La révolution anticapitaliste rêve d'une société où l'autonomie de ses membres serait également pleine et entière - négation d'une finitude pourtant bien réelle, qui limite pareille autonomie, et exacerbation d'une vision totalitaire de la société, puisque nul n'est censé échapper au mouvement de l'histoire. Mais si les fins sont purement formelles et illusoires, les moyens (techniques et informationnels, notamment) utilisés pour promouvoir cette vision sont redoutablement efficaces puisqu'ils sont empruntés au capitalisme lui-même, qui les a inventés. Les victimes potentielles de ce système sont les individus comme tels réduits à l'état de déchets, fondus dans la "masse", étant donné que les classes elles-mêmes sont disqualifiées, sinon dissoutes totalement, au profit de cette entité abstraite et inhumaine. Bien que sa politique extérieure soit expansionniste, totalité oblige, le véritable bras armé de ce régime est la police intérieure traquant tous ceux qui pourraient mettre en danger, ou tout simplement remettre en cause, par leur créativité (perçue comme marque d'égoïsme et preuve de trahison) la perfection supposée du système.
COMMUNISME, Totalitarisme, Capitalisme, Individu
COMMUNAUTE, Société, Hétéronomie, Autonomie, WEBER
Max Weber décrit la communauté plutôt comme une totalité immédiate et affective, et la société plutôt comme une totalité civile et rationnelle. Pour autant il admet qu'il n'existe aucune loi de développement qui ferait passer historiquement de l'une à l'autre, car, dit-il « la grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie celui d’une socialisation. » Juranville articule avec davantage de précision le rapport entre ces deux types de totalité, en caractérisant la communauté par l'hétéronomie et la société par l'autonomie, à quoi s'ajoute le facteur totalité. Mais il précise que l'hétéronomie en question, ce qui est reçu de l'Autre en général, ne relève pas d'une simple transmission plus ou moins imposée mais, pour chaque individu, d'une décision à la fois instituante et inspirante, qui suppose - paradoxalement - une certaine autonomie. C'est d'abord le fait de vivre en société qui peut apparaître comme une caractéristique universelle, et c'est lorsqu'une telle totalité offre concrètement les conditions d'émergence de l'autonomie, que le sujet social peut s'en saisir et découvrir - non moins paradoxalement - que l'hétéronomie, l'hétéronomie vraie de l'Autre absolu, était la condition de possibilité de son autonomie.
COMMUNAUTE, Individu, Hétéronomie, Totalité, MARX, KIERKEGAARD
Totalité et hétérogénéité définissent la communauté et les deux sont exigibles afin d'y établir la justice. Mais les partisans radicaux de l'hétérogénéité, au nom de l'existence, comme ceux de la totalité, au nom de la justice sociale, refusent cet effort dialectique de conciliation. Pour Kierkegaard, "il n’y a jamais de lutte que celle des individus ; car le propre de l’esprit, c’est justement que chacun soit un individu devant Dieu", et l'idée même de communauté apparaît comme la négation même de l'existence et de l'hétéronomie vraie, avant tout religieuse et personnelle. Marx, inversement, dénonce la fausse hétéronomie de l'individualisme bourgeois, et en appelle la "communauté réelle" des "individus complets" (non aliénés).
COMMUNAUTE, Aliénation, Capitalisme, Communisme, MARX
"Mais cette visée d’une communauté nouvelle conduit inévitablement, parce qu’elle est anticapitaliste, à une répétition du système sacrificiel, avec sa communauté écrasante. Car la révolution anticapitaliste vise à faire disparaître, de la communauté juste qu’elle veut établir, toute trace d’aliénation . C’est ce qu’elle vise, puisque le capitalisme est la forme qu’a prise, dans l’histoire, l’aliénation. Et ce qui caractérise le projet de Marx comme gnostique. Marx veut alors une émancipation « totale », accomplie par l’« homme générique », une « émancipation humaine ». Mais gnosticisme présent aussi dans L’Idéologie allemande (1845-1846) où l’individu, ignorant toute finitude radicale, devient, par la révolution communiste, abstraitement autonome."
