ALTERITE, Création, Révélation, Identité

L'acte créateur est le mode d'existence propre de l'altérité divine (qui est aussi l'identité originelle), et la révélation représente la possibilité, pour la créature, de reconnaître en l'Autre absolu sa propre identité vraie (lui qui se complaisait jusque là dans une identité fausse, refusant à la fois sa propre finitude et l'altérité de l'Autre). Or pour la créature, le fait d'entrer à son tour dans une créativité existante le conduit jusqu'au savoir, savoir de l'existence permettant d'instituer un monde juste où chacun puisse être reconnu enfin comme Autre véritable.


"Il n’y a donc plus, pour ledit Autre absolu, qu’à faire en sorte, par son surgissement derechef, par sa révélation, que le fini, étant entré dans sa propre puissance créatrice, institue enfin, par un savoir nouveau et vrai, le monde social juste. Monde juste dans lequel chacun sera reconnu comme Autre vrai, quelque refus que ce chacun oppose d’abord à son altérité à soi. C’est dans un tel monde juste que s’accomplit l’altérité."
JURANVILLE, ALTÉRITÉ, 2000

ALTERITE, Discours du clerc, Philosophie, Identité

Structurellement le discours du clerc est le discours de l'altérité puisqu'il se tient à la place de l'Autre, censé ouvert à son Autre. Ainsi la philosophie, depuis Socrate et Platon, se déploie dans un dialogue ouvert aux objections, dont il s'agit de tenir compte car l'identité débattue en dépend désormais. Cette dialectique de l'altérité et de l'identité est constitutive de l'existence même, dont le savoir est en question pour la philosophie.


"La philosophie que Platon a introduite à partir du dialogue socratique, et en voulant poser comme tel le savoir que vise ce dialogue, a au cœur d’elle-même l’altérité. Elle est altérité, ouverture aux objections de l’Autre dans le dialogue, mais aussi identité qui vient, comme nouvelle, de cet Autre et de laquelle on devra repartir (pour le savoir) – altérité et identité qui font l’existence ; et elle est savoir vers quoi dirige cette existence."
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007

ALTERITE, Autre, Absolu, Don

On ne fait pas spontanément l'expérience de l'altérité vraie, ou radicale, parce qu'elle suppose justement l'intervention d'un Autre absolument vrai. L'Autre est toujours d'abord ramené à soi. Mais l'Autre absolu et vrai, au-delà de toute finitude, demeure toujours ouvert à son Autre, en qui il suppose une identité elle-même vraie. De fait celle-ci se constitue dans la relation, qui elle-même est don. L'identité est ce qui est donné par l'Autre (le don se définissant comme altérité et vérité) du fait même de son altérité, et dans ce passage se constitue à son tour l'altérité de cette identité. Mais le don, en raison de la finitude, est toujours d'abord faussé et refusé, et l'altérité transformée en idolâtrie. C'est pourquoi l'intégralité du don, en réalité, porte sur les conditions même de l'accomplissement de l'altérité, c'est-à-savoir la grâce, l'élection et la foi.


"Et suivons maintenant ce passage de l’altérité vraie, depuis l’Autre comme tel (d’abord l’Autre absolu), jusqu’à l’existant comme son Autre. Passage dans lequel s’accomplit l’altérité. Passage qui est l’altérité. Ce passage se fait par le don (vérité et altérité). Car on donne à l’Autre. Pour que lui-même donne et soit l’Autre... Mais le don, du fait de la finitude radicale en celui qui le reçoit, est d’abord faussé. Et l’Autre comme tel (qui donne) est transformé à la fois en idole (Autre absolu faux) et objet-déchet. D’où la grâce (autonomie et altérité) dans quoi se transforme le don... Mais la grâce elle aussi se fausse, celui qui la reçoit voulant, alors qu’elle doit être communiquée, la garder pour soi et jouer à l’idole. D’où l’élection (autonomie et singularité) sur quoi débouche la grâce. L’existant étant appelé à être vraiment l’Autre, lieu de la vraie loi, et à s’offrir expressément à son Autre, dans l’objectivité. Mais l’élection elle aussi se fausse... D’où la foi (autonomie et finitude), qui vient de l’Autre absolu, mais aussi y ramène. Et par laquelle on sait que l’objectivité vraie sera finalement, grâce à cet Autre, de tous reconnue. C’est tout ce développement qui caractérise l’altérité."
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007

