DISCOURS, Pensée, Conflit, Dialogue

Pour affirmer la rationalité du discours et l'imposer dans son objectivité, il faut la prérogative de l'Autre absolu qui est d'énoncer l'essence ; or affirmer l'essence comme vraie est le propre de la pensée, qui est donc l'objectivité du discours. C'est d'abord la position des discours empiriste et métaphysique, qui s'opposent. Mais la rationalité du discours basée sur l'essence, supposément objective, rencontre la contradiction, car un Autre absolu (Dieu) qui ne s'ouvre pas à son Autre (l'homme) ne peut qu'être faux, ou idolâtré. La solution de la contradiction objective réside alors dans le conflit, qui se définit justement comme altérité et négation, et qui est donc la subjectivité du discours. C'est la position du discours philosophique, essentiellement critique, solutionnant le conflit entre scepticisme (empirisme) et dogmatisme (métaphysique). Mais le sujet social n'accepte pas davantage l'existence du conflit et toujours tend à le résoudre par anticipation. La solution de la contradiction subjective se trouve alors dans le dialogue, qui se définit comme raison et altérité (elle suppose la raison en l'Autre), et qui est donc l'altérité du discours et son essence. Elle est portée par le discours psychanalytique qui, en énonçant l'hypothèse de l'inconscient, dispense sa grâce à toute Autre et le rend effectivement autonome. Or ce discours, limité au sujet individuel et par-là devant taire sa raison universelle, doit être garanti et relayé par le discours philosophique qui élève maintenant le sujet social à sa vérité, et dispense sa grâce aux autres discours en supposant pour chacun d'entre eux un savoir rationnel implicite (en rapport avec chacune des grandes religions de l'humanité).

"La pleine raison du discours — ce qui fait sa consistance effective — est toujours d'abord rejetée de ce qui est reconnu socialement comme vérité. Elle ne peut réadvenir, et cela dans le cadre d'une nouvelle vérité socialement reconnue, que par l'Autre, par l'Autre absolu en tant qu'il pose les choses (les choses véritables, existantes, les humains) et qu'il leur donne à chacune la capacité de reconstituer à partir de soi toutes les autres, d'être raison. Par l'Autre absolu en tant qu 'il est I'essence des choses — car l'essence est position de la chose."
JURANVILLE, FHER, 2019

DISCOURS METAPHYSIQUE, Pouvoir, Totalité, Unité, PARMENIDE

Le discours métaphysique récuse la Question philosophique puisqu'il part du postulat que le sens est déjà là, présent dans la totalité du monde, et qu'il suffit de le reconnaître (par la voie de l'initiation, réservée à quelques un). Il y a une vérité pour chaque chose de ce monde et chaque chose n'existe qu'en hommage, pourrait-on dire, à la totalité. C'est le discours fondateur, celui qui institue le discours comme pouvoir ou instrument de pouvoir ; c'est donc, par excellence, le discours politique. Celui-là même que Lacan appelle Discours du maître, en le confondant d'ailleurs avec le discours philosophique, lequel n'est identifiable véritablement qu'avec Socrate et Platon. En Grèce, le discours métaphysique se présente exemplairement chez Parménide, dont l'enseignement se résume à deux principes : 1) « L’être est, le non-être n’est pas », donc la négativité (doute, erreur, différence même) ne sont qu'illusions (ce que contestera Platon dans le Sophiste), 2) « C’est la même chose que penser et être », c'est-à-dire que la pensée est le moyen par lequel l'être se présente comme Un : la pensée tisse les relations nécessaires pour ramener tout étant à l'être, toute partie au Tout, et finalement l'être à l'Un. Le principe de la pensée spéculative, méthode du discours métaphysique, tient à ceci : Etre-un, c'est penser, et réciproquement. La même pensée du Tout se retrouve chez Héraclite, même s'il met l'accent sur le devenir plutôt que sur l'Etre éternel : pour lui également l'être individuel n'a aucune réalité face au grand principe ordonnateur du monde qu'est le Logos.

