DEMOCRATIE, Nation, Droit, Peuple

Si la démocratie est bien le gouvernement du peuple, ce dernier, en tant qu'il exerce le pouvoir, donc comme sujet politique, est avant tout Nation. L'institution de la démocratie se manifeste donc par la nationalisation du droit, l'exposant de ce fait au risque du nationalisme. Ce qui se produit lorsque le peuple perd de vue les principes de l'internationalisation du droit ou les juge incompatibles avec ses intérêts nationaux - ceci, bien entendu, aux dépens de l'universalisme démocratique.


"Si l'Etat correspond à l'installation du droit et au fait général du droit véritable. Si l'Eglise correspond à la canonisation du droit et à la détermination de ses fins dernières. Si la Science correspond à la rationalisation du droit et à la détermination de sa forme. La démocratie, avec sa nationalisation du droit, correspond, elle, à la matière (contenu) du droit."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Guerre, Europe, Droit

Avec l'effondrement du "droit public européen", et sa conception de la "guerre dans les formes", l'universalisme démocratique (français puis européen) se trouve confronté à de nouvelles revendications tout aussi absolutistes de justice, de nouveaux expansionnismes au nom de la démocratie, qui entraînent l'univers dans les guerres mondialisées dévastatrices, puisqu'il faut plutôt les appeler des "guerres totales" (qui emportent même avec elles le droit de la guerre).


"A la place de la "guerre dans les formes", c'est une guerre nouvelle qui s'est installée, la "guerre totale". Cette guerre totale est menée au nom d'une cause voulue juste, absolument juste, comme dans la doctrine médiévale - sauf qu'elle ne vise pas la conversion de l'ennemi, mais son anéantissement. C'est en général une guerre de partisans - soit le "défenseur autochtone" du sol natal, soit l'"activiste révolutionnaire" ; un nouvel ordre mondial qui entraîne, par la seconde guerre mondiale, vers les plus extrêmes catastrophes, celle, relativement absolue, du bombardement sur Hiroshima et Nagasaki, et celle, absolument absolue, de l'holocauste."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Election, Opinion, Volonté générale

Dans une véritable démocratie, la volonté générale s'exprime bien à travers la voix des représentants du peuple, et non par la "volonté de tous" comme le redoutait déjà Rousseau. Donc elle repose sur l'engagement des élus et non sur la participation de tous. La représentation populaire n'a rien à voir avec le reflet, même proportionnel, de la réalité sociologique. La diversité des opinions est un leurre (car les extrêmes profitent toujours de la liberté d'expression pour s'imposer) tant qu'elle ne débouche pas, via un débat rationnel et encadré, sur des positions assumées (pas toujours "populaires"). Ceci découle de l'essence premièrement éthique de l'élection que vient ensuite confirmer l'engagement politique : il faut d'abord vouloir faire cesser une situation d'injustice, or tout le monde ne le veut pas ni ne peut proposer de solutions éclairées. Comme l'écrit Juranville, "l'élu est celui qui répond de l'appel de l'Autre à s'affronter au réel de la finitude de l'homme et à en devenir responsable auprès de tous les autres".


"Les élus du peuple, ses représentants, ne sont pas ses délégués. Il n'y a pas dans la vraie démocratie de mandat impératif. Car la vérité, la "volonté générale", est en acte dans chacun des représentants; mais elle est, dans le peuple, simplement supposée, en sommeil, et recouverte ordinairement par ce que Rousseau appelle "la volonté de tous". Et il ne faut pas exiger qu'à la diversité de la populations corresponde une diversité des représentants puisque, si le peuple peut confirmer par ses votes la volonté générale, ce sont les représentants seuls qui en sont l'expression."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DEMOCRATIE, Individu, Capitalisme, Paganisme, HOBBES

L'inscription du capitalisme dans la structure de l’État semble favoriser l’émergence de l’individu, mais cette configuration ne suffit pas à fonder une démocratie authentique. L’histoire, loin de consolider la démocratie représentative, tend à faire ressurgir les mirages de la démocratie directe. Que le peuple reste profondément lié à une logique païenne, malgré l'avènement du christianisme, semble le présupposé de Hobbes dans son Léviathan, puisque l’État y est présenté comme une idole, un « dieu mortel » imposant une soumission totale. L'espace de liberté intérieure concédée à l'individu (christianisme oblige) n'autorise aucun progrès, aucune émancipation, tellement cette liberté reste abstraite ; l’individu réel, capable de se manifester à travers une œuvre reconnue publiquement, n’y trouve pas sa place. Même les apports de Spinoza sur la liberté d’expression ne suffisent pas à faire émerger la figure d'un individu autonome.


