CAPITALISME, Finitude, Droit, Individu

Concernant la finitude radicale et les maux qu'elle engendre, la faute ultime consiste à la nier plutôt que de l'assumer sous sa forme minimale - car la finitude étant inéliminable, ses conséquences néfastes n'en seront alors qu'aggravées. Ainsi du capitalisme, qui n'est pas un bien mais effectivement un mal (une forme de système sacrificiel avec ses idoles), sauf qu'en même temps, il reste la seule institution reconnaissant par principe la place de l'individu comme tel et offrant les conditions de son autonomie effective (libertés de propriété, de travail, d'entreprise, etc. encadrées par le droit).


"Le capitalisme étant l'organisation économique par laquelle il faut passer comme hétéronomie pour accéder à la véritable autonomie... C'est l'institution décisive, ultime, pour la justice que veut la philosophie : assumer, pour et dans la justice, l'injustice inéliminable des hommes, leur soumission complaisante, toujours, à l'idole ; l'assumer sous sa forme minimale - sous une forme telle que, si on veut la combattre, l'injustice reviendra, et alors sous une forme extrême."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Orient, Occident, Droit, WEBER

Même mondialisé, l'esprit du capitalisme reste occidental si l'on en croit Max Weber, car c'est bien en Occident, notamment sous l'impulsion de l'éthique protestante, que l'universelle "pulsion de profit" a trouvé son objectivation rationnelle à travers la quasi-science économique, ainsi que son support par le droit. Cela supposait une "ascèse intramondaine", selon le mot de Weber, incompatible avec le traditionalisme oriental sous ses formes spirituelles (religieuses) aussi bien que temporelles (féodalisme). L'orient n'aura donc intégré le capitalisme que comme un instrument et "un artefact venu de l'extérieur" (Weber).


"Étant parti du supposé (et fameux) « appétit illimité de profit de l’Asiatique » et y ayant perçu une « pulsion de profit », Weber note qu’il y manque néanmoins « ce qui a été décisif pour l’économie de l’Occident : la rupture, et l’objectivation rationnelle de ce caractère pulsionnel de l’aspiration au profit [= la non-vérité posée comme telle] et son intégration dans un système d’éthique rationnelle intramondaine de l’agir [la non-vérité assumée dans la vérité], telles qu’elles ont été opérées par l’“ascèse intramondaine” du protestantisme en Occident » – ce qui formerait, selon lui et à nos yeux, l’esprit du capitalisme."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CAPITALISME, Mondialisation, Monde, Altérité

Quand l'univers devient monde - totalité et altérité - par le jeu de la mondialisation capitaliste, on peut avoir le sentiment, au prime abord, d'une explosion des injustices et des inégalités, d'une prostitution générale de la Valeur, d'un rabaissement de l'altérité sur l'uniformité. Surtout lorsque le capitalisme se présente lui-même, dans son discours, comme le plus grand Bien possible, oubliant qu'il n'est au mieux qu'un moindre mal, soit la continuation sous des formes à peu près acceptables du paganisme ancien. Et pourtant, ce qu'il faut retenir du "monde actuel", mondialisé, c'est bien la grâce dispensée par lui à tous ces mondes qui, issus du paganisme, accueillant ou refusant parfois la mondialisation, sont pourtant reconnus par lui dans leur altérité vraie.


"Mondialisation : quand l'univers s'accomplit en monde et que l'altérité de chacun est acceptée et recueillie. Grâce paradoxale du matérialisme du monde actuel. (...) Le monde actuel s'efface comme vérité en assumant l'ordinaire matérialisme comme sien ; et, porté qu'il est quand même, ce faisant, par sa vérité essentielle, il reconnaît quand même, aux mondes qui se donnaient par leur paganisme brut, la possibilité d'une vérité spirituelle pure. Grâce dispensée à tous ces mondes."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Maître, Plus-value, Individu, LACAN