"Si l’on considère l’objet du questionnement philosophique, et que l’on souligne que le caractère fictif de l’objet rendrait vain le questionnement même, on est conduit à ce discours que nous avons appelé métaphysique. Pour lui, ce que poursuit le questionnement philosophique existe, il y a une vérité pour tout ce qui est ; on pourrait dire que les choses sont faites pour que l’homme les pense... Le discours métaphysique est le discours totalisant sur lequel se fonde tout discours politique, en tant qu’essentiellement justificateur, et a fortiori toute idéologie... Et c’est de ce discours métaphysique, trop souvent confondu avec la philosophie elle-même et le discours que nous appellerons philosophique, que Lacan, croyant parler de la philosophie, dira qu’il est le « discours du maître ».
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS DU MAITRE, Loi, Fantasme, Politique, LACAN

La forme essentielle du discours du maître est le discours politique, selon lequel le savoir (et le monde) peut faire une totalité sous le règne de la loi. Pourtant, en soumettant l'esclave et le forçant à travailler, loin de convertir l'autre à la loi, il provoque l'apparition d'un supplément, un "plus-de-jouir" justement en dehors de toute loi puisque la référence au grand Autre a dès lors disparu (S1 est inaccessible). En réalité le seul "ordre" dont ce monde peut se prévaloir, à l'aune du discours du maître, est simplement un fantasme de totalité, que constitue la relation sous-jacente du $ (côté maître) avec le "a" (côté esclave) dont il se compète, $ <> a étant bien la formule du fantasme. D'où l'illusion d'un rapport sexuel totalisant, substitution de l'objet à la Chose, et donc impossibilité de toute sublimation (où il faudrait qu'inversement l'objet devienne Chose). Le discours du maître ne fait pas acte, il laisse le peuple être ce qu'il est, protégé certes, mais dominé et exploité, voire sacrifié s'il le faut.

"Cette fixation au fantasme est ce qui bloque la sublimation. Certes le maître est le castré, celui qui s’est assujetti à la loi de la castration, en s’exposant à la mort. Il a sublimé. Mais le discours du maître ferme l’accès à la sublimation. De la Chose n’est retenu que l’objet a . Et la jouissance de l’Autre ne peut plus se dégager de la jouissance sexuelle. Le discours du maître conforte en l’autre l’illusion qu’il y a un rapport sexuel, que le masculin et le féminin se complètent et constituent l’harmonie du monde. L’autre sait pourtant, et le savoir établit, qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Mais le maître permet à l’autre de supporter ce savoir qu’il a en horreur, en en dissimulant les conséquences dernières. Il est le castré, celui qui s’est sacrifié, qui a payé pour les autres, et c’est pour cela qu’il reçoit tous les honneurs. Le discours du maître n’implique aucune haine parce que personne ne veut s’y identifier au maître."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS DU MAITRE, Loi, Plus-de-jouir, Fascination, LACAN

Le discours du maitre est le premier dans l'ordre d'apparition des discours : le maître ici n'est pas celui qui enseigne mais celui qui édicte la loi de ce qui est. Cette loi (historiquement elle vient avec la Révélation juive, et rend possible la philosophie) n'est pas d'abord rapportée à l'Autre absolu vrai (divin), mais à un Autre absolu faux, l'idole païenne dont le maître se fait le représentant (il faudra l'Histoire et d'autres événements "cruciaux" pour qu'advienne le règne de l'Autre absolu vrai). L'ordre social qui en découle ne peut être qu'injuste mais la loi du maitre parvient à s'imposer à l'aune d'une rationalité dogmatique (creuse, mais ayant réponse à tout) suffisamment déployée pour faire illusion. Cela, face à l'esclave qui, de son côté, se laisse fasciner par le maître et ne peut s'affranchir de l'illusion du tout-social, ni donc revendiquer son individualité. Le maître est celui qui, initialement, s'est affranchi justement de ce fantasme, et qui, renonçant à la jouissance, a osé affronter la mort. Il reste à l'esclave de travailler pour le maître, avec pour seul privilège d'accéder à quelque savoir technique, tandis qu'il se fait lui-même objet-déchet - mais un objet de plus en plus nécessaire de sorte que se reconstitue le fantasme du maître, sujet devenant dépendant de son objet. De là à imaginer, comme le développe Hegel, que l'expertise acquise par l'esclave pourra suffire à renverser le maître, on sait que ce raccourci est vivement critiqué par Marx : aucun changement profond n'est matériellement possible dans le cadre de ce dispositif de domination tant que l'esclave est spolié de la plue-value de son travail. Il n'en aurait pas la force, une révolution serait nécessaire, donc un changement structurel de discours. Lacan répond à Hegel que le maître n'est pas seul à se vautrer dans la jouissance de l'objet, une part du plus-de-jouir revient bien à l'esclave (sinon il ne serait pas maintenu "esclave" aussi bien d'un "idéal" de la consommation), et il répond à Marx que justement l'esclave s'enchaîne de lui-même à la jouissance d'objet, refusant à nouveau le travail sur soi de renonciation nécessaire à une vraie émancipation, et que dans ces conditions - révolution ou pas - il serait abusif de parler d'un quelconque "progrès".