JURANVILLE, 2010, ICFH
COMMUNAUTE, Sacrifice, Peuple, Etranger
La communauté sacrificielle se caractérise par la violence qu'elle fait subir à certains individus, voire à l'individu comme tel, sur lesquels s'est déportée la haine de l'Autre, de l'altérité comme telle. Ce système sacrificiel se réalise sous trois formes de communautés successives. D'abord le couple des amants : fermée et exclusive par définition, cette communauté est tout entière consacrée à la jouissance sexuelle, plus ou moins élevée à la passion, mais surtout elle exclut l'Autre comme tel (l'Autre absolu d'une part, par crainte de l'interdit, l'autre fini d'autre part, l'enfant qui pourrait y être procréer, par crainte de la finitude qu'il faudrait alors assumer). Ensuite la famille : c'est une communauté où cette fois règne l'interdit et la mesure, l'éducation et la responsabilité, mais une communauté qui peine à s'ouvrir à la fraternité universelle, étant elle aussi tentée d'exclure tout étranger (en répétant d'une certaine façon le mythe inconscient de la "scène primitive", soit le "parfait" rapport sexuel dont l'enfant était le premier exclu), mais tentée aussi, corollairement, d'empêcher chacun de ses membres de devenir "étranger" et pleinement individu, dans la solitude et la séparation. Enfin le peuple : cette communauté devrait poser sa spiritualité propre en assumant son rôle dans l'histoire, elle est pourtant aussi le théâtre par excellence du sacrifice, par la communauté entière, de l'Etranger comme tel (c'est la condamnation du Fils de Dieu envoyé sur Terre pour laver les péchés des hommes, la perpétuation de la haine et le refus de toute rédemption).
OEUVRE, Commencement, Décision, Historicité
Commencer une oeuvre et s'y consacrer pleinement relève d'une décision toujours à renouveler, car la tentation d'abandonner ne laisse pas elle-même de se répéter. Deux insistances antagonistes à ne pas perdre de vue. Car nulle oeuvre ne sera suffisamment consistante qui n'ait été menée à terme, ou dans tous les cas dont on ne puisse rendre compte.
COMMENCEMENT, Folie, Finitude, Autre
"Comment, si n’est reconnue d’abord qu’une objectivité réelle certes, mais finie et faussement absolutisée, s’engager à faire reconnaître une vraie objectivité absolue, celle de l’oeuvre qui rassemble la décision finale ? L’argument qui fait désespérer de cette possibilité, c’est celui de la finitude (argument de la pensée contemporaine ou de l’existence). Il faut nier pareille conception de la finitude - la finitude, en soi, n’empêche rien ; certes elle rend dépendant de l’Autre ; mais de l’Autre elle peut recevoir toutes les conditions qui permettent au fini de s’établir dans son autonomie. Or négation et finitude, cela définit la folie. Folie comme subjectivité absolue du commencement et ce par quoi il s’accomplit. Mais ce n’est que si cette folie est elle-même essentielle, si elle vise une objectivité absolue qui soit un jour universellement reconnue (l’essence en principe de savoir), que le commencement est bien alors ce qu’on vient d’en dire. Folie habitée par l’Autre, inspirée. C’est celle que Platon place au coeur des plus hautes biens ; celle que suppose Descartes quand il confectionne l’hypothèse du Malin Génie. C’est fondamentalement la folie de la Croix."
JURANVILLE, 2017, HUCM
COMMENCEMENT, Election, Folie, Altérité
"L’élection est l’altérité absolue du commencement et son essence. Elle est, parmi les conditions venues de l’Autre, celle qui fait rompre avec le sujet social ordinaire et entrer dans la folie sublime et douce de l’oeuvre. Elle est offerte à tous, mais tous n’en paieront pas le prix - « car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Elle est le fait, éminemment, du Christ."
JURANVILLE, 2017, HUCM
COMMENCEMENT, Décision, Liberté, Historicité
"Le commencement se donne au savoir comme décision. Car, à la place de l’historicité vraie, de l’exigence venue de l’Autre de mener l’histoire jusqu’à son terme, s’établit en fait toujours d’abord une historicité fausse, d’appartenance à un monde social légué par le passé et censé devoir se répéter toujours le même. Commencer, commencer vraiment, nier l’historicité fausse et s’engager dans la vraie, c’est alors avant tout, accueillant dans son immédiateté à soi la loi de l’Autre, l’éprouver comme liberté véritable et nier qu’il y ait aucune pareille liberté dans l’appartenance au monde social traditionnel (ou dans l’autonomie abstraite de la subjectivité moderne). Or négation et liberté, cela définit la décision."
JURANVILLE, 2017, HUCM
CHRISTIANISME, Rédemption, Grâce, Amour, ROSENZWEIG
La Révélation est amenée à se répéter pour pouvoir être accueillie et acceptée par tous les hommes, conformément à l'amour de Dieu qui est absolu. C'est ainsi que la révélation chrétienne répète la révélation juive, toujours par le Fils (Verbe) mais cette fois explicitement puisqu'il devient Christ Rédempteur du fait de l'Incarnation, de la Passion, et de la Résurrection.