Le discours du maître est contemporain de la Révélation juive, qui rompt avec le discours du peuple (hystérique) dominant dans la société païenne traditionnelle. Quant au capitalisme, il est une variante apparue assez récemment du discours du maître, quand ce dernier fait produire à l'esclave sous contrat la fameuse plus-value, le "plus-de-jouir" selon Lacan. Or ce dernier fait valoir, contrairement aux affirmations de Marx, que la plus-value n'est nullement extorquée au travailleur puisqu'elle est réalisée grâce aux conditions de productivité offertes par le maître (investissement, moyens techniques, etc.) et pas seulement par la force de travail. De plus elle ne représente rien d'émancipateur ou de créatif pour le travailleur, précisément car elle n'est pas de son fait, et se trouve bien plutôt réduite à un pur objet de jouissance, l'objet de consommation fétichisé. Lorsque Lacan évoque la "sortie" hors du discours capitaliste, il précise bien que cela ne sera "pas pour tout le monde", soulignant que cela reste un privilège de la démarche analytique et donc du sujet individuel, nullement du sujet social. Pour ce dernier la libération de l'individu ne saurait passer par l'abolition du capitalisme, qui ramènerait à une forme de paganisme aggravé, ignorant toute finitude radicale et n'ayant de cesse de "conjurer" le mal par la voie du sacrifice (réduction au silence de toute parole dissidente, par exemple, dans les régimes communistes) ; elle ne passera pas davantage par une exaltation sans réserve du même capitalisme, comme une fuite en avant (véritablement désespérée) vers un monde idéal ayant aboli le mal et la souffrance, un monde sans finitude. Il n'y a pas d'autre voie que celle d'un capitalisme raisonné laissant la possibilité à chacun de se réaliser comme individu, la société ayant cessé d'être idéalisée comme fin pour apparaître (enfin) comme simple moyen.


"Plus-value qu'a théorisée Marx et dont il dénonce la spoliation, l'extorsion, sans voir, selon Lacan, qu'elle est due au capital et au maître (qui, à la différence du serviteur, a commencé à renoncer à la jouissance) et qu'elle n'a rien de créateur et d'existentiellement positif. Et Lacan conclut en dirigeant vers le discours psychanalytique (dont le discours du maître serait «l'envers») où l'analyste s'offre comme objet a lieu de finitude radicale, à charge pour l'analysant, par l'interprétation (dans laquelle l'analyste le précède et le guide), de donner sens à ses fragments de paroles qui ne sont d'abord que non-sens. Ainsi l'analysant pourrait-il sortir (en quelque manière) du discours capitaliste et devenir individu comme l'analyste. Possibilité ouverte à l'existant par l'histoire. Accomplissement personnel certes, mais non pas progrès au sens du progressisme parce que "c'est seulement pour certains", pour ceux qui « paient le prix», «font le travail [créateur]»."
JURANVILLE, 2021, UJC

CAPITALISME, Concurrence, Valeur, Travail

Le risque n'est pas tant la concurrence (certes encadrée par le droit du travail et le droit du commerce), fixant la valeur d'échange à partir du moindre coût de revient, que la tentation de se détourner de la concurrence pour se replier sur l'illusoire valeur d'usage. Négation de la finitude radicale et refus de l'assumer socialement de manière acceptable. Ce qui est à craindre, c'est que le "plus-de-jouir communautaire" (produisant des victimes sacrificielles) engendré par le communisme (refusant la concurrence) autant que par le capitalisme dérégulé (refusant le droit) prenne le pas sur la volonté de concurrence valorisant le travail et l'individu à travers le travail.