ALTERITE, Aliénation, Maître, Finitude

L'altérité dans le monde ordinaire se présente sous une forme tronquée, qui pour être fausse n'en est pas moins réelle, objectivement et subjectivement : c'est la relation aliénante à un Autre absolu identifié au maître, qui réduit le sujet au rang de serviteur, qui empêche l'épreuve de toute finitude radicale. L'Autre ne peut pas, dans ces conditions, apparaître comme vraiment Autre, celui qui s'adresse au sujet comme à son Autre : il ne dispense qu'une altérité faussée, même si lui-même fait bien référence à un Autre absolu, sinon il ne serait pas le maître.


" Or cette altérité ordinaire ne se borne pas à être fausse objectivement et théoriquement, elle l’est aussi et surtout subjectivement et pratiquement. Et l’existant ne se contente pas d’y déployer une objectivité fausse, il va jusqu’à y supposer comme principe de l’objectivité la chose originelle, mais elle-même faussée, illusoire et même hallucinatoire. Ce qui constitue, après ses dimensions névrotique et perverse, la dimension psychotique de l’altérité ordinaire. Altérité ordinaire comme aliénation."
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007

ALTERITE, Absolu, Autre, Sujet

L'altérité ne concerne pas seulement l'Autre en général, comme on pourrait le penser hâtivement, mais aussi le sujet. Car l'altérité de l'Autre réside bien dans sa capacité à être, effectivement, l'Autre du sujet, et à l'accueillir comme son Autre. De même, la relation du sujet à l'Autre ne serait que formelle s'il ne recevait pas de lui une identité nouvelle et donc sa propre altérité. Mais le sujet n'aurait d'abord aucune raison, aucune possibilité (étant donné sa finitude qui l'en détourne a priori) d'accepter cette grâce venant de l'Autre si cet Autre n'était pas, d'abord, l'Autre absolu ou divin. Un autre fini ne serait jamais suffisamment Autre. Ce qui ne doit pas empêcher le sujet de reconnaître un tel Autre absolu dans le visage du Prochain, soit finalement tout homme avec sa finitude, et de se tourner vers lui comme son Autre de même que l'Autre s'était d'abord tourné vers lui.


"Car non seulement l’Autre absolu est rencontré dans le visage du prochain, comme le dit Lévinas. Mais, devenant lui-même l’Autre, le sujet doit donner et donne à l’autre sujet les mêmes conditions qu’il a lui-même reçues de son Autre."
JURANVILLE, ALTÉRITÉ, 2000

ALTERITE, Même, Autre, Existence, PLATON, HEGEL

La métaphysique, de Platon à Hegel, confère bien à l'altérité une fonction nécessaire, dans la formation des idées ou dans fabrication du monde, mais elle ne lui reconnait aucune existence essentielle. Ainsi chez Platon, comme genre supérieur dans le Sophiste, ou comme force "rebelle" dans le Timée, l'Autre se contente - contraint et forcé - de participer au Même. Chez Hegel, l'Autre en tant qu'altération est bien au principe de l'accomplissement du Même, mais en tant que tel il ressortit au "mauvais infini" : en effet le changement est susceptible de créer à l'infini de nouvelles identités, lesquelles seraient vaines si on ne les reliait pas au développement du Concept, entité qui est essentiellement relation à soi-même puisque le Même se retrouve toujours dans l'Autre (là réside le "bon infini"). Dans la réalité supérieure de l'esprit, selon Hegel, quelque chose de vraiment autre, demeurant autre, n'existe tout simplement pas.