CHRISTIANISME, Rédemption, Grâce, Amour
Si avec l'amour - amour du Prochain - le christianisme tient son objectivité vraie, il rencontre aussi sa propre contradiction (objective) dans le refus que l'existant et principalement le sujet social oppose à cet amour. C'est la rédemption qui apporte les conditions pour que l'amour devienne objet d'un savoir véritable et conduise à l'autonomie réelle ; la rédemption qui est donc la subjectivité - comme solution à la contradiction objective - du christianisme. Seul le Christ, par son sacrifice, peut accorder la rédemption à l'humanité, la rendre acceptable par tous, comme Dieu le Père l'avait premièrement accordée au peuple juif. Mais si elle est bien sa subjectivité vraie, avec la rédemption le christianisme rencontre aussi sa propre contradiction (subjective) dans le fait que l'existant, s'imaginant libéré de sa finitude, pourrait prétendre passer outre à toute loi (position généralement gnostique, asociale). C'est alors la grâce qui résout cette contradiction subjective, grâce reçue d'abord de l'Autre absolu, grâce que chacun doit communiquer à son tour à son Autre, lui apportant ainsi les conditions de l'autonomie véritable et l'accès au savoir ; la grâce qui est donc bien l'essence du christianisme et son altérité absolue. Cette grâce, qui permet à la rédemption de s'accomplir, et à l'amour de se répandre, le peuple christianisé doit la reconnaître au peuple juif (historiquement par la reconnaissance de l'Etat d'Israël), après la lui avoir longtemps dénié au motif que ce peuple était porteur d'une élection elle aussi refusée.
CHRISTIANISME, Péché, Philosophie, Sacrifice
"Le monde antique ne peut que s’effondrer quand est absolument mis en question, par l’avènement du christianisme, ce qui, dans ce monde, empêchait la philosophie d'accomplir son acte : l'entraînement toujours évident du peuple dans la violence sacrificielle, dans ce qui est, pour nous, la constitutivement humaine volonté du mal pour le mal. Car l'évènement du christianisme fait qu'est dénoncée comme péché la vie de jouissance plus ou moins raffinée - mais toujours entraînée dans la violence sacrificielle - dans laquelle s'abîmait l'empire romain. Une telle dénonciation résulte de ce que l'absolu est intervenu dans le monde. Non pas, au sens de Hegel où il y serait toujours déjà présent et y prendrait simplement conscience de soi. Mais au sens de Kierkegaard où il y serait venu pour changer imprévisiblement quelque chose du côté des humains. Au-delà de toute la téléologie que proclame la philosophie traditionnelle de Platon à Hegel, le péché est, comme l'a bien vu saint Augustin, volonté du mal pour le mal. Et en même temps il est, par la grâce de Dieu, sans cesse racheté et ramené vers le bien. Le christianisme a vaincu quand il eut été avéré que la philosophie par elle-même ne pouvait pas faire accepter de tous, du peuple, la justice qu'elle avait voulu introduire. Le christianisme qui combat la violence sacrificielle dont le sujet individuel est la victime désignée. Car le péché de l'homme est ce que nous avons appelé sa finitude radicale, son primordial refus de l'existence, c'est-à-dire de l'ouverture à l'Autre en tant que c'est de cet Autre qu'il recevrait son identité vraie."
JURANVILLE, 2015, LCEDL
CHRISTIANISME, Négation, Vie, Péché, NIETZSCHE
La critique nietzschéenne du christianisme peut être dite biaisée et insincère, car il l'attaque de biais, à partir d'une interprétation gnostique qu'il sait erronée, selon laquelle le péché reviendrait intégralement à la chair et ses faiblesses. Comme si le péché n'était pas constitutivement volonté du mal pour le mal, et pour cela seulement négation de la vie. Comme s'il ne fallait pas, pour tout homme, affronter ses démons en traversant une Passion similaire à celle du Christ, en remettant en question sa propre existence pour accéder à l'Amour créateur. Nulle négation de la vie, de la créativité, nulle faiblesse comme telle valorisée dans le christianisme.
MORT, Jugement dernier, Pulsion de mort, Résurrection, SAINT AUGUSTIN
"Seconde mort qui est pour nous enfermement dans cette pulsion de mort qui fait l'enfer quotidien de l'homme pécheur, mais qui peut toujours être reprise (et alors on y échappe) dans la pulsion de vie et l'ouverture existante et aimante à l'Autre."