"Le droit au travail ne peut rester lui-même que si, lui qui limite le capitalisme, il ouvre à la concurrence la plus libre. Il y a concurrence là où il s'agit de s'affronter à la pulsion de mort non reconnue comme telle et de la capitaliser peu à peu (au lieu de se disperser dans la jouissance et la consommation), jusqu'à produire la marchandise. Entrer dans la concurrence, c'est ne pas en rester à la jouissance immédiate, c'est ne pas rester hors concours, hors jeu, c'est concourir, entrer dans le jeu social où l'on perd toujours (en jouissance immédiate) et où l'on gagne toujours (en honneur, en dignité, en valeur)... D'un côté on veut un capitalisme sans limitation par le droit. De l'autre, on veut, par la révolution communiste, abolir le capitalisme. Dans les deux cas, régression vers le paganisme brut et sa communauté qui broie l'individu : on ne veut pas voir ce qui fait la vérité du capitalisme, d'être la forme acceptable de la finitude radicale telle qu'elle se manifeste socialement, d'être ce qu'il y a d'inéliminable et en même temps d'assumable dans le paganisme."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CAPITALISME, Appropriation, Profit, Echange

 La dynamique capitaliste suppose certes l'appropriation initiale d'un capital, d'un trésor, aux mains de quelques uns dont la question est de savoir si cette accumulation peut être légitime ou si, comme le pense Marx, elle implique fatalement violence et extorsion. Mais la réponse tient au fait, d'une part que l'échange préexiste au capital ainsi qu'au profit, comme leur condition, d'autre part que l'échange implique nécessairement quelque profit, et donc le capitalisme comme son terme sous ses trois formes successives : financier, commercial, et industriel.


"Ainsi pour le capitalisme financier où le détenteur de capital en prête une part à quelqu'un qui en a besoin, à charge pour celui-ci de rembourser plus tard cette part augmentée d'un intérêt (autre nom pour le profit). Ainsi pour le capitalisme commercial où le détenteur de capital achète sur le marché à un certain prix des marchandises, dans l'intention de les vendre plus tard à un prix plus élevé, en faisant un profit au sens strict du terme. Et de même pour le capitalisme industriel où le détenteur de capital achète sur le marché cette marchandise très particulière qu'est la force de travail d'un homme auquel il verse un salaire, dans l'idée que cette force de travail participant à la production de marchandises produira plus de valeur qu'elle n'en a coûté et assurera au capitaliste une plus-value, autre nom du profit."
JURANVILLE, 2021, UJC

BOUDDHISME, Christianisme, Pulsion de mort, Péché, NIETZSCHE

Le bouddhisme est la religion humainement constituée par excellence, par opposition au christianisme, principale religion révélée. Cela n'empêche pas Nietzsche de les rejeter tout uniment, au prétexte que le péché comme le principe de Nirvana seraient des négations de la vie (avec cette nuance que le bouddhisme, supposément athée, épargnerait au fidèle culpabilité et ressentiment, et par ailleurs respecterait le principe de hiérarchie). Or si la pulsion de mort est bien la traduction (freudienne) du péché, elle ne se confond nullement avec le principe de Nirvana synonyme de renoncement : ce dernier, comme sagesse et spiritualité, suppose la pulsion de mort (donc le péché) et la suppose dépassée. Enfin, pas de finitude radicale sans la relation à quelque Autre absolu, donc pas de religion constituée qui ne suppose une révélation et un Dieu.


"Le principe de Nirvana requiert l'acceptation et assomption de la pulsion de mort. De cette pulsion de mort qui est l'ordinaire vouloir-vivre. De cette pulsion de mort qui est au fond rejet de la vraie jouissance (et vie), spirituelle, avec l'Autre ; et qui est arrêt, à partir de là, à une jouissance matérielle, sensible. De cette pulsion de mort qui est péché. Lequel est donc présent dans le bouddhisme. De même qu’y est présent le Dieu sans lequel l'homme n'aurait pas pu s’arracher à son enfermement dans le péché, dans l'ordinaire désir (vouloir-vivre, pulsion de vie), dans la souffrance."
JURANVILLE, 2019, FHER

BONHEUR, Sujet, Finitude, Connaissance

L'existant ne peut rencontrer le vrai bonheur (au-delà du seul bonheur sexuel) qu'en allant jusqu'au bout de la connaissance, c'est-à-dire jusqu'à l'objectivité absolue. Cela implique d'assumer toute la finitude, son être d'objet pour l'Autre, y compris la finitude (radicale) se fuyant dans la sexualité. Mais assumer celle-ci, la revouloir, s'y engager notamment dans l'oeuvre, signifie devenir sujet, et c'est en tant que sujet qu'il éprouve le bonheur (dans l'éternité de la connaissance) de même que c'est en tant qu'objet qu'il éprouve le plaisir (dans l'instantanéité de l'expérience).