"Il y a bien une forme d’altérité dans la conception traditionnelle et ordinaire... L'altérité n'est alors néanmoins rien d'essentiel et reste prise dans le cadre de l'identité toujours déjà là qui se déploie ou, au mieux (Hegel), se développe en s'approfondissant : l'altérité n'apporte en rien l'essence, rien d'essentiel."
JURANVILLE, 2021, UJC

ALTERITE, Dieu, Autrui, Grâce, LEVINAS

L'altérité essentielle se rencontre nécessairement, pour l'homme en tant qu'être fini, toujours d'abord chez l'Autre divin. C'est le sens du premier Commandement. Même si Levinas a pu affirmer que « l'absolument Autre, c'est Autrui », seul Dieu peut se soutenir constitutivement comme Autre absolu, Autre-qu'Autrui en l'occurrence, et sans même parler de sa différence interne, entre les trois Personnes divines. Lui seul peut vouloir absolument l'altérité, tandis que l'homme constitutivement tend à fuir l'altérité (finitude radicale), y fait même nécessairement défaut. Certes pareille altérité peut être entrevue chez Autrui, mais elle reste à confirmer tant que le semblable ordinaire menace de se confondre avec le Prochain. Parce qu'il est absolument Autre et ouvert à sa créature, le divin donne à celle-ci (encore faut-il qu'elle veuille les recevoir) toutes les conditions (à commencer par la grâce) pour qu'elle devienne Autre à son tour. De son côté, c'est en célébrant le divin, en rendant grâce d'abord à Dieu, que l'homme peut communiquer à son tour sa grâce à l'autre homme, et devenir pleinement son Autre.


"La philosophie qui affirme l'existence et l'inconscient et qui vise à dégager le fond commun au judaïsme et au christianisme interprète le I° commandement comme invitation à s'établir dans l'altérité essentielle. Altérité essentielle qui est d'abord, pour l'homme et en soi, celle de l'Autre divin. Certes elle est rencontrée en l'autre homme. Certes Lévinas, qui a si fortement mis l'accent sur l'altérité, a pu avancer que « l'absolument Autre, c'est Autrui ». Mais l'autre homme ne reste pas, pour l'homme, pour l'existant, l'absolument Autre; il est trop semblable à lui, trop inéluctablement entraîné au même refus de l'existence. Et Lévinas en est venu à reconnaître que l'Autre divin, Dieu, est « autre qu'autrui, autre autrement, autre d'une altérité primordiale à celle d'autrui ». Disons que l'Autre divin est seul à vouloir absolument l'ex-sistence vers l'Autre, seul à être radicalement différent de l'existant en général, radicalement autre."
JURANVILLE, UJC, 2021 

ALTERITE, Vérité, Identité, Finitude, KIERKEGAARD, LEVINAS

Poser l'altérité comme essentielle et comme vraie, pour l'existant, revient à admettre que sa propre identité en dépend (finitude), et même plus radicalement qu'il la reçoit (imprévisiblement) de l'Autre, à charge pour lui de se construire dans cette relation à l'Autre ; et aussi de renoncer à cette identité première, fantasmée comme autonome dans l'ignorance de l'Autre (finitude radicale, refus), qu'il croyait d'abord être sienne (illusion, aliénation). Ceci n'est possible que parce que l'Autre, en tant que vraiment Autre (altérité radicale), est toujours déjà tourné vers l'existant - de même que celui-ci toujours déjà le fuit et le fuira - lui donnant toutes les conditions (grâce, élection) pour se libérer, s'il le veut (liberté), de son enfermement initial, et pour reconstituer à partir de soi l'identité nouvelle. Kierkegaard a bien dégagé, contre le socratisme (voir extrait ci-dessous), la condition de la grâce, et Levinas de son côté parle de l'élection, également contre Socrate (le « Nul n'est méchant volontairement » s'inverse en « Nul n'est bon volontairement », radicalisant la finitude). Juranville ajoute (rectifiant Levinas) que l'élection place l'existant en position de responsabilité, non seulement dans la relation éthique vis-à-vis d'autrui, mais aussi devant la tâche politique et proprement philosophique de déployer l'objectivité du savoir que cette altérité et cette identité - en tant qu'également et absolument vraies - rend possible.