JURANVILLE, 2015, LCEDL
RELIGION, Christianisme, Judaïsme, Islam
La vérité des trois religions révélées (notamment la vérité théologique du christianisme, avec la Trinité) ne sera effective qu'à la fin de l'historie, quand elles auront surmonté les dangers de falsification qui leur sont propres, et quand elles auront reconnu le savoir universel de la philosophie. En ce sens elles s'accorderont alors avec les religions orientales humainement instituées, elles-aussi vraies : ainsi le christianisme, fondé sur la grâce au même titre que le taoisme (l'efficience du non-agir), mais menacé de repaganisation jusqu'à ce qui'il reconnaissance la vérité du judaïsme ; ainsi le judaïsme, fondé sur l'élection au même titre que le confucianisme (le pouvoir des lettrés), mais menacé de neutralisation jusqu'à ce qu'il reconnaisse la vérité du christianisme ; ainsi l'islam, fondé sur la foi au même titre que l'hindouisme (soumission à une puissance divine principe de toute chose), mais menacé de non-dépaganisation jusqu'à ce qu'il reconnaissance la double vérité du christianisme et du judaïsme (et politiquement l'existence de l'Etat d'Israël).
CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG
"La Révélation chrétienne, dont la portée est en soi foncièrement politique, introduit certes un monde nouveau, avec de l’autonomie. Mais un monde où cette autonomie, simplement supposée (c’est la grâce), est en fait faussée (elle devient autonomie abstraite, hors finitude), et où l’institution prétendument nouvelle (l’Église) prolonge en fait les institutions du monde traditionnel."
JURANVILLE, 2010, ICFH
CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG
"S’il s’en tient expressément à ces trois époques, d’une part Rosenzweig suppose, à nos yeux, une époque antérieure, celle qu’a introduite la révélation juive et qui se prolonge par l’avènement de la philosophie (laquelle est pour nous, dans le paganisme grec, quelque chose de non-païen) – époque dont l’évolution catastrophique conduit justement à l’exigence de la venue du Christ et de son sacrifice. Et, d’autre part, Rosenzweig dirige, selon nous, vers la nécessité d’une époque ultérieure, qui serait pour nous celle de l’accomplissement."
JURANVILLE, 2017, HUCM
CHRISTIANISME, Altérité, Singularité, Judaïsme
L'on pouvait croire que le christianisme, religion de l'altérité découlant de la révélation, aurait su préserver historiquement cette altérité que les religions païennes avaient tant falsifiée. Il n'en a rien été car le christianisme s'est paganisé à son tour, en faisant de l'Autre divin une figure surmoïque et en désignant l'individu humain - nié dans sa singularité - comme sa victime sacrificielle. Afin de restituer l'individu dans sa singularité, en tant que porteuse d'altérité, le christianisme doit donc reconnaître la vérité du judaïsme, lequel se définit justement comme altérité et singularité.
CHRISTIANISME, Altérité, Amour, Trinité
La religion, comme savoir de l'altérité, ne parvient à sa vérité que par la révélation qui introduit justement l'altérité vraie, celle du Dieu se rapportant à l'existant comme à son Autre - cet existant étant appelé à faire de même à l'égard de son Autre, d'abord le Dieu et ensuite le Prochain. Autrement dit la révélation appelle à s'identifier à cette hétéronomie divine, ce qui est l'autre nom de l'autonomie. Religion et altérité, cela définit nommément le christianisme en tant que religion de l'amour, puisque l'amour est non seulement ouverture à l'Autre mais transmission à l'Autre de cet amour. Par rapport au judaïsme, où les commandements d'aimer Dieu et le Prochain sont bien présents, le christianisme lui donne une portée universelle et surtout accomplit cet amour dans la Trinité illustrant l'amour parfait entre les trois Personnes.
CHRIST, Oeuvre, Sujet social, Condition
"L’œuvre du Christ est l’œuvre par laquelle sont, à l’homme comme sujet social, redonnées les conditions qu’il avait perdues en se laissant entraîner dans le monde sacrificiel, redonnées pour qu’il s’affronte maintenant jusqu’au bout, dans son œuvre propre, à la finitude radicale... L’œuvre du Christ ne s’accomplit certes que lors du Jugement dernier, quand il revient en gloire pour juger les hommes – et pour les juger à la mesure de leurs œuvres, qu’ils auront accomplies dans l’attente de la venue du Christ-Messie ou de son retour, et qui sont d’abord, pour chacun, l’œuvre qu’aura été sa vie. Mais l’œuvre du Christ commence par ouvrir aux hommes l’espace social de leurs œuvres propres – avec, à chaque fois, à la pointe de ces œuvres, l’œuvre des œuvres qu’est l’histoire et, en elle, l’institution de la communauté juste."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT
CHRIST, Incarnation, Passion, Résurrection
Incarnation, Passion et Résurrection sont trois noms pour désigner cet événement majeur, et même fondateur de l'histoire, qu'est le sacrifice du Christ. Ce sont les trois étapes nécessaires de l'intervention divine par laquelle se prépare, s'effectue, et s'accomplit la mise en question du système sacrificiel pervers des humains. L'Incarnation démontre que la chair n'est pas fondamentalement mauvaise, malgré la finitude et donc aussi malgré l'existence du péché charnel (concupiscence), qu'il existe une chair et une sensibilité bonnes, compatissantes et aimantes (la chair du Christ, idéalement). La Passion dénonce l'injustice de ce système sacrificiel, et la haine que le sujet social éprouve inévitablement contre Dieu, le Prochain, l'Autre en général. Cette injustice, le dieu fait homme la subit et l'assume librement (dans la souffrance et jusqu'à la mort, non dans la jouissance bien sûr - qui serait celle du fanatique), par son sacrifice. La Résurrection prouve que la vie triomphe finalement de la pulsion de mort, non seulement pour le Christ mais également pour tout homme qui aura - notamment par ses oeuvres - réussi à dépasser la haine sacrificielle et la finitude en général pour les réduire à leurs formes minimales, socialement acceptables dès lors que les sujets ne sont plus empêchés d'entrer dans leur individualité et d'y gagner leur autonomie.