"Si l’existant, toujours d’abord, se détourne de la véritable connaissance absolue, c’est parce qu’il refuse d’assumer jusqu’au bout son effondrement comme sujet dans la rencontre de l’Autre, son être d’objet pour l’Autre, bref, sa finitude radicale... Si, au contraire, l’existant peut aller jusqu’au bout de la connaissance, c’est pour autant qu’il s’engage à assumer toute la finitude, qu’il s’en fait absolument le sujet, qu’il se veut absolument sujet, recevant de l’Autre toutes les conditions pour parvenir, à partir de la finitude, à l’objectivité absolue. Ainsi, de même que c’est comme objet que l’existant éprouve le plaisir, qu’il l’éprouve à l’expérience, en accueillant l’instant, de même c’est comme sujet qu’il éprouve le bonheur, qu’il l’éprouve à la connaissance, en entrant dans l’éternité."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BONHEUR, Eternité, Sens, Plaisir, KIERKEGAARD

De même que dans le plaisir le sens vient au sujet (toujours de l'Autre) et se fige dans l'instant, dans le bonheur le sens se donne et se présentifie dans l'éternité (c'est le sens de la formule de Kierkegaard selon lequel l'instant est "atome d'éternité"). Mais contrairement à la passivité du plaisir (qui va passer), il y faut, de la part du sujet, un acte d'acceptation pure qui donne sens au non-sens - ce qui est déjà l'éternité en acte.


"Comment peut-il y avoir, pour le fini, présence du sens, bonheur ? Lui-même s’éprouve pris, toujours d’abord, dans le non-sens. Le sens, le sens vrai, doit lui venir de l’Autre. Et il lui vient ainsi dans l’instant, comme nous l’avons vu à propos du plaisir. Mais, si le sens doit alors être éprouvé comme présent, et non plus comme voué à passer, il faut que, face au non-sens qui va revenir, le sujet d’emblée accomplisse un acte qui y donne sens, un acte d’acceptation pure...  Et, bien plus – ce que ne dit pas Kierkegaard –, l’acte d’acceptation pure, qui fait entrer le sujet dans l’éternité, est déjà lui-même l’éternité. C’est donc comme éternité que se donne le bonheur."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BONHEUR, Culpabilité, Objectivité, Sentiment

La positivité du bonheur doit être soutenue, contre la pensée de l'existence. Puisque le sentiment en général est ce qui permet au sujet de poser l'objet et de se poser dans l'objectivité, et comme le plaisir est ce sentiment qui ouvre au sujet l'espace de l'objectivité (et par quoi il assume sa mélancolie), le bonheur est le sentiment par lequel le sujet atteint enfin une forme d'objectivation (et par quoi il assume sa culpabilité). Chacun recherche le bonheur, comme le stipule Aristote ; restait à définir cet objet, précisément comme objectivité. Or pour la pensée de l'existence, et la quête du bonheur et son accomplissement contreviendraient à la finitude ainsi qu'à l'altérité essentielle, ce serait selon Kierkegaard demeurer au stade de l'esthétique. De même pour Freud le bonheur est pris dans la contradiction entre la satisfaction sexuelle (qui donne un semblant de bonheur) et la répression sociale (qui engendre la mauvaise culpabilité, sans possibilité de l'assumer comme il le faudrait pourtant).