"C'est ce que dit Kierkegaard quand il oppose, d'un côté, la relation du disciple au Christ dans laquelle l'instant (le temps) est décisif : le maître alors « donne au disciple non seulement la vérité, mais aussi la condition pour la comprendre », il l'amène à se souvenir qu'il est la non-vérité [finitude radicale] et qu'il l'est par sa propre faute [liberté] ». Et, de l'autre côté, la relation du disciple à Socrate : « La vérité n'est pas apportée en lui, mais elle était en lui ». Et c'est ce qu'il suggère aussi quand il oppose la pratique socratique à la spéculation platonicienne : « Le socratique est d'accentuer l'existence et en même temps l'intériorité, le platonicien de suivre la réminiscence et l'immanence ». Or l'Autre comme tel, l'Autre en tant qu'il est le lieu de cette altérité essentielle, avant tout l'Autre divin, est en relation constitutive avec son Autre, l'existant, auquel, comme Kierkegaard l'a évoqué, il donne les conditions pour accéder à la vérité qu'll lui apporte. Ces conditions (avant tout la grâce) permettraient à l'existant de se libérer de sa finitude et de l'enfermement en elle et d'accueillir la vérité (et identité) nouvelle à lui proposée. Kierkegaard dit ainsi que « le secret de toute communication est de rendre l'autre libre », de faire de lui un Autre vrai, non pas celui qui reçoit d'un autre la vérité, mais celui qui la recrée à partir de soi."
JURANVILLE, UJC, 2021 

ALIENATION, Contrat de travail, Individu, Autre, MARX

Au sujet du contrat de travail, pilier du système capitaliste, il faut reconnaître qu'il est incontestablement aliénant, puisque le travailleur y épuise ses forces et se détourne par là-même de cette "mise en œuvre de soi-même", comme le dit Marx, en quoi devrait consister un véritable travail créateur. Il s'agirait de travailler d'abord "sur soi" (et pas seulement "pour soi") afin de mettre à l'épreuve la fausse identité qu'on s'est toujours donnée, et que l'Autre, par sa grâce, nous invite à renouveler en épousant une nouvelle identité à partir de ce qu'il donne. Le rejet de l'Autre cesse avec l'acceptation du don. L'Autre se donne comme matière, matière comme maternité et « maternité dans son intégral “pour-l’autre”» dit Levinas. Depuis de cette matière, en son sein, le travail de la forme devenant sculpture de soi peut commencer. Dans le travail aliéné au contraire la forme s'impose de l'extérieur (ordres du patron, contraintes machiniques, etc.). Le travail n'est pas assimilé ou digéré, en soi et par soi, il n'est pas non plus assumé jusqu'au bout comme épreuve douloureuse, mais repassé immédiatement à l'autre travailleur, lequel est pris dans le même circuit et le même refus. N'oublions pas que, par définition, contracter reste un acte libre et c'est bien en ce choix que réside d'abord l'aliénation beaucoup plus que dans les conditions de travail plus ou moins éprouvantes mais aussi plus ou moins négociables.


"L’existant rejette toute identité nouvelle qui assumerait la finitude radicale, toute individualité vraie ; et il préfère penser qu’il est toujours déjà suffisamment individu et que, simplement, on l’a privé des conditions de son travail (c’est ce que Marx, illusoirement, dit des prolétaires : « Le travail a perdu chez eux toute apparence d’une mise en œuvre de soi-même, et ne maintient leur vie qu’en l’appauvrissant » ). Dans le contrat de travail, le travail est aliéné, mais d’une aliénation que veut l’existant, et ce contrat ne fait donc bien, rejetant l’individualité vraie, que prolonger la violence sacrificielle."
JURANVILLE, ICFH, 2010 

ALIENATION, Obsession, Possession, Persécution

D'abord l'aliénation à l'idéal-du-moi se fait obsession, que la grâce permet de surmonter, mais en laissant intouchée l'injustice sociale. Puis l'aliénation au Phallus se fait possession, que l'élection permet d'assumer et de dépasser, mais sans pouvoir faire accepter de tous la justice sociale. Enfin l'aliénation au Surmoi se fait persécution, contre laquelle la foi permet de lutter, en démystifiant la jouissance dudit Surmoi assimilé à la Chose.


