à tort, l'essence), la vérité, et enfin l'essence comme le but recherché. Ainsi, pour traiter notre exemple, il appert que l'existence se caractérise à la fois comme altérité et identité, altérité de l'identité - ce qui est paradoxal. Premier temps, première tentative de résolution, selon l'objectivité : substituer (métaphore !) au terme d'existence celui d'altérité. Mais à ce stade l'altérité ne peut pas représenter, objectivement, l'essence de l'existence, précisément car elle n'en est que son phénomène, la façon dont elle est perçue, et l'existant, le sujet de l'existence, est amené toujours d'abord à la refuser à cause de cette déchirure qu'elle représente. Un deuxième terme est alors substitué, dans lequel la contradiction est assumée comme objective et semble en même temps résolue : ce deuxième concept est le Jeu, l'existence comme jeu (cf. Heidegger). Mais une deuxième contradiction éclate, cette fois subjective, car le sujet (toujours en raison de sa finitude) ne veut pas jouer le jeu, refuse d'entrer dans le jeu de l'Autre, se replie sur sa vérité première. Finalement un troisième terme est proposé qui résout la contradiction précédente, pour l'existence ce sera l'Inconscient, dégagé de ce fait comme essence de l'existence. Et ce n'est pas parce que l'inconscient est la métaphore ultime de l'existence, et son essence, qu'il n'est pas un savoir, un savoir vrai : il possède toute l'objectivité (reconnue, de la place de l'Autre) que peut comporter le langage, en tant qu'articulé par un sujet dans sa parole. Sauf que l'inconscient est porteur, à son tour, d'une contradiction potentielle dans sa propre définition duale, en l'occurrence Vérité et Sens, qui devra à son tour être résolue, par une autre métaphore conceptuelle, et ainsi de suite.
Observons-en les conséquences. Le fait que le ternaire dialectique ne résolve définitivement aucune contradiction impose à chaque fois l'ajout d'un quart-élément, source du processus suivant. D'où la quarte, après le ternaire, ce qui nous renvoie au fameux schéma L de Lacan, cette structure fondamentale et constante (qu'on retrouve dans les quatre discours notamment). Le quart élément y est présent sous la forme tantôt du Sujet, du Phallus, ou de la Chose principalement chez Juranville. Ce dernier va développer sous tous les angles les potentialités de la structure quarternaire (retrouvant le quadriparti heideggérien au passage), jusqu'à en faire le chiffre par excellence de l'Oeuvre, dont le nom ultime est la Chose. La structure de Lacan "objet maternel, idéal-du-moi ou père réel, père symbolique, sujet S" devient chez Juranville "objet, sujet, Autre, Chose" - dès lors avec ce nouveau schéma, beaucoup de choses d'éclairent, et même nombre d'apories lacaniennes, plus largement psychanalytiques s'estompent. Par exemple Juranville est en mesure de présenter de façon beaucoup plus cohérente les structures cliniques (renommées "structures existentiales") que sont classiquement la névrose, la perversion, la psychose, en y ajoutant la sublimation (dont les psychanalystes, de Freud à Lacan et au-delà, sont généralement "embarrassés comme un poisson d'une pomme", pour reprendre un mot comique de Lacan, faute d'y déceler correctement une structure à part entière). De la même façon Juranville reprend la théorie des quatre discours (qu'il appelle des "structures historiales", au niveau du sujet social), renommés par lui discours empirico-populaire, métaphysico-magistral, philosophico-clérical, et psychanalytico-individuel.