"Le discours apparaît dans le monde social – et c’est là qu’il a sa réalité matérielle – comme réponse à la question qui se pose aux hommes quant à ce qu’ils ont à être. Et cette réponse consiste d’abord à énoncer la loi qui organise ce monde. Une loi qui est initialement celle de l’Autre absolu faux, de l’idole, mais qui n’est pas définitivement celle-là, et pourra devenir celle de l’Autre absolu vrai, du vrai Dieu. Ambiant dans le monde social, ce primordial discours peut être déployé expressément comme tel, comme raison et donc savoir rationnel. Il justifie ce qui est. Mais ce qui est est d’abord inévitablement injuste, parce que l’effet de ce discours sur son autre, sur celui auquel il s’adresse, est alors non pas de l’aider à se conformer à la loi énoncée, mais de le vouer à la fascination devant cette raison et de le soumettre à l’arbitraire éventuel de celui qui tient le discours... Celui qui tient ce primordial discours suscite en son autre la toujours présente, toujours prête à surgir à nouveau soumission fascinatoire devant le tout social, devant l’idole selon la loi de laquelle le tout est ordonné et devant le maître qui incarne cette idole – non pas maître qui enseigne, mais maître qui domine. Soumission fascinatoire dont on peut dire qu’elle est libre, mais d’une liberté qui se perd – c’est là une des formes de la pulsion de mort – et qui ne peut plus se recouvrer par soi, il y faudra l’Autre."
JURANVILLE, 2024, PL

SAVOIR, Inconscient, Jouissance, Signifiant, LACAN

Il existe un savoir de l'inconscient - un savoir qui ne se sait pas - et un discours pour l'énoncer, soit le discours analytique. Ce savoir est inconscient car aucune vérité ne lui est immédiatement synchrone, pas plus qu'aucun signifié n'est donné par avance dans le signifiant. La vérité du signifiant s'éprouve (en dehors du monde et du rapport aux objets) du fait d'être posé comme signifiant (le signifié surgit alors comme étant le désir), en relation avec un autre signifiant (c'est ainsi que le savoir se constitue). Or poser le signifiant comme tel, c'est jouir - car rappelons-le le signifiant vient toujours de l'Autre - et c'est pourquoi le savoir définit proprement la jouissance de l'Autre.

"Lacan distingue la « jouissance de l’Autre » de la jouissance phallique. Cette jouissance est dégagée de la jouissance sexuelle, et éprouvée en tant que telle, dans le cadre de la relation analytique. Le seul discours qui puisse réellement énoncer l’inconscient est le discours qui met en place la situation de la cure et implique la jouissance du signifiant verbal. C’est le discours analytique. Elle est la jouissance du savoir, ou encore jouissance au savoir. Lacan dit ainsi que le savoir, c’est la jouissance de l’Autre. Jouir, c’est poser le signifiant comme signifiant."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS, Aliénation, Fascination, Sens, LACAN

A l'exception du discours analytique, qui lui substitue un effet de sens, tout discours exerce un effet de fascination qui se traduit socialement par une aliénation. C'est d'abord vrai pour le discours du maître qui se déploie depuis une signification (S1) renvoyant à une vérité supposément représentée par le sujet lui-même ($), face à laquelle l'autre ne pourra se situer que comme déchet, seulement apte à produire des objets-déchets ou objets pulsionnels. Inversant ce discours du maître le discours analytique se tient depuis l'objet (a) et vise, chez l'autre d'abord identifié à son symptôme ($), à produire peu à peu la signification (S1) qui le concerne vraiment (après avoir, dans un premier temps, rejeté le savoir S2 sur l'analyste "supposé-savoir"). Les deux autres discours confortent plus ou moins le discours du maître en demeurant dans la fascination : le discours de l'hystérique, partant de la souffrance du symptôme ($), s'adresse au maître (S1) pour qu'il le libère de son aliénation en produisant un savoir, mais un savoir dont il ne peut jouir lui-même, coincé qu'il reste dans sa jouissance pulsionnelle. Enfin le discours universitaire se veut volontiers en lutte contre le maître tout en visant la libération de l'autre, l'étudiant, mais c'est l'inverse qui se produit : il arrime sa parole depuis un savoir déjà constitué (S2), lui-même supposé vrai depuis une signification (S1) originaire et surtout imaginaire, et en réduisant son interlocuteur à l'objet-déchet (a) il produit littéralement l'aliénation du sujet ($).