"Celui qui obsède se trouvait devant la place ; celui qui possède s’est installé au cœur de la place ; celui qui persécute chasse de place en place, le persécuté n’ayant plus de place, plus de lieu... Nous devrions, par rapport à cet Autre, le laisser nous poursuivre jusqu’à ce qu’il ait infusé en nous. Jusqu’à ce que nous soyons devenus, comme lui, Chose originelle s’ouvrant à lui. Jusqu’à ce que nous l’ayons laissé parler par notre bouche... Mais la persécution est, pour le patient, fondamentalement négative. Face à quoi le psychanalyste lui dispense sa foi. Foi en l’Autre absolu vrai qui n’est pas le Surmoi."
JURANVILLE, ICFH, 2010

ALIENATION, Religion, Scène primitive, Séparation, LACAN

On peut qualifier de "religieuse" l'aliénation fondamentale qui constitue l'une des deux opérations par lesquelles le sujet se réalise dans sa relation à l'Autre, la seconde étant la séparation. Si la "réalité psychique" même au sens de Freud est "religieuse", selon Lacan, c'est dans la mesure où elle est suspendue à une première articulation signifiante perçue (faussement) comme totale et complémentaire, celle du couple parental, avec pour signifié un rapport sexuel supposé parfait dont l'enfant ne peut que se sentir exclu (c'est la fameuse "scène primitive"), rejeté au titre de déchet sacrifié. De là le sens en quelque sorte inné, la fascination universelle et pérenne de l'être humain pour le sacrifice en général, en tant que noyau dur de l'aliénation religieuse.

"Lacan , comme les « jeunes hégéliens » en leur temps, dénonce comme religieuse, et précisément sacrificielle, cette aliénation constitutive. L’aliénation serait l’une des deux « opérations de la réalisation du sujet » dans sa « dépendance signifiante du lieu de l’Autre », dans son « rapport à l’Autre ». Elle serait abstraitement aliénation au langage – mais comme langage alors faussé, le « couple primitif de l’articulation signifiante » n’étant pas reconnu dans la finitude radicale qu’il signifie, mais cru illusoirement sans manque... Et en même temps Lacan dirige vers l’autre « opération de la réalisation du sujet », laquelle serait, non plus aliénation, mais séparation, se-parare mais aussi, pour Lacan, se parere, engendrement de soi-même, autonomie. Mais le discours psychanalytique ne peut poser expressément cette autonomie réelle, ni la religion vraie qu’elle suppose, ni le monde juste dans lequel elle se déploie."
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007

ALIENATION, Révolution, Altérité, Objectivité

 Avec les révolutions socialistes et le totalitarisme, le XXè siècle aura été le témoin d'une "aliénation de la désaliénation elle-même" comme le dit Levinas, prouvant par là-même ce qu'elles niaient farouchement, à savoir le caractère inéliminable de l'aliénation. Cela parce que l'aliénation a été ramenée à sa seule dimension sociale, elle n'a pas été vue dans son caractère essentiel, comme constitutive de la finitude humaine. On a voulu lui substituer une identité mythique à "retrouver", à "libérer", celle d'un "moi" déjà là (quelque soit le nom qu'on lui donne), exactement comme chez Hegel. A l'inverse la pensée de l'existence, celle de Levinas notamment, sous-estime trop l'enjeu politique de l'aliénation, comme elle efface trop vite la perspective d'une identité en général : « Unicité sans intériorité, moi sans repos en soi, otage de tous – homme sans identité » écrit Levinas. Même chose chez Lacan avec sa conception d'un Autre sans Autre, qui en ne reconnaissant pas, pour le sujet, la possibilité de se faire l'Autre de l'Autre, d'en retirer identité et objectivité, rend impossible toute désaliénation sociale.