Er ce n'est pas tout... La quarte n'est pas l'alpha et l'oméga du "structuralisme dialectique" de Juranville. Elle n'est qu'une structure (celle de l'oeuvre donc) parmi d'autres dont la plus achevée (celle du savoir constitué) est le sénaire. Pour en comprendre la nécessité, il faut se rappeler quel est le vrai objet de ce savoir : l'existence. Ce n'est pas pour rien que Juranville qualifie sa méthode de "mathématique existentielle". Mathématique toujours bien réelle et non logique toujours trop formelle. Qui doit tenir compte de la finitude de l'existant, en particulier de cette fameuse finitude que Juranville dit "radicale" : rien d'autre que le refus de l'existence et ce qu'elle implique, de la part de l'existant, soit l'équivalent de la pulsion de mort (qui n'a rien de naturelle) pour la psychanalyse, et du péché pour la religion. Donc la méthode métaphorique doit tenir compte de deux aspects qui n'apparaissent pas dans la méthode spéculative de Hegel, faute de se tenir au plan de l'existence : d'une part la négation pure, d'autre part la position pure. - A - La négation pure correspond à ce refus radical d'aller vers l'existence, et encore peut-il prendre deux formes : 1) soit le refus résulte de ce qu'on en reste au savoir anticipatif, c'est-à-dire logique et positif, en excluant l'existence (ce qui correspond à l'attitude empiriste, quand ce savoir se veut relatif, ou à l'attitude métaphysique quand ce savoir se veut absolu), 2) soit le refus résulte de ce qu'au contraire on affirme l'existence, son caractère imprévisible, l'altérité pure, mais en excluant qu'un savoir de l'existence soit possible (ce qui correspond d'une part à pensée de l'existence, quand ce savoir est jugé radicalement impossible, avec des auteurs comme Kierkegaard, Heidegger, Rosenzweig, Levinas, que Juranville commente abondamment de livre en livre, d'autre part au discours psychanalytique lorsque ce savoir est jugé possible seulement partiellement, comme savoir de l'inconscient, mais non comme savoir philosophique relativement au sujet social et à l'histoire - cette limite que s'impose à elle-même la psychanalyse, son refus de poser son savoir comme universalisable, Juranville en tant que philosophe n'entend pas s'y tenir et c'est en ceci notamment qu'il "dépasse" Lacan). - B - La position pure correspond au refus du refus, donc à l'acceptation de l'existence créatrice, philosophiquement c'est la méthode métaphorique elle-même comme acte créateur, introduisant à chaque fois un nouveau concept résolvant la contradiction, posant même l'objectivité de l'existence dans le langage : c'est, ou ce sera, dans le plan de l'oeuvre de Juranville, le fruit d'une discussion serrée avec la philosophie analytique, où l'idée d'une vérité totale du signifiant devra s'imposer au-delà de tout empirisme (logique ou non).
Maintenant l'on peut comprendre pourquoi le sénaire ! Six est le chiffre du savoir s'accomplissant. Il correspond au doublement du ternaire logique (objectivité absolue/finie, subjectivité absolue/finie, altérité absolue/finie), du fait de l'existence, qui ne va pas sans le refus de l'existence chez la créature finie, de sorte que celle-ci doit refaire ce qui a été fait par l'Autre divin, la Création devenant sa création. Il existe une trinité humaine qui répète la trinité divine. - 1) Ainsi le Père devient Oeuvre, position métaphorique de la Chose, cela correspond à la logique structurale du quaternaire (schéma L de Lacan), où l'homme assume le ternaire initial par lui corrompu (du fait du refus) et reconnait la nécessité d'un quart-élément où s'exprime la puissance créatrice du Père. - 2) Le Fils devient Histoire, selon une logique quinaire spécifiquement, avec les cinq périodes qui caractérisent l'histoire (quatre temps pour réaliser l'oeuvre historique proprement dite, jusqu'à l'époque contemporaine, plus un temps supplémentaire qui correspond en réalité à la "fin de l'histoire", avec toute l'ambiguïté du mot "fin", soit notre époque actuelle, terminale, mais peut-être aussi bien interminablement finale, où à la fois la reconnaissance d'une justice pour tous les hommes est atteinte en principe et en droit (grâce à la mondialisation), et à la fois cette justice s'avère contestée et inappliquée, contestée frontalement par des minorités radicales mafieuses et/ou religieuses (terrorisme), inappliquée - ou pas suffisamment - par cette même mondialisation dont, par ailleurs, personne ne saurait dire aujourd'hui si elle nous sauvera de la catastrophe écologique imminente qu'elle a elle-même engendré. - 3) L'Esprit devient Savoir, qui correspond à l'oeuvre pleinement réalisée ainsi qu'à l'aboutissement de l'histoire : il s'agit en tout cas de la forme finie par laquelle la créature participe de l'Esprit divin. Notons bien qu'accomplissement du savoir, ou vie dans l'Esprit, ne signifie et ne garantit en rien la... survie, de l'individu comme de l'espèce ! La finitude de l'humain, et donc de la civilisation, reste entière et inévitable. Aucun transhumanisme, aucun projet de colonisation spatiale n'y changeront rien, plutôt précipiteront-t-ils la chute. D'un autre côté sans cette finitude constitutive, et sans cette fin (seulement probable, car il n'appartient pas à la créature finie de prédire l'avenir, juste de décider ce qu'il veut, et faire ce qu'il peut), il n'y aurait jamais eu création, ni humaine ni divine !