"Ce discours du maître est, pour le discours psychanalytique, son « envers », son retournement terme à terme. Car le psychanalyste tient son discours de la place de l’objet-déchet (le « a »). Et ce à quoi il vise, c’est à la production de la parole vraie (et alors réellement vraie – le « S1 ») par le patient- analysant. Par le patient-analysant qui est arrivé avec sa souffrance, avec son assujettissement vain au symptôme (c’est le « $ »). Et qui va laisser se déposer sur le psychanalyste toutes ses paroles sans vérité (c’est le « S2 »), jusqu’à ce qu’elles puissent se nouer imprévisiblement dans sa propre parole vraie que l’interprétation du psychanalyste aura annoncée, préparée, entamée. Tel est l’« effet de sens » que, selon Lacan, le discours psychanalytique substituerait à l’« effet de fascination » du discours du maître."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DISCOURS, Psychanalyse, Parole, Ecriture, LACAN

La psychanalyse n'est pas une science, car comment vérifier une hypothèse et une méthode qui sont mises en oeuvre et ne s'éprouvent que par le seul amour de transfert ? Elle est bien plutôt un discours spécifique, celui qui pose l'existence de l'inconscient en tant qu'Autre, au-delà de la seule parole de l'analysant qui est pourtant invitée à éclore au sein de ce dispositif. Pour Lacan, le discours est « une structure nécessaire qui dépasse de beaucoup la parole, toujours plus ou moins occasionnelle ». C'est pourquoi, en tant qu'il est tenu initialement par l'analyste, occupant la place silencieuse de l'objet-déchet, ce discours est qualifié paradoxalement de "discours sans parole" par Lacan, « ce qui ne désigne rien d’autre que le discours que supporte l’écriture » précise-t-il.

"Le psychanalyste fait donc passer son affirmation de l’inconscient, pour autant qu’il tient son discours de la place silencieuse de l’objet sexuel comme déchet. Ce qui peut sembler paradoxal, puisqu’il s’agit d’un discours. Mais, pour Lacan, le discours est « une structure nécessaire qui dépasse de beaucoup la parole, toujours plus ou moins occasionnelle ». Et il dit, de manière provocante : « L’essence du discours psychanalytique est un discours sans parole. » Le discours psychanalytique se caractérise, c’est bien connu, par le silence du psychanalyste. Un tel silence (de l’espèce de celui que nomme Yves Bonnefoy quand il dit : « Insinue dans ce cœur, pour qu’il ne cesse pas, Ton silence comme une cause fabuleuse ») ne se contente pas de faire taire le bavardage pour laisser venir une parole vraie. En tant qu’il soutient un discours, il suppose une écriture (le « discours sans parole » est, pour Lacan, « ce qui ne désigne rien d’autre que le discours que supporte l’écriture ». Dire silencieux certes, mais le discours psychanalytique énonce quand même l’affirmation de l’inconscient et il reçoit tout un développement de la place du patient-analysant, Lacan soulignant que, par rapport à son auditoire, lui-même est à cette place (« À votre égard, je ne puis être ici qu’en position d’analysant »."
JURANVILLE, 2010, ICFH

PSYCHANALYSE, Foi, Existence, Philosophie

Si la psychanalyse n'est pas une science mais un discours affirmant l'inconscient comme Autre, et même nommément comme "discours de l'Autre", ce discours analytique ne peut se soutenir en dernière instance - dans la perspective de l'existence - que de la foi. L'analyse comporte alors les trois conditions d'une relation authentique à l'existence, consistant à dépasser justement le refus de l’existence (finitude radicale) et d’accéder à l’autonomie réelle : la grâce (par laquelle l'analyste s'efface comme maître de vérité), l'élection (par laquelle l'analysant est désigné comme détenteur d'une vérité), enfin la foi (par laquelle il est possible de tirer parti, pour soi-même et pour les autres, de cette vérité). Enfin si la psychanalyse n'est pas non plus philosophie, elle permet de dépasser l'impuissance caractéristique des philosophies de l'existence, arrêtées au stade la grâce avec Kierkegaard notamment (refusant, au nom de la finitude, d'envisager l'accès au savoir de l'autonomie), ou arrêtées au stade de l'élection avec Levinas et la pensée messianique (refusant, au nom d'un absolutisme de l'altérité, de mettre en oeuvre le savoir pratique de l'autonomie).