"Et c’est toujours cette altérité pure au-delà de toute identité qui s’exprime chez Lacan dans sa formule bien connue qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Or n’est-ce pas en excluant de pouvoir jamais poser comme telle l’altérité vraie qu’on conforte le plus définitivement la prise dans l’aliénation ordinaire, et donc le monde sacrificiel ? Ne faut-il pas au contraire poser malgré tout l’altérité dans toute sa vérité, en tant qu’elle met chacun en situation, comme identité et autonomie, de reconstituer l’objectivité vraie et qu’elle ouvre à la révolution et à l’institution, à partir de là, du monde juste ?"
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007

ALIENATION, Sexualité, Possession, Objet

Tout homme doit affronter l'aliénation à la sexualité - figurée d'abord par couple parental et plus généralement par le Phallus - pour se libérer de son pouvoir de possession. Là où le sujet se tenait devant l'Autre comme son objet, son complément, voire son instrument, il doit réaliser - par la grâce de l'Autre vrai, par exemple le psychanalyste - que le "rapport sexuel" n'existe pas et que la sexualité recèle, fondamentalement, la pulsion de mort.


"Aliénation perverse à ce qui est supposé pouvoir, tout pouvoir, s’être fait absolument objet. Aliénation qui capte, dans la sexualité comme objectivité finie illusoirement absolutisée, l’humain en tant qu’il est constitutivement en relation avec l’autre humain . Aliénation qui caractérise la socialisation première et ordinaire. Aliénation qui est alors, pour le patient, non plus obsession, mais possession : celui qui obsède s’était installé devant la place ; celui qui possède s’est installé au cœur de la place."
JURANVILLE, ICFH, 2010 

ALIENATION, Révélation, Discours psychanalytico-individuel, Discours philosophico-clérical

Pour surmonter l'aliénation ordinaire - tout en la reconnaissant dans sa forme minimale qu'est la sexualité, au niveau du sujet individuel - l'existant doit s'installer dans le discours de l'individu (ou psychanalytico-individuel). Mais affirmer l'altérité vraie n'est possible qu'en passant par la Révélation, qui au demeurant fait la vérité de chacun des grands discours. Or c'est plus particulièrement la fonction du discours du clerc (ou philosophico-clérical), qui se tient à la place de l'Autre, d'instaurer la justice ou la concorde entre les différents discours, de proclamer la révolution vraie dans l'esprit même de la Révélation, tout en reconnaissant l'aliénation dans sa forme minimale, soit le capitalisme, au niveau du sujet social.

"L’existant peut, contre l’altérité ordinaire et son fond d’aliénation psychotique et sacrificielle, affirmer ou supposer ensuite, avec l’existence, une altérité vraie. Altérité vraie qui doit venir de l’Autre absolu vrai dans sa Révélation... Et c’est sur fond de ces Révélations que l’existant peut effectivement échapper au système sacrificiel et advenir à son être d’Autre, à son unicité et autonomie d’individu. Et donc s’établir dans le vrai discours de l’individu... Et c’est sur fond de ces Révélations que l’existant va pouvoir, à partir de ce discours, s’établir dans tous les discours fondamentaux. Et suprêmement, puisque c’est celui qui est tenu de la place de l’Autre, dans le vrai discours du clerc, ou discours philosophico-clérical."
JURANVILLE, EVENEMENT, 2007

ALIENATION, Obsession, Analysant, Analyste

L'analysant subit l'aliénation spécifique à l'idéal-du-moi que représente, à ses yeux, l'analyste, au point d'en être obsédé. Cette obsession pour l'Autre a sa justification puisqu'il s'agit bien de reconstituer, à partir de lui, une identité vraie en lieu et place du symptôme ; mais dans le cadre de la cure, il revient à l'analyste de faire cesser cette obsession, en l'occurrence névrotique, par la grâce qu'il dispense à l'analysant et qui doit l'inviter à s'exprimer librement.


"Pareille obsession, où l’Autre (et le psychanalyste comme Idéal du Moi est un tel Autre) nous « assiège », où il nous enjoint sans cesse de nous assujettir davantage à lui, peut avoir sa positivité. Lévinas l’a fortement marqué, qui parle de l’« expérience sensible en tant qu’obsession par autrui – ou maternité »... Nous devrions, par rapport à cet Autre, le laisser entrer, accepter qu’il nous donne notre identité (vraie). Plutôt que d’élever des remparts contre lui, que de nous remparer avec le symptôme. Mais l’obsession, pour le patient, est fondamentalement négative. Face à quoi le psychanalyste dispense sa grâce. « Levant le siège », il permet alors au patient de sortir de lui-même, de parler librement, de s’ouvrir autant qu’il le peut à cet Autre qui l’obsédait, et de nouer cette parole dans un savoir nouveau et vrai."
JURANVILLE, ICFH, 2010 