De la méthode à l'oeuvre. Le plan de la machine

Il reste à présenter le plan - établi définitivement depuis longtemps ! - de l'oeuvre de Juranville. Il est la résultante de la méthode présentée précédemment, et puisque ce plan applique scrupuleusement la méthode, l'on peut dire que le système de Juranville se confond avec le plan détaillé de son oeuvre (présente et à venir). Voici d'abord la liste chronologique des ouvrages de Juranville, pour ceux qui ne les connaitraient pas :
1973 - Physique de Nietzsche - Denoël (réed. 2014 : LCFavoris)
1984 - Lacan et la philosophie - PUF (réédité plusieurs fois)
2000 - La philosophie comme savoir de l’existence - PUF - vol. 1 : L’altérité - vol 2 : Le jeu - vol. 3 : L’inconscient
2007 - L’événement, Nouveau traité théologico-politique - PUF
2010 - Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire - PUF
2015 - Les cinq époques de l’histoire. Bréviaire logique pour la fin des temps - CERF
2017 - De l’histoire universelle comme miracle – CERF
2019 - La fin de l'histoire, épiphanie des religions. Acte psychanalytique et acte philosophique - Parole et silence
2021 - L’universalité du judéo-christianisme. Par la philosophie contemporaine, jusqu’aux commandements du Décalogue - Parole et silence
2024 - Philosophie et langage. Dialogue de la pensée de l'existence avec la philosophie analytique - Hermann
Or ces ouvrages doivent être rangés dans différentes catégories ou séries : 1) la série qu'on pourrait appeler "pré-thétique" : Physique de Nietzsche ; Lacan et la philosophie ; 2) la série "historique" : Inconscient, capitalisme et fin de l'histoire ; Les cinq époques de l'histoire ; L’universalité du judéo-christianisme ; 3) et la série "thétique", évidemment la plus importante puisqu'elle supporte le système, soit le projet global de la thèse "La philosophie comme savoir de l'existence" : ce sont donc tous les autres ouvrages de la liste, qu'il me faut présenter maintenant de façon plus ordonnée, ou plus précisément plus méthodique.