"Et cependant, à partir de là, aucune démocratie véritable ne peut se constituer. Et cela parce que l’idole reconnue comme telle qu’est l’État selon Hobbes ne laisse aucune place pour l’avènement d’un individu réel, lequel doit pouvoir offrir au jugement de tous l’œuvre par laquelle il est advenu comme tel. Son individu n’est qu’un individu formel, et l’espace de liberté d’expression que Spinoza ajoute dans son Traité théologico-politique ne suffit pas pour accueillir la puissance de nouveauté de l’individu réel."
JURANVILLE, 2010, ICFH 

IDEOLOGIE, Autonomie, Finitude, Capitalisme, MARX

C'est légitimement que Marx voit d'abord dans le capitalisme le prolongement du système sacrificiel qu'il prétend abolir, un système injuste qui entrave depuis toujours l'accès à l'autonomie individuelle. Ce qu'il ne voit pas c'est que cette autonomie suppose la reconnaissance de la finitude radicale (sinon pourquoi l'autonomie devrait-elle être conquise ?), la pulsion de mort qui travaille l'homme tant au plan social qu'individuel. Or le projet marxiste de société communiste, unitaire, voire totalitaire, montre qu'il n'est pas prêt à assumer ladite finitude, en l'occurrence ce qu'il y a d'inéliminable dans l'aliénation capitaliste et d'imparfait dans le système démocratique parlementaire. La philosophie critique se meut donc en idéologie, concrètement en idéologies conquérantes et concurrentes, dont le but démentiel est l'instauration d'un pouvoir absolu et l'éradication de toute autonomie individuelle.


"De là le retournement de la pensée philosophique en idéologie, qui rejette la philosophie. Et en idéologie qui devient diversité d’idéologies en conflit, lesquelles, conquérant le pouvoir, déploient toutes un semblable système totalitaire. Une idéologie devant fatalement apparaître qui voudra éliminer expressément, du Tout parfait qu’elle prétend construire, l’ennemi par excellence du système sacrificiel païen, le peuple qui, le premier, a accueilli la révélation, avec l’autonomie réelle qu’elle offre à l’homme, mais aussi la finitude radicale qu’elle l’appelle à y assumer, le peuple juif. La démocratie représentative ne peut donc être établie dans sa vérité que si, contre la tentative d’abolir tout système sacrificiel, et notamment, aujourd’hui, le capitalisme, on décide d’assumer l’inéliminable d’un tel système, et si l’on en reconnaît, dans le capitalisme, la forme minimale, à assumer justement. Si l’on ne se borne pas à constater et à tolérer la présence du capitalisme, mais qu’on en veuille l’institution."
JURANVILLE, 2010, ICFH

DEMANDE, Visage, Vide, Temps

La demande marque une forme de négativité qui dépasse l’immédiateté du corps pulsionnel et de l’objet. Elle introduit la différence symbolique dans la parole, où le sens naît de la distinction entre les mots, et accueille le vide, non seulement dans le corps mais dans le langage. Ce vide s’ouvre vers l’autre, nommé et interpellé comme visage, non simple surface corporelle mais limite du monde. On peut dire que le visage fait le vide tout en étant plein du regard qui comprend, respectant la frontière entre soi, l’autre et le monde. On échappe alors au fantasme pur, mais on se leurre d’un tout en croyant que la parole de l’autre pourrait tout comprendre. Ainsi, la demande donne une positivité au temps, mais le signifiant n'est pas posé comme tel. Le fantasme d’un rapport sexuel totalisant persiste, autant dans la pulsion que dans la demande.