"Or ce discours ne passe comme vrai à son Autre que parce qu’il ne pose pas comme tel son savoir et parce qu’il est tenu de la place silencieuse de l’objet sexuel comme déchet. Car le psychanalyste doit, pour faire passer à l’Autre l’affirmation de l’inconscient, reconnaître en acte sa finitude radicale à soi. Ce qui est, à la fois, tenir compte de l’argument kierkegaardien et y passer outre. Et ce que le psychanalyste fait par cela seul qu’il affirme l’inconscient, puisqu’affirmer l’inconscient, c’est pour lui, là où il allait être pris pour un maître qui sait (conscience souveraine), poser que la vérité est en l’Autre qui se rapporte ainsi à lui, et même en un Autre absolu au-delà de tout l’ordre humain. Reconnaissance en acte de la finitude radicale qui a, bien sûr, cette conséquence qu’aux yeux de la psychanalyse l’existant n’a pas à donner infiniment à l’autre existant. Il ne le peut pas. Et l’exiger de soi serait, pour lui, se fabriquer une image idéale (le « donateur infini ») qui deviendrait une idole dont il serait lui-même le déchet – de même qu’il serait alors le déchet de l’autre existant. C’est là une critique décisive de l’argument lévinassien."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DISCOURS DU PEUPLE, Discours de l'hystérique, Maîtrise, Tradition, LACAN

Dans le discours dit "hystérique" par Lacan, l'élément dominant n'est plus la loi, comme dans le discours du maitre, mais le symptôme. C'est à partir de lui qui le sujet s'adresse au maître, en apparence pour le contester, mais en réalité pour le conforter puisqu'il se montre incapable de poser le moindre principe premier ou signifiant maître. C'est aussi bien le discours empiriste, ou scientifique, qui ne voit partout que des relations et des structures ouvertes, sans vérité ni fondement. Au-delà de cette limitation, Lacan gratifia Hegel d'être "le plus sublime des hystériques" puisqu'il a entrepris, finalement, de démontrer le bien-fondé de la maîtrise, au terme d'une démarche certes questionnante mais parfaitement circulaire. Au plan historique ce discours mérite d'être désigné comme "discours du peuple", tant il caractérise précisément les sociétés sans maîtres véritables, sociétés païennes et sacrificielle ne respectant que la loi immanente du totem-animal.

"Face au discours du maître, l’existant, tout fini qu’il est, en vient à tenir un autre discours. Discours dont la dominante n’est plus, selon Lacan, la loi, comme pour le discours du maître, mais le symptôme. Discours de protestation, qui dit que « rien ne va plus », que « les choses ne tournent plus rond ». Celui d’Hamlet déplorant que « le temps [soit] hors de ses gonds » et maudissant son sort d’être « né pour le mettre droit. » Par cet autre discours, il semble que l’existant s’arrache à sa soumission fascinatoire ; par ce discours, en fait il s’y enfonce... L’existant, par ce discours, reproche vainement au maître de ne pas avouer sa captation à lui aussi dans les intérêts et les plaisirs. Il reste soumis à son pouvoir. C’est la position fondamentale du peuple et ce à quoi il revient toujours, quelles que soient les poussées révolutionnaires qui le soulèvent provisoirement. Peuple qui rassemble tous les existants en tant qu’ils ne se sont pas encore engagés dans l’affrontement à la finitude et dans la voie de l’individualité véritable... Par rapport à l’histoire universelle, il est celui qui organise le monde traditionnel sacrificiel. Lacan avait dit que « les sociétés appelées primitives ne [sont] pas dominées par le discours du maître »".
JURANVILLE, 2024, PL

DISCOURS, Histoire, Vérité, Sublimation

Bien qu'il soit partie prenante du monde historique, le discours du maître (ou discours métaphysique) fait la jonction avec le monde traditionnel hiérarchisé et ne reconnaît pas l'histoire ; assignant à chacun sa jouissance, il ne lui permet pas de connaître la sublimation. Le discours hystérique (ou discours empirique, scientifique) s'en tient au scepticisme quant au réel et à la vérité ; il refuse donc de sublimer davantage et développe juste ce qu'il faut de savoir pour assurer la domination du maître. Pour le discours universitaire (discours philosophique, à dominante herméneutique) la sublimation est le fait des maîtres du passé, et l'histoire est synonyme de décadence. Sa seule issue est de s'ouvrir au discours analytique et de reconnaître le réel de l'inconscient. Car, enfin, pleinement historique, le discours analytique est le seul qui fasse acte et engage l'autre dans la sublimation. Sublimation qui ne consiste pas à réaliser un idéal, mais à pointer la faille du réel dans l'unité imaginaire du monde que promeuvent justement tous les autres discours.