L'intitulé général est donc "La philosophie comme savoir de l'existence", ce qui, notons-le, correspond à une première définition, comportant une première dualité, avec sa contradiction, qui devra être résolue. L'oeuvre, en tant que telle, comme toujours, comportera quatre parties, elles-mêmes divisées en deux sous-parties : 1/ Savoir philosophique et inconscient, 2/ De la logique symbolique à l'éthique, 3/ Langage et politique, 4/ Histoire, métaphore et logique spéculative. La première, seule à ce jour à être publiée, se divise donc en deux Livres : Livre I, Existence et inconscient ; Livre II, Histoire et savoir philosophique. Chacun de ces livres se divise lui-même en trois chapitres : pour le premier Livre L'Altérité, le Jeu, l'Inconscient ; pour le second l'Evénement, le Récit, l'Acte. Cette première partie de l'oeuvre s'est donc concrétisée par la publication de six ouvrages, sur une période d'un peu plus de 20 ans! Reste à écrire la suite... Toutefois, précisons qu'en toute logique cette première partie achevée ne saurait être exactement de même nature que les trois suivantes : elle correspond plus précisément à l'analyse de l'entité étudiée, de sa dualité, de ses différents aspects, dans sa réalité extra-mondaine (l'existence et l'inconscient) et mondaine (l'histoire). Tandis que les trois parties suivantes doivent nous amener à la présentation du savoir comme tel, relatif à cette entité. C'est ainsi que le savoir philosophique nous sera présenté selon la progression et la structure de tout savoir, le sénaire formé par les trois parties suivantes avec leurs deux sous-parties respectives. L'on ne peut s'empêcher de faire un parallèle avec la structure de l'oeuvre de Hegel : nous avons bien, avec la Phénoménologie de l'esprit (1907), un ouvrage à part, comme la première partie mais surtout comme l'introduction purement philosophique d'un ensemble plus vaste, un savoir constitué qui se dira d'ailleurs "scientifique" chez Hegel, se déployant ailleurs et plus tard, en l'occurrence avec l'Encyclopédie (1817).
Mais la méthode métaphorique mise en oeuvre par Juranville confère à son système à la fois une consistance et une fluidité dont celui de Hegel est dramatiquement dépourvu. Paradoxalement ceci est la conséquence d'une plus grande synchronicité des relations structurales, là où la logique hégélienne peine avec sa dialectique uniquement ternaire. Chez Juranville, un même concept est susceptible de se retrouver dans plusieurs chaines signifiantes, avec des définitions et dans des positions différentes. Certes il y a une diachronicité que Juranville respecte dans la mise en place des différentes pièces, dans l'écriture progressive de son oeuvre, mais une fois qu'on a anticipé l'achèvement du système, l'ouverture de celui-ci peut survenir de partout ; chaque concept peut à la fois assumer une place rigoureusement définie dans le système, et se substituer à un autre concept à l'autre bout du système ; il peut aussi (avec ses satellites propres) résumer à lui seul la totalité du système. Vous l'avez compris, c'est ce pari de la dispersion et de la condensation, de l'un dans le multiple et du multiple dans l'un - spécifiquement de l'Individu et de son Autre - que je tente avec ce lexique.

Post-scriptum

Il ne sera pas inutile de donner la référence du seul ouvrage à ce jour (du moins à ma connaissance) consacré à l'oeuvre d'Alain Juranville (outre les compte-rendus d'ouvrages parus dans les revues spécialisées), il s'agit de l'excellent livre de Jean-Marie Vidament : La philosophie d'Alain Juranville. Un hégélianisme de l'inconscient, éditions Les Contemporain favoris, 2019. Je me dois d'autant plus d'en signaler l'existence que cet ouvrage a été édité par mes soins, dans la collection "bleue" des Contemporains favoris, que je dirige ! Le lecteur y trouvera une introduction synthétique de très bonne facture, particulièrement roborative, qui se veut davantage introductive que synthétique, d'ailleurs, soulignant l'originalité du projet juranvillien tout en donnant quelques clefs de compréhension bien utiles.
Pour se le procurer, en librairie, sur les boutiques en ligne, ou sur le site de l'éditeur (en version papier ou numérique), c'est ici : https://contemporains-favoris.blogspot.com/2015/02/jean-marie-vidament-la-philosophie.html
J'en profite pour rappeler que j'ai eu l'idée, en 2014, de proposer à Alain Juranville de rééditer son Physique de Nietzsche paru en 1973 chez Denoël, depuis longtemps épuisé et indisponible. Petite anecdote : cet ouvrage m'avait accompagné l'année de mon bac philo (même si ce n'était pas le premier livre de philosophie que je lisais, loin de là), car je l'avais dégoté par hasard dans une librairie bordelaise. Il m'avait littéralement subjugué : c'était, clairement, ma période nietzschéenne, et ce qu'écrivait Juranville dans cet ouvrage me paraissait alors lumineux. Ce l'était, ce l'est encore.


Didier Moulinier, octobre 2024