"Le vide est accueilli, non seulement dans le corps, mais dans l’articulation de la parole. C’est le vide de tout ce temps où se déploie la demande, du temps imaginaire qu’implique le signifié. La pure différence est tournée vers l’autre à qui s’adresse la demande, mais le « sujet » ne s’y résume pas... On se leurre d’un tout du monde, en faisant appel à l’autre et à sa parole qui fait « tout », qui comprend. Par cet appel, le temps prend une certaine positivité, mais le signifiant n’est pas établi. Le fantasme de l’inscription du rapport sexuel, d’un rapport qui fasse « tout », se situe tant dans l’ordre de la pulsion où l’un du corps est « rétabli » grâce à l’incorporation, que dans celui de la demande, où le sexe semble moyen, organe."
JURANVILLE, 1984, LPH

DEMANDE, Désir, Transfert, Pulsion, LACAN

La demande est au cœur du transfert : elle suppose l’idéalisation mais cherche à se justifier objectivement, à travers même sa désidéalisation. Elle est double : hétéronomie signifiante et volonté de poser cette hétéronomie comme sens. La demande est essentielle lorsqu’elle vise l’Autre lui-même, non comme instrument d'un besoin, mais comme être de désir. En posant sa demande, le sujet expose son désir, affirmant sa finitude et son impuissance à s’approprier seul le vrai désir : il a donc besoin de l’Autre pour y accéder. Ce qu’il demande ultimement, c’est l’amour (désir vrai de l’Autre), la grâce (accès au vrai désir), et la raison (validation de ce désir). La demande vise alors moins un contenu qu’un dialogue, où se construit un savoir rationnel pur. Elle fonde ainsi objectivement le transfert, dans et par la parole.
Lacan, contrairement à Freud qui relie transfert et idéalisation, articule le transfert à la demande tout en soulignant son ambiguïté : la demande vise un absolu (désir inconditionné), mais en fuyant la finitude de la pulsion sexuelle, elle masque le vrai désir. En réalité, elle devient elle-même pulsion, quête illusoire de jouissance, et l’Autre s’y réduit à objet de la pulsion. Le sujet en demande reste fermé sur lui-même, sous couvert d’ouverture à l’Autre. D’où la nécessité, pour Lacan, de dépasser cette demande fausse pour assumer la finitude dans le désir, conçu non comme inconditionné mais comme « condition absolue » du sujet fini. Le désir, et d’abord comme désir de l’analyste, dégage, au contraire, dans cette demande la pulsion. D’où ce que dit Lacan que, « si le transfert est ce qui, de la pulsion, écarte la demande, le désir de l’analyste est ce qui l’y ramène ». Cette demande, dans le transfert, deviendrait alors « face de vérité ». Elle serait sensible dans la formule : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. ». Lacan frôle ici une limite : peut-on encore « demander l’impossible » sans effacer la demande elle-même, comme le fait Levinas par une soumission radicale à l’Autre ?



"La demande est parole, et l’imaginaire, dans la parole, doit, pour la psychanalyse comme discours, recevoir sa vérité (par la théorie des nœuds). La demande vraie est alors demande à l’Autre - à l’Autre absolu, mais aussi, bien sûr, au psychanalyste - de permettre la séparation, l’autonomie, le vrai désir et, pour cela, de faire reconnaître la finitude. Une telle demande, plus même que le seul désir (désir du patient, répondant au désir de l’analyste), serait, pour Lacan lui-même, la « face de vérité » du transfert. Ce qu’il rassemble dans la formule suivante (introduite, avec le nœud borroméen, lors du séminaire Ou pire) : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. » Or, qu’il appelle à déborder le plan de la demande, ou qu’il reconnaisse la demande vraie dont nous venons de parler, Lacan ne rejoint-il pas ce qui fait le fond de la demande courante, c’est-à-dire la clôture sur soi et, pour le sujet comme pour l’Autre, la transformation de son Autre en pur moyen, en déchet ? Ne plus rien demander, et dégager le désir hors de toute demande essentielle, n’est-ce pas en effet, pour le sujet, s’établir dans l’autonomie abstraite ? Demander à l’Autre son refus, sans lui demander en même temps son don, le don de sa grâce, sans lui « demander l’impossible », n’est-ce pas par ailleurs, pour le sujet, se faire le déchet de l’Autre, et lui imputer la même autonomie abstraite ? Et n’est-ce pas vers ce dernier effacement problématique de soi que conduit Lévinas avec la soumission, à quoi il appelle, à la demande venue de l’Autre ?"
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