CHRIST, Péché, Grâce, Fils
""Il faut, dit fermement Kierkegaard, une révélation venant de Dieu pour éclairer l'homme sur la nature du péché et lui montrer qu'il ne réside pas dans le fait pour lui de ne pas avoir compris le juste, mais dans le fait qu'il ne veut pas le comprendre ni s'y conformer" dit Kierkegaard. Or cette affirmation par le Christ du péché fait rupture du fait de la grâce qu'elle implique. Grâce dispensée non plus, comme avec Socrate, au sujet individuel, mais au sujet social ,expressément pêcheur. Grâce qui n'est plus rencontre, mais pardon. Car, le Christ, dans son Sacrifice, se fait librement déchet, et même déchet social. Librement puisqu'en même temps il s'affirme Dieu, Dieu comme Fils, à la fois fils de Dieu et fils de l'homme. Le pardon rétablit dans sa vérité et consistance d'Autre celui qui s'était complu dans la finitude et avait refusé d'assumer cette finitude. Or être l'Autre qui pardonne, même si c'est en soi toujours possible à Dieu, est impossible à l'homme, devant certains crimes abominables, de l'ordre de la violence sacrificielle, qui se commettent contre lui ou contre les siens. Le Christ (…) introduit une rupture (…) qui va jusqu'au savoir. Et l'élection qui (…) est offerte au sujet social, au peuple, apparaît maintenant comme jugement. Le Christ en effet, dans son sacrifice (…) manifeste une élection, celle qu'il a reçue du Père et au nom de laquelle il dénonce la loi ordinaire, sacrificielle, du monde social ; il dirige expressément vers l'objectivité absolue, celle de la Loi vraie par excellence. Le Christ affirme - et c'est fondamental - qu'il n'est pas venu abroger la loi mais l'accomplir. Paul : "toute la loi tient, dans sa plénitude, en une seule parole : Tu aimeras ton Prochain comme toi-même". Cette élection est, comme la grâce, communiquée par le Christ à tout homme, même s'il sait qu'elle va être d'abord rejetée (ou faussée), par la plupart. C'est ce que montre son enseignement, formulé avec (…) une autorité propre (d'élu véritable), et non pas de délégué."
JURANVILLE, 2015, LCEDL
CHRIST, Passion, Amour, Grâce, KIERKEGAARD
"« Le dieu n'a pas besoin de disciple pour se comprendre lui-même. Mais, s'il se meut lui-même et non par besoin, qu'est-ce qui le meut, sinon l'amour ? » (MPh, 72). Amour qui vise l'amour venant, en retour, du disciple, et donc l'égalité (« La préoccupation du dieu est de rétablir l'égalité. Faute d'y réussir, l'amour serait malheureux » MPh, 77). De sorte que le maître divin doit, pour libérer le disciple de l'enchantement et ravissement devant lui-même comme idole, s'abaisser lui-même, se faire simple serviteur. Grâce dispensée par ce maître au disciple qui aura à « recevoir dignement la grâce [ainsi] offerte à tout homme imparfait, c'est-à-dire à chacun de nous » (ECh, 67). Grâce qui lui ouvre la voie pour devenir « homme nouveau », pour re-naître » (MPh, 60 sq). Et cela en aimant à son tour, en ayant foi en ce Dieu qui ne peut pas se communiquer directement et qui doit d'abord susciter le scandale et le rejet : « Il lui faut exiger de devenir objet de foi. Sinon, il devient une idole » (ECh, 131). La Passion du Christ est, à partir de là, non pas à admirer, mais à imiter par l'existant comme sujet individuel. Et cela en s'affrontant à la finitude radicale ou péché, et dans les autres qui le menacent de violence sacrificielle, et en lui-même qui tend à être complice de cette violence. Epreuve de renonciation à soi, à l'identité qu'on s'était fabriquée : « Renonce à toi-même et souffre pour cette raison : tel était le christianisme ». Mais certes épreuve dans laquelle on advient à une nouvelle identité, celle de l'individu qu'est l'homme nouveau : « Au sens chrétien, il n'y a jamais de lutte que celle de l'individu ; car le propre de l'esprit, c'est justement que chacun soit un individu devant Dieu, de sorte que la communauté est une détermination inférieure à celle de l'individu que chacun peut et doit être » (ECh, 108, 174 sq, 188 et 197)."