"Le monde historique a comme structure essentielle d’être le champ où s’opposent les quatre discours fondamentaux. Mais par là même il est un monde où est posée la faille du réel, un monde qui ne se clôt pas comme une « pure totalité ». Si en effet les autres discours confortent l’idée d’un monde et l’idéal de maîtrise, le discours analytique dénonce en acte cet idéal, affirme et est le réel. L’existence du discours analytique est donc le symptôme social par excellence, « ce qui ne va pas » dans le monde historique (et la présence de cette faille). En tant que symptôme social, il est dans ce monde ce qui fait problème, et ce à partir de quoi s’interrogent tous les discours."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS, Histoire, Tradition, Perversion

L'émergence des quatre discours, avec la question essentielle de la vérité, qui les sous-tend, caractérise le monde historique par opposition au monde traditionnel. Dans ce dernier les discours demeurent indiscernables des groupes sociaux qui les incarnent, et conformément à sa structure perverse (sacrificielle, pré-politique), le signifiant-maître présent en tout discours apparait sous la forme du fétiche. Leur "détraditionalisation" est le résultat de la lutte politique entre le discours du maître et du discours universitaire, tandis qu'elle s'achève avec l'apparition du discours analytique (discours de l'individu).

"Le monde historique a comme structure essentielle d’être un champ de discours. Parmi ces discours, le discours analytique apparaît comme le symptôme social et constitue en cela ce qui distingue le monde historique du monde traditionnel. Ce diffèrement de l’émergence du discours analytique caractérise l’histoire comme suite d’époques. Le conflit entre les discours n’est pas un conflit simplement dialectique. Les institutions politiques du monde historique s’opposent à la perversion du monde social traditionnel."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS EMPIRISTE, Vérité, Question, Désir

Pour le discours empiriste il n'y a pas de vérité, sinon nominale, et tout est relatif à l'expérience. Bien qu'il n'émerge, comme possibilité de réponse, que de la question philosophique, il la disqualifie aussitôt comme illusoire car, pour lui, le Désir qui sous-tend cette question est lui-même une illusion. Par ailleurs, bien qu'il en condamne les limites, il se retranche derrière la rigueur démonstrative pour mieux éviter la question essentielle.

"Si l’on s’attache à la mise en doute, au caractère critique du questionnement philosophique, on rencontre la réponse qu’on peut qualifier en général d’empirisme... Pour lui, il n’y a rien à désirer, pas même le savoir. Non que le désir nous fasse concevoir des perfections illusoires, mais le désir lui-même est une illusion. Le désir valorise ce qu’il désire. Dans ces conditions, poser la question philosophique, c’est finalement se leurrer. Et la philosophie ne peut être « sauvée » que pour autant qu’elle s’attache à défaire l’homme des illusions qu’elle a elle-même produites."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS PSYCHANALYTIQUE, Sublimation, Lettre, Chose, LACAN

Dans le discours psychanalytique, l'agent qu'est l'analyste tient la place de l'objet pour amener l'analysant à produite le signifiant paternel, de l'ordre de la lettre. Car du lieu de l'Autre symbolique qu'il occupe alors, celui-ci ne voit plus l'analyste comme l'objet de son fantasme, mais comme la Chose qui l'appelle à sublimer, et justement à inscrire la lettre sur la page blanche symbolisée par l'analyste.

"Le dernier discours fait venir à la place de la vérité le savoir inconscient. Sa thèse, c’est que c’est le savoir qui est signifiant. Mais non pas au sens où il serait le signifiant suprême et l’objet du désir. Le propre du savoir comme savoir « inconscient », c’est en effet d’être un savoir qui ne manque pas et qu’on a déjà, et qui au contraire pose comme signifiant suprême un autre signifiant. Si le savoir inconscient est signifiant pour l’agent de ce discours, ce ne peut être qu’à partir du signifiant suprême, et comme lettre, savoir écrit. Énonçant le savoir inconscient dans son discours, l’agent doit lui-même être pris dans l’écriture et dans la sublimation à quoi il convie l’autre... L’analyste n’est pas simplement l’objet, mais la Chose , et sublimer, pour le sujet, c’est supporter que l’analyste ne soit pas simplement l’objet de son fantasme, c’est « élever l’objet à la dignité de la Chose », en réaccomplissant l’acte créateur par quoi, du lieu de l’Autre symbolique, la lettre est produite sur la page qu’est en l’occurrence l’analyste lui-même. Cette identification imaginaire au père symbolique, propre à la sublimation, ne constitue en elle-même aucune maîtrise."
JURANVILLE, LPH, 1984