DEFI, Absolu, Hystérie, Désespoir

Le défi est une manifestation du désespoir dirigée contre l'absolu faux, mais sous deux formes. D'un côté défi à l'absolu vrai pour l'accuser de s'être transformé en usurpateur injuste et violent, et ainsi l'amener à se (re)manifester comme vrai, tout en sachant qu'il ne cédera jamais devant pareille provocation - c'est le défi diabolique tentant de faire souffrir le Dieu bon et vrai (ou encore défi de Don Juan au Commandeur en tant que vrai père). D'un autre côté, défi à l’ordre commun sacrificiel qui l'on sait injuste et faux, non pour le combattre mais pour l'amener à se manifester et donc se dénoncer comme tel - c'est le défi hystérique, par exemple le défi de Sganarelle à son maître Don Juan. Certes la pensée de l'existence dénonce ce double défi hystérico-diabolique, puisqu'il s'en tient à l'Autre absolu faux, mais sans vouloir elle-même porter le défi essentiel jusqu'à l'objectivité - n'est-pas alors s'en tenir au désespoir ?


"Ce par quoi se donne le désespoir, et qui le montre déjà comme amenant jusqu’à la position objective de l’absolu vrai, est le défi. Défi à l’absolu faux, non pas directement, puisque cet absolu est alors ramené à son néant, mais indirectement, sous deux formes. D’une part défi à l’absolu vrai, pour autant que le fini tend à le réduire à l’absolu faux, et que le défier, c’est l’appeler à se manifester comme l’absolu vrai qu’il est, et être certain qu’il se manifestera ainsi. D’autre part défi au monde social commun, pour autant que, par la superstition et, finalement, par le sacrifice, ce monde donne réalité à l’absolu faux... Ce défi hystérico-diabolique, la pensée de l’existence le dénonce. Contre l’absolu faux qu’il invente, elle pose la finitude radicale et ce qu’il en est de l’absolu vrai. Mais la pensée de l’existence refuse de montrer le défi essentiel comme pouvant aller jusqu’à l’objectivité. Et n’est-ce pas alors répéter le défi hystérique au maître, puisqu’elle affirme la finitude face à un ordre social qui demeure intouché ? N’est-ce pas désespérer, à tort, de l’objectivité ?"
JURANVILLE, ALTER, 2000

DECONSTRUCTION, Messianisme, Finitude, Avènement, DERRIDA

La déconstruction derridienne prend pour cible toute identité déjà là ou supposée originaire, lui opposant le jeu de la différence et la finitude radicale, dans la perspective d'une identité nouvelle et ouverte - à et par l'Autre - assimilée au "messianique". Mais celui-ci, Derrida exclut qu'il soit posé dans quelque discours devenant un savoir de la Bonne Nouvelle, ou qu'il soit assigné à quelque Messie venant accomplir la Promesse.


"Déconstruction commandée par des spectres qui nous habitent (et nous déconstruisent) et qui sont des figures de l'Autre faux (Surmoi…). Mais déconstruction qui s'opère dans la perspective de "l'indéconstructible justice", d'une "affirmation", d'une "appropriation" (de la finitude radicale), et donc d'une identité nouvelle et vraie que Derrida présente comme le "messianique" : une vue nouvelle serait alors possible dans l'accueil de l'autre homme, dans l'hospitalité à lui offerte."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

DECISION, Liberté, Choix, Psychose

La vraie liberté, celle qui s'établit dans la relation à l'Autre, consiste déjà à nier la fausse liberté, celle qui nie la finitude : cela définit la décision, qui prépare au choix consistant à poser la liberté. Un choix sans décision pourrait paraître arbitraire. La décision relève d'une "folie du commencement" ; c'est la "bonne psychose" permettant de rompre avec la psychose primitive de l'immédiateté ; dans le langage kierkegaardien : acte de foi et transcendance.