JURANVILLE, 2019, FHER
CHRIST, Médiateur, Messie, Sacrifice, SAINT AUGUSTIN
Pour faire cesser toute complaisance dans l'injustice, et ainsi assumer la finitude, il est nécessaire comme l'énonce Saint Augustin d'en appeler à l'intervention d'un médiateur - entre le masculin et le féminin (et leur illusoire complémentarité), entre la vie et la mort, entre l'humain et le divin. Cette figure quasi-universelle que l'ethnologie a désigné sous le nom de trickster (le tricheur, celui qui ne joue pas le jeu), il convient de l'élever à sa fonction de Messie, soit un homme qui, au-delà de son rôle local de "fusible", de régulateur d'une forme sociale déterminée, remplisse la mission de mettre en cause pour tous les hommes le système social sacrificiel. Le seul médiateur vrai agissant pour la créature humaine au nom de l'Absolu créateur ne saurait être que le Christ, lui qui d'abord en tant Fils de Dieu s'est incarné en la personne de Jésus, prouvant ainsi que péché n'est pas constitutif de la chair (voulue par Dieu) mais de la (mauvaise) volonté humaine ; lui ensuite qui s'est sacrifié, qui a souffert la Passion jusqu'à son terme pour dénoncer justement le système du sacrifice, prouvant ainsi son amour pour les hommes ; lui enfin qui a ressuscité, prouvant ainsi la véracité de la parole divine et l'existence effective d'une justice, applicable à tous les hommes.
CHRIST, Grâce, Pardon, Philosophie
"Saint Paul avait souligné lui-même qu’il n’avait pas, par la foi, aboli la loi . Mais il avait dit aussi que la loi, venue pour découvrir à l’homme sa finitude radicale, son péché, s’était heurtée à cette finitude, à ce péché, par quoi l’homme est toujours détourné d’œuvrer selon la loi ; que la loi avait été impuissante face au péché. Et que la grâce prend son sens là, de libérer les hommes, de sorte qu’ils pourront œuvrer selon la loi. La grâce, disons, affirme la vérité comme en l’autre auquel elle est dispensée. Elle le libère – c’est son efficace. Et notamment elle le met en position de reconnaître le savoir. Ainsi pour la grâce dispensée au sujet individuel par la psychanalyse ou discours psychanalytique du seul fait de l’affirmation de l’inconscient. Et de même pour la grâce que dispense la philosophie ou discours philosophique au sujet social, aux autres discours. Encore fallait-il, pour la philosophie, que le sujet social (le peuple) eût d’abord reçu cette grâce, expressément, de l’Autre absolu lui-même – et c’est ce qu’a fait le Sacrifice du Christ. Nous affirmons que la grâce dispensée par le Sacrifice du Christ, pour fausse qu’elle soit devenue et qu’elle devienne toujours à nouveau, permettra à la philosophie de conduire tous les hommes jusqu’à la société juste."
JURANVILLE, 2010, ICFH
TRINITE, Christ, Finitude, Existence
La philosophie est-elle capable, par elle-seule, de remettre en cause le système sacrificiel qui a débouché sur la condamnation de Socrate, puis à une échelle plus universelle, sur le sacrifice du Christ ? La philosophie ne peut espérer faire reconnaître son savoir par tous en raison de la finitude radicale qui subsiste, quelque soit l'émancipation qu'elle propose au nom de la raison - l'altérité et l'universalité de celle-ci n'étant que partielle. La dénonciation de l'injustice n'est jamais suffisante tant qu'elle n'émane pas de l'Autre absolu, ce qu'accomplit le "médiateur" divin en la personne du Fils. Il s'agit pour l'homme de parvenir à une autonomie réelle lui permettant d'assumer la finitude radicale, le péché même de n'en rien vouloir savoir. Maintenant pourquoi la trinité, pourquoi le Fils ? Ce n'est que dans l'imitation du Fils que l'homme peut se libérer de la faute qu'il a tendance, névrotiquement, à attribuer au Père, lui l'enfant exclu de la "scène primitive", victime du père réel. C'est ainsi que la Création du Père (cause matérielle) ne peut s'accomplir que par la Révélation du Fils (cause formelle) ; et la paternité du Père ne peut être reconnue, depuis la créature, que par la médiation du Fils, fils engendré (et certes non créé) comme Verbe à partir de la Chair du Père. Le Verbe se déploie (c'est la "cause finale", selon Schelling) par le Saint-Esprit qui procède identiquement des deux premières Personnes, qui est leur Amour parfait, et qui entraîne les hommes également dans l'Amour et la vie de l'esprit. Cette vérité trinitaire, que Schelling a rapporté aux trois causes citées, Saint-Paul l'avait résumée par la formule : « Toute chose est de lui, par lui et pour lui. » La philosophie y puise sa définition de l'existence comme identité dans la relation à l'Autre et à partir de cette relation.