DISCOURS PSYCHANALYTIQUE, Individu, Sens, Grâce, LACAN

Seul le discours psychanalytique rompt avec l'effet de fascination qu'exerce structurellement l'agent sur celui auquel il s'adresse. En effet d'une part l'analyste pose explicitement sa propre finitude en se faisant objet-déchet, renonçant à incarner la vérité, le sens ou la raison, d'autre part il pose implicitement l'autre comme étant dépositaire d'une vérité, en lui donnant l'occasion de la déployer progressivement dans la parole. Or ce double mouvement, comme le mentionne Lacan, caractérise la grâce. A l'effet de fascination, se substitue du côté de l'analysant l'effet de sens (conquis dans la traversée du non-sens) comme finalité du discours. Car au bout du compte, c'est bien un savoir que reconstitue l'analysant, un savoir qui donne sens à ses symptômes. Enfin, dans une perspective historique, c'est bien un individu autonome au sein d'une société juste que ce discours psychanalytique, articulé rationnellement, et cette fois adossé à la philosophie, tend à promouvoir. (Même si l'on peut penser que ce "discours de l'individu" a toujours été présent, de façon latente, depuis que la société existe, comme la supportant secrètement, puisqu'il est en soi raison et raison reconnue par l'Autre - le discours psychanalytique n'en serait que la version la plus récente.)

"Comment le discours peut-il réellement mettre en question le rapport de fascination que l’existant établit avec un maître quel qu’il soit ? Et comment peut-il se conformer à son essence de discours qui est de s’ouvrir à l’Autre et de chercher son libre accord avec le savoir rationnel qu’il véhicule ? Il faut que celui qui est en position de fasciner pose sa propre finitude – de façon absolument libre, sans en jouir libidinalement comme le fait celui qui tient le discours hystérico-populaire parce qu’il reste fasciné par le maître auquel il adresse vainement son discours de protestation. Et il faut en même temps qu’il pose celui qui est en position d’être fasciné comme ayant déjà la vérité en lui et devant simplement la laisser venir dans sa parole – ce qui impliquera l’épreuve de la finitude, mais n’a pas à être mentionné d’emblée. Ce double mouvement d’effacement ou dé-position de soi, et d’affirmation de la vérité en l’autre devenant Autre vrai, caractérise la grâce."
JURANVILLE, 2024, PL

DISCOURS DU CLERC, Idéologie, Bureaucratie, Justice

Le discours du clerc ordinaire ne s'en tient pas malheureusement à promouvoir l'autonomie par le savoir sous la condition d'une relation authentique à l'Autre absolu, qui tiendrait compte de la finitude. Son référentiel est la totalité déjà là d'un monde où rien de vraiment nouveau ni d'imprévu ne peut survenir. Il met donc son savoir au service des intérêts du Maître, en inventant la bureaucratie, machine à broyer les individus et à effacer tout ce qui pourrait faire "problème". Dévoyé au service de la valeur et non plus dévoué à l'essence, il se transforme en idéologie au lieu de s'assumer comme philosophie. Ce qui impliquerait de vouloir explicitement la justice et donc de laisser une place relative à chacun des discours sociaux, mais il confond la "rédemption" de l'humanité avec le "salut" d'une communauté (préférentielle), au mépris donc de la justice et des individus.

"Cet ordinaire discours clérical, que ce soit sous les figures qu’il prend dans le monde historique et que nous avons présentées avec Weber et Lacan, ou que ce soit sous la figure la plus générale, ne se borne pas à être faux objectivement et théoriquement ; il l’est, comme la dernière référence à Lacan l’a laissé pressentir, subjectivement et pratiquement ; et il l’est en tant qu’idéologie. De l’idéologie, gardons quant à nous, sans entrer en discussion avec Marx, ceci d’abord qu’il s’agit d’un discours qui, comme tel, se fonde sur un principe, mais voulu comme valeur, et non pas comme essence (ainsi que le voudrait la philosophie), et d’un discours qui, à partir de ce principe, justifie tout, et notamment ce qui pourrait faire problème. Et ceci d’autre part que ceux qui mettraient en question ce principe, cette valeur suprême, et la justification qu’à partir de lui on propose, seraient, par le discours idéologique, voués à l’exclusion sacrificielle, rejetés dans les « ténèbres extérieures ». Qu’on pense à l’idéologie du nazisme, avec comme valeur supérieure, le peuple et la race ; à celle du fascisme, avec l’État ; à celle du stalinisme, avec le parti ; à celle du maoïsme, avec les masses. À la place de la rédemption qui eût été le principe subjectif d’un vrai discours du clerc, ce qui apparaît alors comme principe subjectif de l’ordinaire discours du clerc, c’est le salut. De même qu’on avait vu, pour le discours du peuple, venir à la place de la création l’évolution et, pour le discours du maître, venir à la place de la révélation le progrès. Le salut est ainsi le troisième maître mot des conceptions ordinaires et fausses de l’histoire."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