'Le sujet existant, toujours d’abord, fuit la liberté ; il la fuit librement, vers la non-liberté, et vers une non-liberté qui se prétend liberté pure, souveraine. Comme si la liberté consistait à être « au-dessus » de toute relation à l’Autre ! Comme si elle n’était pas au contraire de s’établir dans cette relation et d’assumer la finitude qui s’y produit ! Poser la liberté vraie, choisir du choix essentiel, c’est alors, d’abord, nier la fausse liberté. Par une négation qui est déjà elle-même la liberté vraie. Et qui, de plus, doit conduire vers la position explicite de cette liberté, puisqu’il y a toujours déjà une position, fausse, de la liberté (savoir commun, etc.). Une telle négation de la liberté est décision."
JURANVILLE, 2000, ALTER

DASEIN, Grâce, Etre, Objet, HEIDEGGER

La grâce propre du Dasein est d'affirmer absolument, en soi comme en l'Autre, la finitude de l'existence marquant à la fois, dans les termes de Heidegger, "la relation de l’être à l’essence de l’homme et le rapport essentiel de l’homme à l’ouverture (“là”) de l’être comme tel". Même s'il faudrait préciser l'analyse heideggérienne par des considérations plus proprement théologiques.


"N’entrons pas ici dans des développements théologiques difficiles, où devraient s’articuler engendrement éternel du Fils et création de l’homme. N’expliquons pas en quoi l’être (l’Autre absolu) se fait objet de l’homme (Fils de l’homme), et en quoi l’homme, en même temps, se fait, et a toujours plus à se faire, objet (Da) de l’être."
JURANVILLE, 2000, JEU

CULPABILITE, Hétéronomie, Psychanalyse, Savoir

Si l'on ne veut pas sombrer dans une culpabilité indéfinie, comme le redoutait Nietzsche, il faut poser la culpabilité dans le savoir, où elle recevra sa juste mesure. Il faut distinguer deux types de culpabilité. Il existe une culpabilité fausse liée à la haine de soi, reflet de la haine pour le créateur. Et puis il existe une culpabilité essentielle reposant sur une hétéronomie fondamentale : c'est la culpabilité éprouvée devant l'Autre absolu, qui se mesure dans le rapport à Dieu établi par le judaïsme et le christianisme. Mais elle repose aussi sur une pluralité, en ce sens qu'elle s'éprouve également devant les autres finis. La psychanalyse, avec l'inconscient, a fait entrer la culpabilité dans le domaine du savoir, et ce n'est certes pas pour s'en débarrasser mais au contraire pour la reconnaître comme essentielle (elle consiste à avoir cédé sur l'essentiel, soit son désir).


"Telle est la culpabilité qu’a dégagée, dans l’espace du savoir rationnel pur, la psychanalyse. Lacan souligne ainsi que la psychanalyse ne vise en rien à « apaiser la culpabilité ». Il y a certes, d’après lui, une culpabilité fausse, dont il convient, autant qu’il est possible, de se libérer. C’est la culpabilité de l’« homme du commun », « reflet de sa haine pour le créateur quel qu’il soit qui l’a fait si faible et si insuffisante créature ». Mais il y a aussi une culpabilité fondamentale qu’il faut reconnaître, et qui est d’« avoir cédé sur son désir », c’est-à-dire d’avoir renoncé à son être d’individu, en se soumettant au « service des biens », à l’ordre commun du monde."
JURANVILLE, 2000, ALTER