"Nulle place donc pour quelque bonheur où serait assumée la culpabilité ! On pourrait avancer néanmoins que, si le bonheur  se veut accomplissement, sentiment de l’objectivation du sujet, toute pensée qui affirme l’existence, même si elle conçoit le sujet tout autrement que ne le fait la métaphysique, devrait envisager un bonheur existant et vrai. Comme acceptation pure de la contradiction, cette fois-ci radicale, de l’existence. Un tel bonheur serait la béatitude éternelle à laquelle l’existant se rapporte passionnément, d’après Kierkegaard."
JURANVILLE, ALTER, 2000

CONNAISSANCE, Bonheur, Autre, Objectivité

De supposer l'éternité en l'Autre, et la désirer pour soi, ne mène au bonheur que par la voie de la connaissance. Encore faut-il - contrairement à l'attitude métaphysique qui s'y refuse - s'affronter à la finitude et poser l'objectivité du savoir contenu dans l'oeuvre pour le transformer en connaissance. La connaissance, distincte de l’expérience (vérité de l’identité) et du savoir (vérité de l’intériorité), est définie comme la vérité de l’extériorité. Elle repose sur la reconnaissance de l’Autre comme porteur initial de l’identité, permettant au sujet de se définir lui-même en relation avec cet Autre, et de se faire Autre à son tour. Ainsi, la connaissance devient la source du bonheur, par opposition au plaisir lié à l’expérience.


"L’expérience, on l’a vu, est vérité de l’identité, identité constituée comme objective, pour tout Autre, à partir de la différence qui surgit (l’instant). Du savoir nous dirons qu’il est vérité de l’intériorité. La connaissance, elle, est vérité de l’extériorité. Elle pose l’identité comme toujours d’abord présente en l’Autre, toujours d’abord celle de l’Autre, à l’extérieur, et comme devant, à partir de cet Autre, devenir celle du sujet qui, à la fois, pourra poser l’Autre comme extérieur à lui et lui-même comme extérieur à l’Autre – l’un et l’autre ayant, dans cette relation qui se retourne, leur identité et consistance et autonomie vraie."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BONHEUR, Présence, Autre Plaisir

Aristote reconnaît une dimension interne au bonheur tout en admettant l’importance des biens extérieurs ; Descartes distingue la béatitude (satisfaction interne) du bonheur (dépendant de l’extérieur) ; Kant, lui, rejette l’idée d’un bonheur interne et le lie à une cause externe, refusant un simple contentement passif. En réalité il n'y a pas lieu d'opposer l'Autre et la présence, ce que permet la théorie de l'inconscient. Selon Lacan, l’inconscient est la "Chose" vers laquelle tend le désir, un objet à la fois mythique, perdu, mais aussi parfois associé au bonheur, notamment dans la relation sexuelle, comme sensation de la présence de l'Autre. Le bonheur, comme le plaisir, est une forme de jouissance liée à une cause extérieure, mais il se distingue par sa temporalité et sa présence. Dans le plaisir, le sens est éphémère et devra être reconstitué à partir du non-sens, tandis que dans le bonheur, le sens est pleinement présent, accepté et intériorisé comme relation à l’Autre (ce qui suppose certes le passage par le non-sens). Le bonheur implique un accomplissement à la fois dépendant de l’Autre et intérieur, une communion où le sujet répond à ce présent offert - pas simplement cadeau mais présence.


"Dans le bonheur, le sujet ne se rapporte pas de la même manière que dans le plaisir au sens qui surgit en cet Autre, qui est cet Autre, cette cause extérieure. Dans le plaisir, il éprouve le sens comme voué à passer, et comme devant être plus tard, par lui-même, reconstitué, à partir du non-sens. Dans le bonheur, il éprouve le sens comme présent. À la fois en l’Autre – et déjà, par lui-même, reconstitué, pour autant qu’il a accepté absolument le non-sens, inévitable et, même, essentiel. À la fois, dans le bonheur, l’accomplissement a sa condition en l’Autre, à l’extérieur, et il permet, comme accomplissement intérieur, d’accueillir pleinement cet Autre. Le plaisir est, avons-nous dit, le sens comme passage et comme passé. Le bonheur est le sens comme présence et comme présent. Non seulement sens éprouvé dans le présent – ce qui est le cas de toute épreuve du sens –, mais comme présent, comme demeurant."
JURANVILLE, ALTER, 2000