ALIENATION, Finitude, Holocauste, Paganisme, HEIDEGGER

Heidegger analyse parfaitement l'aliénation comme conséquence inévitable d'une finitude non assumée ; mais c'est aussi au nom de la finitude qu'il refuse d'envisager la possibilité d'un savoir rédempteur. Pire, en proclamant l'"esprit du peuple" dans son année de rectorat, il promet au même titre que le Führer de vaincre et même de supprimer ladite aliénation, interprétée de surcroit en terme de déracinement, faisant ainsi allégeance à l'idole la plus païenne qui soit, le peuple lui-même (appartenant à la patrie, appartenant au sol, etc.) ; cette folie ne pouvait s'achever que par la catastrophe historique que l'on sait. Ce qui eut lieu avec l'holocauste fut proprement un acte sacrificiel en l'honneur de cette idole, et dans l'intention de venger l'aliénation de ceux qui, supposément, n'auraient pas reçu toutes les conditions de l'émancipation, et ceci à cause des nantis, des "élus" (d'où la persécution des Juifs au premier chef).


"Les camps sont ces lieux où – au nom, prétendument, de ceux qui n’auraient pas reçu les conditions de leur accomplissement, ou auxquels on les aurait enlevées – on a voulu, par ressentiment, priver les hommes de toutes les conditions qui font l’homme dans sa dignité d’homme... Les camps sont ces lieux en particulier où on a voulu priver de toutes les conditions ceux dont on avait l’idée, secrètement, qu’ils les avaient reçues en abondance, toutes les « personnes de condition » et, parmi eux, suprêmement, les Juifs. Comme si l’élection n’était pas un acte par quoi on s’engage à répondre à un appel de l’Autre ! Et comme si le peuple juif n’avait pas, lui, répondu positivement à un appel qui avait été adressé à tous les hommes (lesquels, s’ils y ont répondu négativement, peuvent toujours prétendre ensuite qu’ils n’ont pas eu les « conditions ») !"
JURANVILLE, ICFH, 2010 

ALIENATION, Déchéance, Identité, Holocauste

Dès lors que l'existence essentielle est affirmée, l'aliénation doit être reconnue comme constitutive de la relation à l'Autre, car cette altérité de l'Autre et en même temps l'identité nouvelle qu'on reçoit de lui est toujours d'abord refusée. L'existant réduit alors sa propre identité au statut de déchet par rapport à un Autre ramené lui-même à une identité mythique et close. Pire, la négation sociale de cette réalité de l'aliénation - effet de l'aliénation elle-même - conduit au projet sacrificiel d'éliminer ceux que le peuple désigne comme responsables de cette déchéance, les réduisant alors eux-même à la pire des déchéances - ce qui a débouché historiquement à la catastrophe de l'holocauste. Le juif, soi-disant refermé sur son identité et considéré volontiers comme parangon du capitaliste, est ainsi accusé d'avoir confisqué les conditions de toute émancipation : il est condamné à payer à la place de ceux qui, en réalité, refusent justement de payer le prix pour s'émanciper (ce qui, une nouvelle fois, définit l'aliénation).


"Et la volonté illusoire d’éliminer toute aliénation devient alors volonté de rendre à ceux qui sont pris dans l’aliénation les conditions dont on les aurait prétendument privés, expropriés. Illusion, bien sûr, aux yeux de qui affirme l’existence, parce que les conditions sont toujours d’abord refusées par l’existant qui s’abandonne complaisamment à l’aliénation, et parce qu’il ne suffit nullement de les lui redonner pour qu’il les accueille enfin. C’était l’illusion de Marx de croire que la plus-value était de l’ordre de la création. Et qu’elle se trouvait scandaleusement extorquée au travailleur, parce que celui-ci ne disposait plus des conditions de son travail que se serait appropriées le capitaliste. Alors qu’elle est l’objet en tant que s’y marque le refus de la création, et qu’elle est par avance extorquable."
JURANVILLE, ICFH, 2010