DISCOURS DU CLERC, Autonomie, Philosophie, Autre

Le discours du clerc est celui qui, au nom de la vérité, prétend à l'autonomie grâce au savoir, et qui affirme la capacité de chacun à reconstituer ce savoir. Cette autonomie était déjà l'héritage réservé aux prêtres lévites (Deutétonome), et c'était aussi l'ambition première de la philosophie, de sorte qu'il devrait s'appeler "discours philosophico-clérical". Il consiste en une identification sociale, non plus à l’objet (discours empirico-populaire), ni au sujet (discours métaphysico-magistral), mais à l’Autre absolu, puisqu'il vise, en tant que philosophique, à atteindre le savoir de l'existence, soit un savoir qui résulte d'une confrontation avec les contradictions de l'existence. Il correspond au discours universitaire de Lacan, mais cette fois clairement dégagé dans sa dimension historique pleine, comme structure historiale. A ce titre, le discours du clerc se manifeste (c'est son phénomène) comme révolution ; structurellement il est identification - on l'a dit - à l'altérité ; enfin par essence ou en lui-même (c'est son principe subjectif), il est rédemption.

"Des Lévites, le Deutéronome dit ainsi : « Les prêtres lévites, toute la tribu de Lévi, n’auront point de part ni d’héritage avec Israël ; ils vivront des mets offerts à Yahvé et de son patrimoine. Cette tribu n’aura pas d’héritage au milieu de leurs frères ; c’est Yahvé qui sera son héritage, ainsi qu’il le lui a dit. » Position générale qui se distingue et de la position de l’ensemble du peuple et de la position du maître qui possède les richesses et fait travailler. Et l’on peut comprendre que le discours du clerc soit défini comme discours de l’autonomie. Car le discours de l’ensemble du peuple apparaît – dès lors qu’on introduit la question, et donc qu’on se place du point de vue de la philosophie et du savoir vrai qu’elle vise – discours qui, au nom de la finitude, récuse pareille visée. Le discours du maître se présente alors, dans le monde social, comme discours qui a déjà atteint cette visée et qui, au nom de la vérité, ordonne toutes les choses comme elles doivent l’être. Mais le discours du clerc se donne, lui, dans ce monde, comme discours qui, au nom de l’autonomie, dénonce le maître soumettant en fait le peuple à l’ordre de son discours faux, et qui montre dans l’autonomie le principe à partir duquel chacun pourra – c’est son « droit » – réengendrer tout discours comme réellement, et non plus formellement, vrai."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

DISCOURS DE L'HYSTERIQUE, Science, Savoir, Transfert, LACAN

Le discours dit "de hystérique" par Lacan est tenu par le sujet barré, désirant, mais il est causé par l'objet "a" placé en dessous, refoulé, en position de vérité. Il s'adresse au maître et à son supposé savoir, afin qu'il le mette à l'épreuve et l'augmente toujours plus. Ce (désir de) savoir qui laisse son sujet derrière lui, qui forclos le Nom-du-Père, qui se poursuit indéfiniment sans rien produire de significatif, est typiquement celui de la science (« Si paradoxale qu’en soit l’assertion, dit Lacan, la science prend son élan du discours de l’hystérique ») ; mais c'est aussi celui que cherche à produite le transfert comme résistance à l'analyse, puisque que pour l'analysant, le lieu véritable de ce savoir, ou la vérité de ce savoir, n'est rien d'autre que son symptôme (précisément ignoré par la science).

"Pour Lacan, c’est le désir de savoir qui institue le discours de l’hystérique, mais c’est jouer le jeu de l’hystérique d’entrer dans le mythe d’un désir de savoir (et Lacan a bien montré que le complexe d’Œdipe, et au-delà tout le mythe d’Œdipe qui désire savoir, est une production hystérique). Dans Encore, il précise qu’« il n’y a pas de désir de savoir, ce fameux Wissentrieb que quelque part pointe Freud ». Conséquence nécessaire de l’idée de l’inconscient : le savoir est là, suffisant, et ce n’est pas parce que quelque chose « échappe » au savoir, le savoir lui-même, que le savoir manque de rien – ce qui compte, c’est la manière dont l’homme se rapporte à son savoir ; le poser dans l’écriture comme écriture parlante est la sublimation même. Le discours universitaire ne fait pas accéder l’autre au savoir écrit, à la lettre dont il est le gardien, mais c’est un vrai savoir ; le discours de l’hystérique fait advenir en tout autre le savoir comme savoir écrit, en ce sens le savoir se communique, on n’a pas à passer par de « dures expériences » dans la solitude pour le produire, mais il est tronçon de savoir, savoir essentiellement inaccompli."
JURANVILLE, LPH, 1984