BIEN, Absolu, Mélancolie, Cause, LEVINAS

Le Bien est la vérité de l'absolu, l'absolu en tant qu'il doit être vérifié, donc d'une certaine manière atteint et recherché dans une transcendance, au-delà de ce qui est immédiatement présent au sujet. D'où la notion du devoir, qui impose de déterminer le Bien (dans le savoir) et le réaliser (dans l'oeuvre) ; mais aussi celle de la mélancolie qui accompagne le désir d'atteindre, si difficilement, le Bien. La tradition métaphysique détermine le Bien a priori, le présupposant à partir de l'essence (même si elle le situe au-delà, comme Platon) ; tandis que la pensée de l'existence le détermine justement comme ex-sistant, niant toute possibilité de le poser dans le savoir ou de l'identifier au savoir. Ainsi Levinas pointant le Bien dans l'Infiniment Autre (Dieu ou Prochain), mais critiquant la preuve cartésienne de Dieu par l'idée d'infini, refusant au fond l'idée même d'une "cause" divine du Bien - seul le mal, comme radical, à la suite de Kant, apparaît ainsi comme intelligible. Or refuser que la cause puisse être créatrice et imprévisible (ek-sistante), la rabattre sur une cause substantielle, n'est-ce pas la contradiction et l'impasse même faisant le lit ordinaire de la mélancolie, et acter l'impossibilité d'une détermination socialement effective du Bien ?


"Qu’est-ce qui fait apparaître au sujet fini qu’il peut et doit, ayant reconnu l’absolu vrai qui a surgi, le reconstituer dans son immédiateté, par l’œuvre et le savoir ? Ce même absolu comme le bien. C’est le bien qui est la cause de la mélancolie, et ce qui agit par l’évidence. Car le bien est le transcendant, au-delà de ce qui est d’emblée présent dans l’immédiateté du sujet, et donc dans le monde et le savoir communs. Mais il ne serait pas le bien, il serait faux bien, nullement transcendant, s’il n’apparaissait pas comme tel au sujet. Si le sujet, dans son immédiateté, ne devait pas (c’est le bien comme devoir) déterminer ce bien et le réaliser. Et si le sujet ne devait pas, de plus, supposer qu’il a reçu toutes les conditions (sinon, le devoir n’aurait pas de sens) pour le déterminer (dans le savoir) et le réaliser (dans les œuvres en général). Le bien est ainsi absolu et, en même temps, vérité. Vérité de l’absolu. L’absolu en tant qu’il doit être vérifié."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

BEAU, Grâce, Absolu, Finitude

Le beau est l'essence même de la grâce, et l'instrument de la véritable libération. En effet la beauté représente l'absolu qui se manifeste dans le réel, révélant à l'homme une finitude qu'il suppose - à travers l'émotion esthétique - partagée par tous.


"Le beau est, aux yeux de tous, l'absolu surgissant dans le réel, ce qui révèle à l'homme sa finitude et, la portant lui-même, suppose les hommes à même de la porter à leur tour. La philosophie qui reprend l'affirmation de l'inconscient se donne à nouveau comme perspective la justification objective du beau."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

AUTRE, Surmoi, Finitude, Pulsion de mort, LACAN

L'homme ne saurait, par lui-même, dépasser sa finitude, puisque celle-ci le détourne justement de l'Autre absolu vrai qui seul pourrait le sauver. A la place il se fabrique un Autre absolu faux qui, n'admettant pour lui-même aucun Autre, ne l'appelle pas non plus à affronter sa finitude - notamment la sexualité, régie par la pulsion de mort, qui de ce fait demeure son unique horizon.