CULPABILITE, Choix, Finitude, Moi, KIERKEGAARD

Kierkegaard met en avant l'ineffaçable culpabilité du sujet : quand bien même celui-ci aurait fait le choix essentiel, appelé en ceci par l'Autre absolu, il lui serait impossible de proclamer un quelconque accomplissement objectif du choix, le libérant de la culpabilité - cela reviendrait simplement à nier la finitude. "Même au moment où la tâche est assignée, il y a déjà du temps perdu", écrit Kierkegaard : il faut partir d'un tel "devenir-coupable" pour réaliser que le seul choix authentique devant l'existence, le seul choix personnel, est précisément le choix de la culpabilité ("ce n’est qu’en me choisissant comme coupable que je me choisis moi-même"). Position que le métaphysicien ne saurait seulement entendre, lui qui ramène la finitude à une faiblesse temporaire, lui qui suppose une culpabilité (devant le savoir, ou devant l'idéal) seulement chez le disciple, nullement de la part du maître. Par ailleurs il ne suffit pas de critiquer la fausse culpabilité, celle du ressentiment, pour accéder à l'autonomie de l'existence, comme le voudrait Nietzsche - lequel se laisse entrainer à une nouvelle dissimulation de la culpabilité, et à une tentation sacrificielle. Freud, de son côté, a bien vu une culpabilité inéliminable liée à l'amour (universel) pour le père, mais seulement par ses effets indésirables : agressivité, névrose, etc., comme s'il était possible, pour un moi "théoriquement" sain, de les évacuer (rien d'autre que l'idéal scientiste). La clairvoyance de Nietzsche comme de Freud aura été de montrer que toute culpabilité fausse cherche à se dissimuler, à dériver vers des pratiques sacrificielles douteuses ; leur aveuglement aura été de nier à leur tour la culpabilité vraie, constitutive, celle que cherchent précisément à dissimuler les formes inessentielles et dérivées de culpabilité.


"Car qu’est-ce qui permet cette dissimulation ? Nietzsche l’a montré, et Freud l’a redit après lui : le monde social, le fait que plusieurs ont la même culpabilité (fausse) et qu’ils s’en défont sur la victime du sacrifice. Tant que n’est pas dénoncé, dans un monde social nouveau, le jeu de la culpabilité ordinaire (fausse), tant que la culpabilité constitutive n’est pas reconnue socialement, la dissimulation de la culpabilité se maintient.
JURANVILLE, 2000, ALTER"

CRITIQUE, Vérité, Pouvoir, Individu, FOUCAULT

Foucault, initialement proche de l’École de Francfort et de sa critique de l’idéologie dominante, a formulé trois objections : cette critique repose sur une théorie mal fondée de la représentation, suppose une opposition binaire entre vrai et faux, et ignore les mécanismes d’assujettissement, notamment dans les régimes totalitaires où le discours scientifique peut devenir oppressif. Il passe alors de la critique de l’idéologie à la notion de savoir-pouvoir, où le savoir exerce un pouvoir via des pratiques constitutives et des techniques de domination. Ensuite, Foucault introduit les « régimes de véridiction », actes par lesquels une nouvelle vérité émerge, instaurant un nouveau savoir et un nouveau pouvoir, soit un nouveau gouvernement des hommes. Plutôt que de critiquer la rationalité européenne, il propose une critique visant à analyser les conditions et effets de ces régimes véridictionnels, pour promouvoir le « désassujettissement » et une forme d'autonomie individuelle face aux pouvoirs oppressifs. Cette critique, enracinée dans la spiritualité chrétienne et la pastorale, s’inspire de Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? ») et du thème de la sortie de l’homme de sa minorité. Elle se manifeste comme un art de « ne pas être tellement gouverné », une attitude de questionnement des pouvoirs abusifs, visant un salut collectif par la parole vraie (parrhèsia) et la reconnaissance de l’individu véritable.