CHOSE, Oeuvre, Commerce, Connaissance
"Cette chose vraie ou œuvre, l’existant ne peut s’y rapporter, et la saisir comme occasion pour son œuvre propre, pour la connaissance, que s’il se veut lui-même une telle chose vraie. Et donc s’il s’arrache à son rencoignement initial de chose fausse, close sur soi, mélancolique, et s’il s’établit en relation avec cette chose vraie qui est occasion. Ce qui caractérise le commerce. De même que l’intérêt montre qu’on a saisi l’occasion, de même le commerce est ce qui fournit, qui offre des occasions à saisir. De même que la connaissance dans son acte, l’identité, ne peut aller jusqu’au bout d’elle-même que dirigée par l’intérêt – et si l’existant s’est intéressé à l’Autre qui toujours déjà s’intéresse à lui et duquel vient l’identité –, de même la connaissance dans ce par quoi elle s’accomplit, la chose, ne peut aller jusqu’au bout d’elle-même que déployée par le commerce – et si l’existant s’est établi dans le commerce des choses existantes et s’y est fait lui-même chose."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT
CHOSE, Sujet, Objet, Séparation
"La tâche du sujet, c’est ainsi de s’établir dans la séparation. Car le sujet ne s’objective que pour maintenir ouverte la relation à l’Autre impliquée par l’objet et pour laisser être cet Autre dans sa consistance de chose. Surtout, il ne le fait que parce que c’est l’Autre qui l’y appelle. Il n’y a donc pas de confusion du sujet s’objectivant et de l’objet. En fait la chose constitutivement, de par la création, se produit comme pluralité de choses séparées (« L’Esprit, dit Lévinas, est multiplicité d’individus »). Dans la séparation le sujet jouira enfin de l’Autre comme Autre, au-delà de la jouissance immédiate qui refuse, elle, la séparation. Mais ce n’est qu’en atteignant au savoir de cette jouissance, à un savoir dans lequel il témoigne de l’Autre absolu et le glorifie, qu’il s’établira définitivement dans la séparation... Lévinas et Lacan refusent néanmoins que le sujet puisse se réclamer d’un tel « savoir de la chose ». S’en réclamer, se réclamer du savoir, d’un savoir suffisant, caractériserait une subjectivité qui fuit sa finitude réelle. Mais cette prétendue altérité absolue que Lévinas et Lacan défendent ainsi, et qui exclut, pour le sujet, tout savoir vrai, a comme conséquence que celui-ci ne peut pas se poser objectivement dans sa séparation, et que, par rapport à l’Autre faux qui règne d’abord dans le monde social, et qui rejette toute séparation, le sujet apparaît toujours soumis, en fait non séparé."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT
CHOSE, Signifiant, Nom, Parole, LACAN
"La Chose, au sens le plus quotidien, est donc le signifiant surgissant comme signifiant, incarné, dans le réel. Réalité muette du signifiant pur, si la parole suppose le signifié. Lacan dit que la Chose « fait mot », au sens où le mot (= motus), c’est ce qui se tait. Mais en même temps elle introduit au monde par sa référence à l’Autre de la loi et du Nom. Toute chose est à chaque fois l’occasion de la rencontre de « la Chose », dès lors que s’y produit ce surgissement du signifiant verbal pur. Non dans sa détermination spécifique (tel signifiant plutôt que tel autre, ce qui renvoie non plus au réel, mais au symbolique), mais dans la coupure de son émergence : soit l’instant de la parole. Toute chose la plus commune, pour autant qu’elle nous convie à la considérer comme chose, est la rencontre de l’autre sujet dans son corps advenant à la subjectivité... Mais dans l’existence commune, on ne laisse de tenter d’esquiver cette présence insuppressible de la Chose dans la parole, soit aussi des choses dans le monde."
JURANVILLE, LPH, 1984
CHOSE, Réalité, Unité, Existence
Pour poser la finitude comme bonne et vraie pour chacun, et ainsi assumer l'abandon essentiel (sans retomber dans des formes faussées de l'abandon), il convient de poser la Chose dans son unité et dans sa réalité. D'abord présente dans l'Autre absolu, donc dans l'inconscient, la Chose advient par un acte de parole qui est création, donc en toute chose dès lors qu'elle est nommée. Une création qui se fait dans le temps réel, c'est pourquoi ni la métaphysique ni l'empirisme ne connaissent la Chose : soit l'on concevra métaphysiquement une sorte d'unité supratemporelle, mais sans réalité pour le sujet, soit l'on admettra l'existence d'une réalité empirique, mais dont l'unité ne sera que nominale ou formelle, là encore hors du temps. Quant à la Chose kantienne, quand bien même elle existe "derrière" le phénomène, elle reste "en soi" inconnaissable et muette - et même si elle "se fait" connaître au sujet, sur le plan pratique, comme un idéal impossible à atteindre. La Chose réapparait dans sa vérité avec la philosophie de l'existence, dès lors que celle-ci admet la réalité d'un temps pur où le sens n'est jamais anticipable et où l'on est, toujours par conséquent, confronté au non-sens (sens et non-sens que récusent respectivement l'empirisme et la métaphysique, rappelons-le). Ainsi la Chose apparaît au coeur de l'existence, pour Heidegger, comme ce qui contient l’Ereignis, et comme ce qui enfante ("rassemble") le monde vrai autour de son propre vide, selon la structure du Quadriparti (Geviert). Ainsi encore la Chose est introduite dans sa vérité, par Lacan, comme Chose parlante ("moi la Vérité je parle") et plus généralement comme la passion de la parole ("ce qui du réel pâtit du signifiant") - en tout cas elle est davantage que cet illusoire souverain Bien, objet du désir, que Lacan évoque le plus souvent. Mais cette chose bien réelle, existante ou inconsciente, n'est jamais présentée dans son unité consistante, faute d'avoir fait de l'inconscient l'essence même de l'existence (ce que seule une raison philosophique, déployant la structure quaternaire de l'inconscient jusqu'à la totalité de l'existence, peut assumer).
CHOSE, Quadriparti, Quaternaire, Signifiant, HEIDEGGER, LACAN
CHOSE, Psychose, Sublimation, Jouissance
La sublimation totale implique un devenir-chose, une identification à la chose de la part du sujet, qui correspond structurellement à la psychose - soit un rapport à l'existence comme autonomie et jouissance. Mais il s'agit ici de la "bonne" psychose, faisant advenir la jouissance vraie, jouissance au savoir en lien avec la sublimation.
CHOSE, Prochain, Proximité, Jouissance, LEVINAS
La Chose se caractérise comme l'unité réelle de la réalité, mais dans son désir d'approcher ce "prochain" au plus près, le sujet fausse à la fois son désir et la Chose elle-même; en la fantasmant comme une unité mythique (c'est le corps de la mère) dont il pourrait jouir : il se confondrait alors avec elle et abdiquerait face à l'épreuve de la finitude et du non-sens. La Chose doit au contraire rester Autre, séparée, pour être désirée comme le prochain. C'est ainsi que Levinas thématise la "proximité" du prochain, une proximité fondamentalement "encombrante", dont le sujet ne sait quoi faire - à part l'aimer, à part se constituer lui-même comme sujet dans l'amour. Mais s'il évoque bien une "sagesse de l'amour", Levinas n'envisage pas, au nom de l'altérité, la possibilité d'établir un savoir effectif de cette proximité.
CHOSE, Création, Autre, Sujet
Devenir Chose est l'horizon du sujet, ce qui est possible par la création dans laquelle le sujet s'identifie à l'Autre absolu. Car en tant qu'unité et en même temps réalité, la Chose est d'abord la substance de cet Autre absolu créateur, puis elle devient celle de tout existant en devenir, par le biais de sa création. Cependant, elle tend à se réduire à une Chose mythique (corps maternel, monde sacrificiel) et, même accomplie, l'œuvre devient statique et inerte, fascinée par elle-même.
CHOSE, Objet, Sujet, Unité
La Chose n'est pas l'objet, mais c'est pourtant ainsi qu'elle se donne d'abord au sujet, l'objet présentant la seule forme d'unité compatible avec la fausse unité que le sujet se donne toujours d'abord, parce que la confrontation avec la Chose réelle ferait voler en éclats celle-ci. Il n'en demeure pas moins que la tâche d'"élever l'objet à la dignité de la Chose", dans la création, incombe au sujet - à la fois pour que la Chose soit reconnue comme différente de l'objet, et pour qu'elle se présente effectivement au sujet dans l'objet.