"Il est idole pour autant qu'il sera l'objet d'un culte. Il est spectre (revenant) pour autant qu'il hante l'humain, le retient dans le passé et l'empêche de s'ouvrir à l'Autre qui viendra. Il est ce que la psychanalyse désigne comme le Surmoi. C'est la haine qui le produit comme formation primordialement psychotique (hallucination). « Le Surmoi est haine de Dieu, dit Lacan, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses » — comme si elles avaient été mal faites parce qu’il faudrait, certes douloureusement, découvrir en soi la pulsion de mort et s’y affronter (cette pulsion de mort dont on est quant même coupable, puisque c’est le primordial refus) ! « Le Surmoi est cette béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet des commandements de la parole » (Lacan) - c’est un dieu obscur qui n’écoute pas et avec lequel on ne parle pas."
JURANVILLE, HUCM, 2017

AUTRE, Absolu, Finitude, Rédemption, ROSENZWEIG

La philosophie contemporaine depuis Kierkegaard a fait de l'altérité une donnée essentielle. Non seulement l'Autre surgit imprévisiblement, dans le temps réel, mais l'identité elle-même se reconstitue à partir de ce qui vient et viendra de l'Autre, au-delà de la fausse identité apportée par la seule relation sujet-objet. Or seul un Autre absolu (absolument Autre, jamais clos sur lui-même) peut choisir de s'ouvrir à son Autre et ainsi sauver le sujet de sa finitude radicale, soit justement le refus de l'altérité inscrit dans la nature de l'homme. C'est ce qui fait dire à Rosenzweig que la vraie puissance de Dieu se manifeste dans la Rédemption, pour lui-même comme pour la créature : « Dieu est le Rédempteur, en un sens bien plus fort qu’il n’est Créateur et Révélateur… Il n’est pas seulement le Rédempteur, il accueille la Rédemption en  dernière instance pour lui-même. » Cela n'empêche pas l'Autre d'être immédiatement faussé par la créature, par finitude, transformé en un Autre clôt sur soi et fétichisé.


"L’Autre est toujours d’abord Autre vrai, avant tout l’Autre  absolu qui suprêmement existe, veut l’existence, alors que  l’homme primordialement la rejette, ce primordial rejet constituant ce qui nous appelons sa finitude radicale. Cet Autre s’ouvre par essence à l’homme comme à son Autre, il le veut Autre vrai, fait que, tout radicalement fini qu’il soit, il ait toutes  les conditions pour devenir un tel Autre. Pour Booz, chez Hugo, c’est un songe descendant du ciel et le mettant en possession de sa puissance créatrice et procréatrice."
JURANVILLE, 2024, PL

AUTRE, Mère, Sexualité, Oeuvre, LEVINAS

La relation à l’Autre, à travers les perspectives de Levinas, commence par la figure de la femme-mère, qui, en établissant la demeure, introduit l’espace où la loi paternelle est transmise ; ce processus substitue métaphoriquement le père à la mère comme essentiel, passant du corps au verbe. Cependant, l’Autre reste souvent réduit à un objet de pulsion, ce que Levinas ne reconnaît pas vraiment dans sa vision de la sexualité, qu’il inscrit dans un mouvement vers l’enfant et l’amour, où l'ego renonce à soi. Pour Levinas, le féminin attire le masculin vers une "transsubstantiation" par le plaisir corporel. En contraste, la psychanalyse met en avant la pulsion de mort (c'est sa version du "péché originel"), réduisant l’Autre à un objet (l’objet 'a'), une tendance qui se déploierait en système social sacrificiel si elle n'était pas contenue dans des formes éthiquement et politiquement acceptables. D'objet l'Autre peut être recréé comme essentiel via l'oeuvre (notamment le savoir), puisqu'elle s'effectue toujours depuis l'Autre et requiert la reconnaissance de tout Autre.


"Travailler à cette œuvre, c'est en effet faire exister pour soi la place de l'Autre au jugement duquel l'œuvre en progrès est sans cesse offerte, et du point de vue duquel est elle, en cela, peu à peu produite... C'est ce que fait implicitement la psychanalyse avec ceci qu'elle ouvre et réouvre au patient l'espace d"une telle œuvre... Et c'est ce que fait explicitement la philosophie en préparant l'institution du monde juste dans lequel chacun aura l'espace où, par l'œuvre, il peut devenir individu - et Autre vrai."
JURANVILLE, 2015, LCEDL