"« La philosophie comme ascèse, la philosophie comme critique, la philosophie comme extériorité rétive à la politique, c’est le mode d’être de la philosophie moderne. C’était, en tout cas, le mode d’être de la philosophie ancienne » (Foucault). La philosophie est bien une visée – et une affirmation – du savoir vrai, absolument rationnel, portant avant tout sur l’homme en tant qu’il peut devenir individu véritable, par les autres et avec les autres, par la parole pleine et vraie de l’un (parrhèsia) tournée vers la parole pleine et vraie de l’autre – et il n’y a pas de souci de soi sans cette fonction critique."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CRITIQUE, Savoir, Histoire, Finitude

En proposant un savoir de la négation, et en l'intégrant dans l'histoire, la critique philosophique (moderne) tente bien d'obtenir pour ce savoir une reconnaissance universelle. Et cependant il lui manque toujours de poser l'existence, donc la finitude radicale, pour qu'un tel savoir à la fois critique et historique, mais tenant compte de ladite finitude, soit effectivement reconnu.


"Savoir et négation, cela définit la critique. Critique qui se mène donc au nom d’un savoir de l’essentiel. Or la philosophie, quand elle en vient à se concevoir comme critique – ce qui caractérise décisivement les Temps modernes –, se heurte inévitablement au rejet radical toujours là, par le sujet social, du savoir vrai et découvre qu’elle ne peut d’abord, par elle-même, comme critique, ni concevoir un tel rejet, ni agir contre lui."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CRITIQUE, Fondation, Philosophie, Certitude

Pour éviter d'être vaine et de s'assimiler à un refus de tout savoir, pour accomplir la vocation politique de la philosophie, la critique (qui est, rappelons-le, négation et savoir) ne saurait être immédiate ; elle présuppose la question comme ce qui accomplit la vocation éthique de la philosophie. Mais c'est bien la politique qui, finalement, justifie l'éthique, et en constitue l'aboutissement. Grâce à la critique, la philosophie est doublement fondatrice. D'abord, du côté de l'objet, elle permet de fonder l'objectivité vraie face à l'objectivité ordinaire, laquelle tend toujours à s'absoluiser faussement : elle le fait par la puissance spéculative et créatrice (métaphorique) du concept. Ensuite, du côté du sujet, elle permet à la subjectivité de se fonder elle-même sur la certitude, comme fondatrice du savoir et de l'objectivité du savoir. Mais ce principe fondateur subjectif implique la reconnaissance de la finitude radicale - par le moi s'identifiant à l'Autre absolu et assumant l'élection, donc pas seulement en tant qu'individu.


"C’est ainsi par le moi que se déploie subjectivement la critique. Moi qui a fait, comme individu, dans la position d’exclu de la « scène primitive », sous la menace du sacrifice, l’épreuve de la finitude radicale. Moi qui est entré, comme individu, dans le travail de l’œuvre et de la question – car, s’il s’engage dans cette épreuve en tant que moi, c’est en tant qu’individu qu’il la fait. Mais moi qui, par la critique, vise expressément (c’est son élection de moi, au-delà de la grâce de l’individu, de même que l’élection du concept va au-delà de la grâce de l’être) à instituer le monde juste où chacun pourra devenir individu – et moi."
JURANVILLE, 2000, JEU

CRITIQUE, Méthode, Pratique, Autre

Pour qui affirme l'existence, une méthode d'écriture - que l'on qualifiera de "critique - doit laisser advenir en tout autre une subjectivité créatrice, productrice d'une objectivité nouvelle. En effet cette méthode est portée par une négation radicale du savoir ordinaire en vue d'établir le savoir vrai de l'existence : or négation et savoir définissent précisément la critique. C'est au moyen de la critique que la pratique s'accomplit, là où la méthode n'était que l'acte de la pratique. Disons que la critique élève la méthode au rang de pratique véritablement révolutionnaire, capable de changer l'état d'esprit du "critiqué", lequel doit pouvoir accéder à son tour à la critique.


"Autre qui critique le fait alors toujours, au fond, au nom de l’Autre absolu et toujours, plus explicitement, au nom du savoir vrai, mais aussi de la justice, qui mettra chacun en position de reconstituer un tel savoir. Et l’Autre qui critique le fait d’autre part en communiquant au critiqué la grâce que lui-même a reçue. D’où l’efficace de la critique. Critique qui est bien critique interne, immanente, mais interne et immanente à une identité nouvelle qui n’a pu venir que de l’Autre – en quoi elle est quand même critique externe, transcendante."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT