COMMUNISME, Totalitarisme, Capitalisme, Individu

La révolution anticapitaliste rêve d'une société où l'autonomie de ses membres serait également pleine et entière - négation d'une finitude pourtant bien réelle, qui limite pareille autonomie, et exacerbation d'une vision totalitaire de la société, puisque nul n'est censé échapper au mouvement de l'histoire. Mais si les fins sont purement formelles et illusoires, les moyens (techniques et informationnels, notamment) utilisés pour promouvoir cette vision sont redoutablement efficaces puisqu'ils sont empruntés au capitalisme lui-même, qui les a inventés. Les victimes potentielles de ce système sont les individus comme tels réduits à l'état de déchets, fondus dans la "masse", étant donné que les classes elles-mêmes sont disqualifiées, sinon dissoutes totalement, au profit de cette entité abstraite et inhumaine. Bien que sa politique extérieure soit expansionniste, totalité oblige, le véritable bras armé de ce régime est la police intérieure traquant tous ceux qui pourraient mettre en danger, ou tout simplement remettre en cause, par leur créativité (perçue comme marque d'égoïsme et preuve de trahison) la perfection supposée du système.


"Or cette totalité d’un monde voulu parfait est menacée décisivement par l’ individu. Individu toujours plus présent avec les progrès du droit, et avec le développement du capitalisme, inséparable de ces progrès. Car ce que permet le capitalisme, c’est certes, directement, l’individu bourgeois (voire prolétarien) dont la liberté n’est que formelle. Mais ce que permet le capitalisme, c’est aussi, indirectement, l’individu créateur dont la liberté est, elle, réelle. La révolution anticapitaliste débouche donc sur la répétition, mais en aggravé, du système sacrificiel. Répétition Puisque ladite révolution, même si elle fut voulue au nom de l’individu, s’élève, comme prétendu bien et, en fait, mal absolu, contre l’individu. Mais répétition en aggravé . Puisqu'un tel individu a été, dans l’histoire, par le droit, idéalement voulu et déjà réellement fixé comme le bien par excellence. Puisqu’il y a dans le monde social des existants qui veulent s’engager, comme individus, dans la « voie [difficile] du créateur »."
JURANVILLE, 2010, ICFH

COMMUNAUTE, Société, Hétéronomie, Autonomie, WEBER

Max Weber décrit la communauté plutôt comme une totalité immédiate et affective, et la société plutôt comme une totalité civile et rationnelle. Pour autant il admet qu'il n'existe aucune loi de développement qui ferait passer historiquement de l'une à l'autre, car, dit-il « la grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère d’une communalisation, en partie celui d’une socialisation. » Juranville articule avec davantage de précision le rapport entre ces deux types de totalité, en caractérisant la communauté par l'hétéronomie et la société par l'autonomie, à quoi s'ajoute le facteur totalité. Mais il précise que l'hétéronomie en question, ce qui est reçu de l'Autre en général, ne relève pas d'une simple transmission plus ou moins imposée mais, pour chaque individu, d'une décision à la fois instituante et inspirante, qui suppose - paradoxalement - une certaine autonomie. C'est d'abord le fait de vivre en société qui peut apparaître comme une caractéristique universelle, et c'est lorsqu'une telle totalité offre concrètement les conditions d'émergence de l'autonomie, que le sujet social peut s'en saisir et découvrir - non moins paradoxalement - que l'hétéronomie, l'hétéronomie vraie de l'Autre absolu, était la condition de possibilité de son autonomie.


"Pour Weber implicitement comme pour nous explicitement, le décisif, ce n’est pas que la communauté soit totalité immédiate et naturelle, la société, totalité posée comme telle et artificielle ; c’est que la communauté soit totalité avec l’hétéronomie, la société, totalité avec l’autonomie. Car ce qui est découvert d’abord par l’existant qui s’interroge, et qui donc s’établit dans son autonomie, c’est la société dans laquelle il est pris (de là vient qu’on parle en général des « sociétés humaines », non des « communautés humaines », et que la « vie en société » peut apparaître comme une caractéristique universelle, non la « vie en communauté »). Société qui peut, comme totalité, permettre ou empêcher le développement de cette autonomie, l’existant en venant alors à concevoir l’exigence d’une société juste où l’autonomie puisse, et pour chacun, s’accomplir. Et la communauté n’est découverte qu’ensuite, avec la finitude. Et cette découverte commence par être négative pour l’existant, découverte d’une totalité primordiale dans quoi il est toujours déjà pris, en deçà même de la société, et à quoi il doit s’arracher pour accéder à la société qu’il veut, quitte à refuser cet arrachement et à revenir au mythe la communauté. Mais cette découverte peut être aussi positive, quand, avec la finitude comme radicale, apparaît à l’existant que c’est par l’Autre et sa loi qu’il atteindra le bien suprême – bien suprême qui certes était là depuis toujours, mais que lui-même doit alors revouloir, recréer soi (c’est « vivre en communauté », pris au sens d’un acte par quoi on institue ou réinstitue la communauté). Et c’est cela qu’envisage Weber quand il dit que l’identité avec d’autres, le « fait d’avoir en commun certaines qualités, une même situation ou un même comportement ne constitue pas nécessairement une communalisation », et que « c’est uniquement pour autant que celle-ci [cette identité] inspire le sentiment d’une appartenance commune », pour autant que cette identité apparaît en l’Autre comme tel, « que naît une communauté ».
JURANVILLE, 2000, EXISTENCE

COMMUNAUTE, Individu, Hétéronomie, Totalité, MARX, KIERKEGAARD

Totalité et hétérogénéité définissent la communauté et les deux sont exigibles afin d'y établir la justice. Mais les partisans radicaux de l'hétérogénéité, au nom de l'existence, comme ceux de la totalité, au nom de la justice sociale, refusent cet effort dialectique de conciliation. Pour Kierkegaard, "il n’y a jamais de lutte que celle des individus ; car le propre de l’esprit, c’est justement que chacun soit un individu devant Dieu", et l'idée même de communauté apparaît comme la négation même de l'existence et de l'hétéronomie vraie, avant tout religieuse et personnelle. Marx, inversement, dénonce la fausse hétéronomie de l'individualisme bourgeois, et en appelle la "communauté réelle" des "individus complets" (non aliénés).


"Ce qu’il faut donc, si l’on veut aller jusqu’au bout de l’affirmation de l’existence, c’est poser à la fois, d’une part, avec Kierkegaard, l’hétéronomie vraie, toujours religieuse et, d’autre part, avec Marx, la totalité juste, certes sociale et politique, qu’implique cette hétéronomie."
JURANVILLE, 2000, EXISTENCE

COMMUNAUTE, Aliénation, Capitalisme, Communisme, MARX

L'aliénation ne peut être surmontée que dans le cadre d'une communauté nouvelle soumise à une hétéronomie elle-même radicalement Autre (puisque la communauté est hétéronomie et en même temps totalité), rompant avec la communauté traditionnelle soumise à la loi de l'Idole. Mais contrairement à ce qu'affirme Marx une telle révolution ne saurait être le produit des contradictions immanentes au capitalisme, comme si l'oppression suscitant naturellement son envers, la résistance, le capitalisme ne pouvait que s'effondrer et avec lui toute trace d'aliénation. Ainsi serait atteinte la « communauté des individus complets », quand serait « rétablie non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur la possession commune de tous les moyens de production » écrit Marx dans L’Idéologie allemande. Mais cette communauté sans classe et sans aliénation n'est pas vraiment nouvelle puisqu'elle exclut, au même titre que la communauté traditionnelle, toute autonomie individuelle : en effet l'individu désaliéné de Marx n'est qu'une abstraction, hors finitude, sans "existence" réelle face à la "communauté de travail" à laquelle il est sommer de s'identifier (au-delà même d'une quelconque appartenance nationale ou ethnique). C'est ainsi que le communisme répète, mais en pire (dans sa volonté de faire monde et de "purifier" l'homme de toute aliénation), le système sacrificiel du paganisme, là où le capitalisme ne fait que le prolonger, tout en limitant ses aspects totalitaires et sacrificiels, puisqu'il reconnait au moins juridiquement l'individu dans son existence autonome.


"Mais cette visée d’une communauté nouvelle conduit inévitablement, parce qu’elle est anticapitaliste, à une répétition du système sacrificiel, avec sa communauté écrasante. Car la révolution anticapitaliste vise à faire disparaître, de la communauté juste qu’elle veut établir, toute trace d’aliénation . C’est ce qu’elle vise, puisque le capitalisme est la forme qu’a prise, dans l’histoire, l’aliénation. Et ce qui caractérise le projet de Marx comme gnostique. Marx veut alors une émancipation « totale », accomplie par l’« homme générique », une « émancipation humaine ». Mais gnosticisme présent aussi dans L’Idéologie allemande (1845-1846) où l’individu, ignorant toute finitude radicale, devient, par la révolution communiste, abstraitement autonome."
JURANVILLE, 2010, ICFH

COMMUNAUTE, Sacrifice, Peuple, Etranger

La communauté sacrificielle se caractérise par la violence qu'elle fait subir à certains individus, voire à l'individu comme tel, sur lesquels s'est déportée la haine de l'Autre, de l'altérité comme telle. Ce système sacrificiel se réalise sous trois formes de communautés successives. D'abord le couple des amants : fermée et exclusive par définition, cette communauté est tout entière consacrée à la jouissance sexuelle, plus ou moins élevée à la passion, mais surtout elle exclut l'Autre comme tel (l'Autre absolu d'une part, par crainte de l'interdit, l'autre fini d'autre part, l'enfant qui pourrait y être procréer, par crainte de la finitude qu'il faudrait alors assumer). Ensuite la famille : c'est une communauté où cette fois règne l'interdit et la mesure, l'éducation et la responsabilité, mais une communauté qui peine à s'ouvrir à la fraternité universelle, étant elle aussi tentée d'exclure tout étranger (en répétant d'une certaine façon le mythe inconscient de la "scène primitive", soit le "parfait" rapport sexuel dont l'enfant était le premier exclu), mais tentée aussi, corollairement, d'empêcher chacun de ses membres de devenir "étranger" et pleinement individu, dans la solitude et la séparation. Enfin le peuple : cette communauté devrait poser sa spiritualité propre en assumant son rôle dans l'histoire, elle est pourtant aussi le théâtre par excellence du sacrifice, par la communauté entière, de l'Etranger comme tel (c'est la condamnation du Fils de Dieu envoyé sur Terre pour laver les péchés des hommes, la perpétuation de la haine et le refus de toute rédemption).


"Le système social sacrificiel où le sacrifice est violence subie par une victime sur laquelle s’est déplacée la haine contre l’Autre absolu vrai, contre le vrai Dieu... Communauté où se répète et s’« extrêmise » la haine contre l’enfant (le fils) exclu de la scène primitive et contre l’étranger rejeté par la famille. Communauté qui se fixe par la violence exercée en commun contre l’Autre comme tel, devenu victime du « sacrifice »."
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

OEUVRE, Commencement, Décision, Historicité

Commencer une oeuvre et s'y consacrer pleinement relève d'une décision toujours à renouveler, car la tentation d'abandonner ne laisse pas elle-même de se répéter. Deux insistances antagonistes à ne pas perdre de vue. Car nulle oeuvre ne sera suffisamment consistante qui n'ait été menée à terme, ou dans tous les cas dont on ne puisse rendre compte.


"Nul commencement pour le sujet existant, sinon celui qu’il doit effectuer, s’arrachant à son indécision, pour mener à bonne fin son œuvre propre. Et un tel commencement devra être répété, d’un tel commencement on devra répondre, jusqu’à ce que l’œuvre ait été produite avec toute sa consistance. Car sans cesse on sera tenté de croire qu’on en a fait assez, et donc de fuir son historicité essentielle - historicité de qui a à mener à bonne fin l’histoire d’une œuvre."
JURANVILLE, 2017, HUCM

COMMENCEMENT, Folie, Finitude, Autre

Etant donnée la finitude, étant données les limitations du savoir objectif, toute décision prétendument inaugurale est évidemment contestable et sera contestée. Seule la folie permet de dépasser cette contradiction objective du commencement, parce qu'en tant que négation et finitude, elle passe outre l'impossibilité qui serait faite au sujet - à cause de cette finitude justement - d'accéder au savoir et à l'autonomie. Car dépendre de l'Autre n'est pas seulement synonyme d'aliénation mais aussi, du côté de l'Autre, don et transmission. On parle donc ici d'une folie essentielle, essentiellement inspirée par l'Autre, visant une objectivité absolue pouvant être reconnue universellement. Dans ces conditions la folie est bien la subjectivité absolue du commencement et ce par quoi il s’accomplit.


"Comment, si n’est reconnue d’abord qu’une objectivité réelle certes, mais finie et faussement absolutisée, s’engager à faire reconnaître une vraie objectivité absolue, celle de l’oeuvre qui rassemble la décision finale ? L’argument qui fait désespérer de cette possibilité, c’est celui de la finitude (argument de la pensée contemporaine ou de l’existence). Il faut nier pareille conception de la finitude - la finitude, en soi, n’empêche rien ; certes elle rend dépendant de l’Autre ; mais de l’Autre elle peut recevoir toutes les conditions qui permettent au fini de s’établir dans son autonomie. Or négation et finitude, cela définit la folie. Folie comme subjectivité absolue du commencement et ce par quoi il s’accomplit. Mais ce n’est que si cette folie est elle-même essentielle, si elle vise une objectivité absolue qui soit un jour universellement reconnue (l’essence en principe de savoir), que le commencement est bien alors ce qu’on vient d’en dire. Folie habitée par l’Autre, inspirée. C’est celle que Platon place au coeur des plus hautes biens ; celle que suppose Descartes quand il confectionne l’hypothèse du Malin Génie. C’est fondamentalement la folie de la Croix."
JURANVILLE, 2017, HUCM

COMMENCEMENT, Election, Folie, Altérité

D'abord les hommes s'effraient des vrais commencements, ils refusent toute folie essentielle - et même toute vérité philosophique que l'on pourrait en tirer - pour en rester à la folie sociale ordinaire, traditionnelle, répétant toujours les mêmes sacrifices. Les vrais commencements nécessitent une élection, qui conjoigne singularité (pour s'affranchir de la loi commune et endosser la loi de l'Autre) et autonomie (pour affronter l'opposition se dressant a priori contre toute altérité) : élection qui se présente donc comme l’altérité absolue du commencement et son essence, et la solution à sa contradiction subjective.


"L’élection est l’altérité absolue du commencement et son essence. Elle est, parmi les conditions venues de l’Autre, celle qui fait rompre avec le sujet social ordinaire et entrer dans la folie sublime et douce de l’oeuvre. Elle est offerte à tous, mais tous n’en paieront pas le prix - « car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Elle est le fait, éminemment, du Christ."
JURANVILLE, 2017, HUCM

COMMENCEMENT, Décision, Liberté, Historicité

L'historicité vraie ne consiste pas à se conformer à une tradition, à un passé censé se répéter, mais à répondre à l'exigence de l'Autre en accueillant librement sa loi. Ainsi s'effectue le véritable commencement, par une décision qui fait acte. Négation (de la fausse objectivité de l'ordre existant) et liberté (d'accueillir la loi de l'Autre), cela définit bien la décision, pleinement existentielle, et l'objectivité absolue du commencement.


"Le commencement se donne au savoir comme décision. Car, à la place de l’historicité vraie, de l’exigence venue de l’Autre de mener l’histoire jusqu’à son terme, s’établit en fait toujours d’abord une historicité fausse, d’appartenance à un monde social légué par le passé et censé devoir se répéter toujours le même. Commencer, commencer vraiment, nier l’historicité fausse et s’engager dans la vraie, c’est alors avant tout, accueillant dans son immédiateté à soi la loi de l’Autre, l’éprouver comme liberté véritable et nier qu’il y ait aucune pareille liberté dans l’appartenance au monde social traditionnel (ou dans l’autonomie abstraite de la subjectivité moderne). Or négation et liberté, cela définit la décision."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CHRISTIANISME, Rédemption, Grâce, Amour, ROSENZWEIG

La Révélation est amenée à se répéter pour pouvoir être accueillie et acceptée par tous les hommes, conformément à l'amour de Dieu qui est absolu. C'est ainsi que la révélation chrétienne répète la révélation juive, toujours par le Fils (Verbe) mais cette fois explicitement puisqu'il devient Christ Rédempteur du fait de l'Incarnation, de la Passion, et de la Résurrection.


"Le christianisme a comme contenu, pour nous, la grâce originelle supposée par l'élection (et qui doit s'accomplir en elle); la Rédemption dans laquelle le Christ comme le Rédempteur par excellence, permet à chacun de s'établir; et l'amour auquel il appelle chacun, en réponse à l'amour divin. «Voie éternelle», dit Rosenzweig du christianisme, puisque ce dernier met en question en son fondement le paganisme et qu'il dirige tous les hommes, pour autant qu'ils s'en arrachent, vers le monde juste de la Rédemption."
JURANVILLE, UJC, 2021

CHRISTIANISME, Rédemption, Grâce, Amour

Si avec l'amour - amour du Prochain - le christianisme tient son objectivité vraie, il rencontre aussi sa propre contradiction (objective) dans le refus que l'existant et principalement le sujet social oppose à cet amour. C'est la rédemption qui apporte les conditions pour que l'amour devienne objet d'un savoir véritable et conduise à l'autonomie réelle ; la rédemption qui est donc la subjectivité - comme solution à la contradiction objective - du christianisme. Seul le Christ, par son sacrifice, peut accorder la rédemption à l'humanité, la rendre acceptable par tous, comme Dieu le Père l'avait premièrement accordée au peuple juif. Mais si elle est bien sa subjectivité vraie, avec la rédemption le christianisme rencontre aussi sa propre contradiction (subjective) dans le fait que l'existant, s'imaginant libéré de sa finitude, pourrait prétendre passer outre à toute loi (position généralement gnostique, asociale). C'est alors la grâce qui résout cette contradiction subjective, grâce reçue d'abord de l'Autre absolu, grâce que chacun doit communiquer à son tour à son Autre, lui apportant ainsi les conditions de l'autonomie véritable et l'accès au savoir ; la grâce qui est donc bien l'essence du christianisme et son altérité absolue. Cette grâce, qui permet à la rédemption de s'accomplir, et à l'amour de se répandre, le peuple christianisé doit la reconnaître au peuple juif (historiquement par la reconnaissance de l'Etat d'Israël), après la lui avoir longtemps dénié au motif que ce peuple était porteur d'une élection elle aussi refusée.


"Comment le sujet individuel qui proclame une rédemption véritable peut-il, pour le savoir de l'autonomie duquel il se réclame, obtenir l'accord, au moins implicite, du sujet social qui d'abord rejette pareille rédemption ? Comment peut-il éviter de se faire complice de ce rejet ? Il a en propre une autonomie réelle, avec la finitude ; une autonomie à lui permise par l'Autre absolu qui l'a fait son Autre ; une autonomie qui est principe du savoir. Pour que le savoir puisse se poser comme universellement reconnu, il faut simplement que le sujet individuel lui aussi dispense une semblable autonomie donc au sujet social. Autonomie et altérité, cela définit la grâce. Laquelle est donc l'altérité absolue du christianisme et son essence, la solution de sa contradiction subjective. Grâce qui permet à la rédemption d'aller jusqu'à son terme, dans un monde dont l'amour est la valeur suprême (mais où certes la haine inéliminable n'est pas oubliée)."
JURANVILLE, 2019, FHER

CHRISTIANISME, Péché, Philosophie, Sacrifice

La philosophie antique a bien valorisé l'individu et légitimé son droit à la connaissance, à la jouissance et au bonheur, elle a bien fait progresser l'idée de justice, mais elle n'a pas pu empêcher l'effondrement du monde antique, car elle n'a pas affronté ni même identifié le mal à sa racine : le fait qu'un homme puisse, contrairement à ce qu'énonçait Socrate, "être méchant volontairement", autrement dit vouloir le mal pour le mal. C'est bien ce qui a rendu indispensable le christianisme, et inévitable sa victoire historique contre le système sacrificiel - pour lequel l'individu ne compte pas, saut à être exclu de la communauté. Or pas plus individuellement que collectivement, contrairement encore à ce que postule la philosophie, l'homme ne peut se sauver lui-même : comment s'ouvrir absolument à l'Autre si un tel Autre absolu n'intervient pas directement dans l'histoire, montrant "personnellement" la voie de l'Amour contraire à celle du sacrifice ? Comment le refus de l'existence (pulsion de mort), de l'altérité, pourrait il être surmonté sans la Grâce divine qui est altérité en acte par le don de soi ?


"Le monde antique ne peut que s’effondrer quand est absolument mis en question, par l’avènement du christianisme, ce qui, dans ce monde, empêchait la philosophie d'accomplir son acte : l'entraînement toujours évident du peuple dans la violence sacrificielle, dans ce qui est, pour nous, la constitutivement humaine volonté du mal pour le mal. Car l'évènement du christianisme fait qu'est dénoncée comme péché la vie de jouissance plus ou moins raffinée - mais toujours entraînée dans la violence sacrificielle - dans laquelle s'abîmait l'empire romain. Une telle dénonciation résulte de ce que l'absolu est intervenu dans le monde. Non pas, au sens de Hegel où il y serait toujours déjà présent et y prendrait simplement conscience de soi. Mais au sens de Kierkegaard où il y serait venu pour changer imprévisiblement quelque chose du côté des humains. Au-delà de toute la téléologie que proclame la philosophie traditionnelle de Platon à Hegel, le péché est, comme l'a bien vu saint Augustin, volonté du mal pour le mal. Et en même temps il est, par la grâce de Dieu, sans cesse racheté et ramené vers le bien. Le christianisme a vaincu quand il eut été avéré que la philosophie par elle-même ne pouvait pas faire accepter de tous, du peuple, la justice qu'elle avait voulu introduire. Le christianisme qui combat la violence sacrificielle dont le sujet individuel est la victime désignée. Car le péché de l'homme est ce que nous avons appelé sa finitude radicale, son primordial refus de l'existence, c'est-à-dire de l'ouverture à l'Autre en tant que c'est de cet Autre qu'il recevrait son identité vraie."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CHRISTIANISME, Négation, Vie, Péché, NIETZSCHE

La critique nietzschéenne du christianisme peut être dite biaisée et insincère, car il l'attaque de biais, à partir d'une interprétation gnostique qu'il sait erronée, selon laquelle le péché reviendrait intégralement à la chair et ses faiblesses. Comme si le péché n'était pas constitutivement volonté du mal pour le mal, et pour cela seulement négation de la vie. Comme s'il ne fallait pas, pour tout homme, affronter ses démons en traversant une Passion similaire à celle du Christ, en remettant en question sa propre existence pour accéder à l'Amour créateur. Nulle négation de la vie, de la créativité, nulle faiblesse comme telle valorisée dans le christianisme.


"Du christianisme il dénonce ainsi entre autres la dualité de l’âme et du corps, ou le corps et donc la vie seraient niés, mais c'est là une interprétation gnostique du christianisme selon laquelle l'âme, d'abord prisonnière du corps, aurait à en être libérée pour connaître la béatitude. Il dénonce la doctrine du péché ou l’âme se laisserait toujours d'abord tenter par le corps, mais Nietzsche sait bien qu'il y a, en l'homme faible ou fort, négateur ou affirmateur de la vie, une volonté du mal pour le mal, une jouissance à la cruauté qui est dans les deux cas, quoi qu'il en dise, une négation de la vie... Nietzsche dénonce aussi bien sûr la doctrine du Jugement dernier qui devient, pour tous les négateurs de la vie, le sommet de la vengeance imaginaire. Tout cela, alors que Nietzsche a reconnu l'inévitable, pour l'affirmateur de la vie, pour le créateur, de traverser une passion comme le Christ par excellence l’a traversée."
JURANVILLE, 2021, UJC

MORT, Jugement dernier, Pulsion de mort, Résurrection, SAINT AUGUSTIN

Dans La Cité de Dieu, Saint Augustin aborde le Jugement dernier où chacun sera jugé sur ses œuvres. Le Christ revenu séparera alors les justes des méchants, établissant les premiers dans la résurrection de l'esprit et de la chair, dans la béatitude éternelle. Les méchants, quant à eux, seront condamnés à ce qu'Augustin appelle (après l'apôtre Jean) la "seconde mort", infiniment pire que la première : « là, les hommes ne seront plus avant la mort ni après la mort, mais toujours dans la mort, et ainsi jamais vivants, jamais morts, mais mourants sans fin » et « il n'y aura pour l'homme rien de pis que lorsque la mort elle-même sera sans mort ». Ce châtiment éternel où l'âme et le corps seront éternellement unis dans la souffrance correspond à ce que la psychanalyse appelle la "pulsion de mort", tourment ordinaire de celui qui s'éloigne de la pulsion de vie, qui refuse "l'ouverture existante et aimante à l'Autre" (Juranville).


"Seconde mort qui est pour nous enfermement dans cette pulsion de mort qui fait l'enfer quotidien de l'homme pécheur, mais qui peut toujours être reprise (et alors on y échappe) dans la pulsion de vie et l'ouverture existante et aimante à l'Autre."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

RELIGION, Christianisme, Judaïsme, Islam

La vérité des trois religions révélées (notamment la vérité théologique du christianisme, avec la Trinité) ne sera effective qu'à la fin de l'historie, quand elles auront surmonté les dangers de falsification qui leur sont propres, et quand elles auront reconnu le savoir universel de la philosophie. En ce sens elles s'accorderont alors avec les religions orientales humainement instituées, elles-aussi vraies : ainsi le christianisme, fondé sur la grâce au même titre que le taoisme (l'efficience du non-agir), mais menacé de repaganisation jusqu'à ce qui'il reconnaissance la vérité du judaïsme ; ainsi le judaïsme, fondé sur l'élection au même titre que le confucianisme (le pouvoir des lettrés), mais menacé de neutralisation jusqu'à ce qu'il reconnaisse la vérité du christianisme ; ainsi l'islam, fondé sur la foi au même titre que l'hindouisme (soumission à une puissance divine principe de toute chose), mais menacé de non-dépaganisation jusqu'à ce qu'il reconnaissance la double vérité du christianisme et du judaïsme (et politiquement l'existence de l'Etat d'Israël).


"Notre propos est de montrer, en discussion avec Rosenzweig, que, si les trois religions révélées, le christianisme (qui détermine la vérité théologique partout implicitement présente), mais aussi le judaïsme et l'islam, ont toutes les trois leur vérité en soi, elles n'ont pas d'emblée, menacées qu'elles sont de falsification par leurs dangers propres, leur pleine vérité. Pleine vérité qu'elles n'ont qu'à la fin de l'histoire, quand elles permettent justement à la philosophie de poser son savoir comme universellement reconnu."
JURANVILLE, 2019, FHER

CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG

L'institution de l'Eglise, dont la mission se veut indéniablement politique, n'aura pas pu empêcher une repaganisation du monde contredisant la valeur d'autonomie qu'elle voulait y introduire. Une première fois avec le catholicisme coupable, selon Rosenzweig, d'avoir "divinisé le monde ou mondanisé Dieu", oubliant la transcendance, dans un comble de conformisme. Une deuxième fois avec le protestantisme qui, lui, a oublié la vocation politique du christianisme, faisant de la foi et du bénéfice de l'autonomie une affaire personnelle, dans un combe d'idéalisme : « divinisation de l’homme ou humanisation de Dieu », quand « le Fils de l’Homme, et non pas Dieu, [est] la Vérité », dénonce Rosenzweig. Une troisième fois avec l'orthodoxie qui, fuyant « un monde anarchique et une âme chaotique pour se réfugier dans l’espérance et la vision » - vision volontiers apocalyptique d'un monde qui serait vraiment nouveau -, tombe dans une "spiritualisation de Dieu" et encore plus dangereusement dans une divinisation de l'esprit (notamment) national, ce qui représente un comble d'immanentisme mais aussi de nihilisme.


"La Révélation chrétienne, dont la portée est en soi foncièrement politique, introduit certes un monde nouveau, avec de l’autonomie. Mais un monde où cette autonomie, simplement supposée (c’est la grâce), est en fait faussée (elle devient autonomie abstraite, hors finitude), et où l’institution prétendument nouvelle (l’Église) prolonge en fait les institutions du monde traditionnel."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CHRISTIANISME, Institution, Eglise, Paganisation, ROSENZWEIG

On trouve une volonté chez Rosenzweig de situer la révélation juive en dehors de toute époque et de toute succession historique (le peuple juif aurait atteint d’emblée la fin vers laquelle doivent tendre tous les peuples). Par son sacrifice, le Christ seul ouvrirait l'histoire avec ses trois époques (Moyen-Age, Temps Modernes, époque contemporaine) et ses trois Eglises correspondantes chargées de convertir les païens : celle de Pierre (catholicisme, conversion formelle supposée), celle de Paul (protestantisme, conversion intérieure), l’Église de Jean (orthodoxie, conversion conservatrice). Néanmoins, deux époques supplémentaires, authentiquement historiques, restent logiquement requises : au commencement, celle qui conduit de la révélation juive au sacrifice du Christ, incluant la philosophie grecque, à la fin celle qui découle de l'Holocauste et de la création de l'Etat d'Israël (inscrivant de facto les juifs dans l'histoire).


"S’il s’en tient expressément à ces trois époques, d’une part Rosenzweig suppose, à nos yeux, une époque antérieure, celle qu’a introduite la révélation juive et qui se prolonge par l’avènement de la philosophie (laquelle est pour nous, dans le paganisme grec, quelque chose de non-païen) – époque dont l’évolution catastrophique conduit justement à l’exigence de la venue du Christ et de son sacrifice. Et, d’autre part, Rosenzweig dirige, selon nous, vers la nécessité d’une époque ultérieure, qui serait pour nous celle de l’accomplissement."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CHRISTIANISME, Altérité, Singularité, Judaïsme

L'on pouvait croire que le christianisme, religion de l'altérité découlant de la révélation, aurait su préserver historiquement cette altérité que les religions païennes avaient tant falsifiée. Il n'en a rien été car le christianisme s'est paganisé à son tour, en faisant de l'Autre divin une figure surmoïque et en désignant l'individu humain - nié dans sa singularité - comme sa victime sacrificielle. Afin de restituer l'individu dans sa singularité, en tant que porteuse d'altérité, le christianisme doit donc reconnaître la vérité du judaïsme, lequel se définit justement comme altérité et singularité.


"Le christianisme semblait devoir être l'unique religion vraie découlant de la révélation. Une religion qui, tenant compte de la falsification toujours d'abord, par le sujet social, de l'altérité, proclamait, contre toute religion naturelle, païenne, l'altérité essentielle. Une religion qui mettait l'altérité essentielle non seulement dans le rapport de l'Autre absolu avec les humains (pour lequel ceux-ci sont alors des Autres vrais), mais aussi au sein même de cet Autre (c'est le Dieu trinitaire). Une religion qui, par excellence, appelait les humains à se rapporter les uns aux autres selon cette altérité.
En fait, se repaganisant, le christianisme tend lui aussi à fausser l'altérité dont il se réclame. A faire de l'autre homme comme tel sa victime sacrificielle. A ne pas accepter que cet homme soit lui-même, dans l'identité qu'il a comme Autre, dans son individualité, dans sa singularité individuelle.
Le christianisme doit donc, pour être la religion vraie qu'il doit être, laisser place à la singularité. Et même à la singularité en tant qu'à partir de soi elle déploie une religion vraie — une religion non plus avec l'altérité, mais avec la singularité. Ce qui définit selon nous le judaïsme."
JURANVILLE, FHER, 2019

CHRISTIANISME, Altérité, Amour, Trinité

La religion, comme savoir de l'altérité, ne parvient à sa vérité que par la révélation qui introduit justement l'altérité vraie, celle du Dieu se rapportant à l'existant comme à son Autre - cet existant étant appelé à faire de même à l'égard de son Autre, d'abord le Dieu et ensuite le Prochain. Autrement dit la révélation appelle à s'identifier à cette hétéronomie divine, ce qui est l'autre nom de l'autonomie. Religion et altérité, cela définit nommément le christianisme en tant que religion de l'amour, puisque l'amour est non seulement ouverture à l'Autre mais transmission à l'Autre de cet amour. Par rapport au judaïsme, où les commandements d'aimer Dieu et le Prochain sont bien présents, le christianisme lui donne une portée universelle et surtout accomplit cet amour dans la Trinité illustrant l'amour parfait entre les trois Personnes.


"Religion et altérité, cela définit selon nous le christianisme. Religion de l'amour en effet, de l'amour qui pose que le mouvement vers l'Autre est bon en soi et qu'il doit s'éveiller en chacun et avant tout en ceux qui reçoivent cet amour. On connaît la réponse du Christ au légiste qui lui demande quel est le plus grand commandement dans la Loi : « "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton Cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit". C'est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". De ces deux commandements dépendent la Loi tout entière et les prophètes » (Matthieu, 22, 36-40). Certes ces formules viennent de la Bible juive, du Deutéronome (6, 5) et du Lévitique (19, 18). Mais elles ont reçu dans le christianisme une portée expressément universelle. Le christianisme montre l'amour en Dieu par la Trinité, amour du Père pour le Fils, du Fils pour le Père, des deux pour l'Esprit, de l'Esprit pour le Père et le Fils ; l'amour de Dieu pour les hommes (notamment dans le sacrifice du Christ)."
JURANVILLE, 2019, FHER

CHRIST, Oeuvre, Sujet social, Condition

L'oeuvre du Christ consiste à communiquer à l'homme, précisément au sujet social, toutes les conditions - grâce, élection, foi - lui permettant de renoncer à la haine sous-tendant le système sacrificiel, d'affronter jusqu'au bout la finitude radicale et de s'engage enfin dans son oeuvre propre (ultimement, à l'échelle de l'humanité, l'Histoire). Grâce (et pardon) qui le libère de sa déchéance ; élection (et invivation) qui l'engage, dans l'imitation du Christ, à accomplir cette oeuvre ; foi (et espérance) pour lui permettre de supporter la finitude et d'attendre le retour du Christ-Messie, soit l'avènement du Jugement dernier (où chacun sera jugé selon ses oeuvres).


"L’œuvre du Christ est l’œuvre par laquelle sont, à l’homme comme sujet social, redonnées les conditions qu’il avait perdues en se laissant entraîner dans le monde sacrificiel, redonnées pour qu’il s’affronte maintenant jusqu’au bout, dans son œuvre propre, à la finitude radicale... L’œuvre du Christ ne s’accomplit certes que lors du Jugement dernier, quand il revient en gloire pour juger les hommes – et pour les juger à la mesure de leurs œuvres, qu’ils auront accomplies dans l’attente de la venue du Christ-Messie ou de son retour, et qui sont d’abord, pour chacun, l’œuvre qu’aura été sa vie. Mais l’œuvre du Christ commence par ouvrir aux hommes l’espace social de leurs œuvres propres – avec, à chaque fois, à la pointe de ces œuvres, l’œuvre des œuvres qu’est l’histoire et, en elle, l’institution de la communauté juste."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

CHRIST, Incarnation, Passion, Résurrection

Incarnation, Passion et Résurrection sont trois noms pour désigner cet événement majeur, et même fondateur de l'histoire, qu'est le sacrifice du Christ. Ce sont les trois étapes nécessaires de l'intervention divine par laquelle se prépare, s'effectue, et s'accomplit la mise en question du système sacrificiel pervers des humains. L'Incarnation démontre que la chair n'est pas fondamentalement mauvaise, malgré la finitude et donc aussi malgré l'existence du péché charnel (concupiscence), qu'il existe une chair et une sensibilité bonnes, compatissantes et aimantes (la chair du Christ, idéalement). La Passion dénonce l'injustice de ce système sacrificiel, et la haine que le sujet social éprouve inévitablement contre Dieu, le Prochain, l'Autre en général. Cette injustice, le dieu fait homme la subit et l'assume librement (dans la souffrance et jusqu'à la mort, non dans la jouissance bien sûr - qui serait celle du fanatique), par son sacrifice. La Résurrection prouve que la vie triomphe finalement de la pulsion de mort, non seulement pour le Christ mais également pour tout homme qui aura - notamment par ses oeuvres - réussi à dépasser la haine sacrificielle et la finitude en général pour les réduire à leurs formes minimales, socialement acceptables dès lors que les sujets ne sont plus empêchés d'entrer dans leur individualité et d'y gagner leur autonomie.


"La mise en question par Dieu du système sacrificiel s’accomplit dans la Résurrection de l'homme Jésus dans lequel Dieu comme Fils s’est incarné. Résurrection qui est triomphe sur la pulsion de mort. Cette résurrection annonce celle de tous les hommes dans la mesure où, dépassant leur haine sacrificielle à eux, la réduisant à ses formes minimales dans le cadre de la relation à l’Autre, de l’amour pour l’Autre, ils entrent dans leur individualité et traversent pour elle leur passion propre - car l’entraînement sacrificiel est toujours là dans le monde social et il se manifeste toujours contre l’individu, fût-ce sous une forme limitée. À partir de quoi ils pourront un jour instituer un monde où l’individu ait sa place. C’est cela, Incarnation, Passion, Résurrection, qu’on appelle ici le sacrifice du Christ. Et dont on a essayé d’établir qu’il est bien, pour l’homme, l’événement par excellence de l’histoire."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CHRIST, Péché, Grâce, Fils

Le péché, haine de Dieu (ou de l'infini), fait tellement souffrir l'existant que celui-ci déplace cette haine et cette souffrance sur la victime expiatoire : ainsi fonctionne le système sacrificiel, que vient justement remettre en cause le Christ, par son sacrifice, en endurant la souffrance mais surtout en ressuscitant d'entre les morts. Car l'affirmation socratique de l'idée, même si elle rompt formellement avec ce système, ne suffit pas à faire accepter pour tous une justice où chaque individu puisse être reconnu dans son identité à la fois citoyenne et personnelle. Et la dénonciation de l'injustice par l'existant ne peut se faire sans emporter quelque désir de vengeance, et donc reconduire l'injustice ; seul le Christ, totalement en dehors du péché de l'homme, le peut. En outre seul le Fils de Dieu, comme personne égale au Père, échappe à l'idolâtrie qui caractérise l'homme-enfant supposé victime de la "scène primitive" (Freud) : cette vision hallucinée de la sexualité (complémentarité) parentale (élargie au cosmos, et au social) qui est au fondement de toute religiosité païenne. Le philosophe tend à réduire le mal à la "faute", entendue comme faiblesse, ou ignorance ; il ne veut pas admettre (il ne le peut pas) que le péché est constitutif de son esprit, de sa (mauvaise) volonté, nullement de sa "nature" ; seul le dieu, exempt de péché, peut le lui révéler. C'est aussi la raison pour laquelle seul Dieu peut pardonner vraiment aux hommes, effaçant leurs péchés, en leur accordant positivement sa grâce : non pas la grâce que Socrate concède au disciple en le supposant raisonnable, mais la grâce divine qui rétablit le bien chez tous les hommes (le Christ s'adresse au sujet social, effectivement pêcheur). Le Christ communique non seulement la grâce, mais aussi l'élection, car il s'agit, pour les apôtres et les croyants d'enseigner et d'accomplir la Loi (l'Amour du prochain), de devenir comme il est dit dans la Bible "le sel de la terre".


""Il faut, dit fermement Kierkegaard, une révélation venant de Dieu pour éclairer l'homme sur la nature du péché et lui montrer qu'il ne réside pas dans le fait pour lui de ne pas avoir compris le juste, mais dans le fait qu'il ne veut pas le comprendre ni s'y conformer" dit Kierkegaard. Or cette affirmation par le Christ du péché fait rupture du fait de la grâce qu'elle implique. Grâce dispensée non plus, comme avec Socrate, au sujet individuel, mais au sujet social ,expressément pêcheur. Grâce qui n'est plus rencontre, mais pardon. Car, le Christ, dans son Sacrifice, se fait librement déchet, et même déchet social. Librement puisqu'en même temps il s'affirme Dieu, Dieu comme Fils, à la fois fils de Dieu et fils de l'homme. Le pardon rétablit dans sa vérité et consistance d'Autre celui qui s'était complu dans la finitude et avait refusé d'assumer cette finitude. Or être l'Autre qui pardonne, même si c'est en soi toujours possible à Dieu, est impossible à l'homme, devant certains crimes abominables, de l'ordre de la violence sacrificielle, qui se commettent contre lui ou contre les siens. Le Christ (…) introduit une rupture (…) qui va jusqu'au savoir. Et l'élection qui (…) est offerte au sujet social, au peuple, apparaît maintenant comme jugement. Le Christ en effet, dans son sacrifice (…) manifeste une élection, celle qu'il a reçue du Père et au nom de laquelle il dénonce la loi ordinaire, sacrificielle, du monde social ; il dirige expressément vers l'objectivité absolue, celle de la Loi vraie par excellence. Le Christ affirme - et c'est fondamental - qu'il n'est pas venu abroger la loi mais l'accomplir. Paul : "toute la loi tient, dans sa plénitude, en une seule parole : Tu aimeras ton Prochain comme toi-même". Cette élection est, comme la grâce, communiquée par le Christ à tout homme, même s'il sait qu'elle va être d'abord rejetée (ou faussée), par la plupart. C'est ce que montre son enseignement, formulé avec (…) une autorité propre (d'élu véritable), et non pas de délégué."
JURANVILLE, 2015, LCEDL

CHRIST, Passion, Amour, Grâce, KIERKEGAARD

Dans son affirmation fervente de la vérité du christianisme, Kierkegaard insiste tout particulièrement, voire exclusivement, sur la Passion du Christ (tout en négligeant l'Incarnation et la Résurrection), parce qu'elle se situe au choeur de l'épreuve existentielle du croyant : celui-ci en effet, dans la souffrance et la renonciation à soi, se confrontant avec la finitude, se dispose au mieux à recevoir la grâce et l'amour divins. La fonction sotériologique de la Passion s'avère centrale, la mission du Christ étant bien de sauver l'humanité, de la délivrer du péché. C'est en ceci que le Christ n'est pas un maître à la manière de Socrate, qui engage le disciple à découvrir - au moyen de la réminiscence - le savoir en lui ; la vérité que le croyant est appelé à découvrir, c'est la présence du péché en lui, afin de s'en délivrer, en laissant advenir non pas le savoir mais l'Amour. Si le disciple de Socrate imite son maître de même que ce dernier reconnait et confirme son propre savoir à travers celui du disciple, l'imitateur du Christ dans la Passion reçoit bien l'amour divin en partage, mais cette fois c'est une vérité et une identité nouvelles (une "nouvelle vie" littéralement) qui lui sont données, tout à fait imprévisiblement et unilatéralement, car le dieu n'en avait nullement besoin pour "se connaître" lui-même. La grâce divine établit bien une sorte d'égalité, dans la renonciation, entre le créateur et la créature, mais cette égalité s'arrête à l'individu dans son face à face avec Dieu, et Kierkegaard rejette toute perspective théologico-politique, toute possibilité de convertir la vérité en savoir et l'amour en justice sociale.


"« Le dieu n'a pas besoin de disciple pour se comprendre lui-même. Mais, s'il se meut lui-même et non par besoin, qu'est-ce qui le meut, sinon l'amour ? » (MPh, 72). Amour qui vise l'amour venant, en retour, du disciple, et donc l'égalité (« La préoccupation du dieu est de rétablir l'égalité. Faute d'y réussir, l'amour serait malheureux » MPh, 77). De sorte que le maître divin doit, pour libérer le disciple de l'enchantement et ravissement devant lui-même comme idole, s'abaisser lui-même, se faire simple serviteur. Grâce dispensée par ce maître au disciple qui aura à « recevoir dignement la grâce [ainsi] offerte à tout homme imparfait, c'est-à-dire à chacun de nous » (ECh, 67). Grâce qui lui ouvre la voie pour devenir « homme nouveau », pour re-naître » (MPh, 60 sq). Et cela en aimant à son tour, en ayant foi en ce Dieu qui ne peut pas se communiquer directement et qui doit d'abord susciter le scandale et le rejet : « Il lui faut exiger de devenir objet de foi. Sinon, il devient une idole » (ECh, 131). La Passion du Christ est, à partir de là, non pas à admirer, mais à imiter par l'existant comme sujet individuel. Et cela en s'affrontant à la finitude radicale ou péché, et dans les autres qui le menacent de violence sacrificielle, et en lui-même qui tend à être complice de cette violence. Epreuve de renonciation à soi, à l'identité qu'on s'était fabriquée : « Renonce à toi-même et souffre pour cette raison : tel était le christianisme ». Mais certes épreuve dans laquelle on advient à une nouvelle identité, celle de l'individu qu'est l'homme nouveau : « Au sens chrétien, il n'y a jamais de lutte que celle de l'individu ; car le propre de l'esprit, c'est justement que chacun soit un individu devant Dieu, de sorte que la communauté est une détermination inférieure à celle de l'individu que chacun peut et doit être » (ECh, 108, 174 sq, 188 et 197)."
JURANVILLE, 2019, FHER

CHRIST, Médiateur, Messie, Sacrifice, SAINT AUGUSTIN

Pour faire cesser toute complaisance dans l'injustice, et ainsi assumer la finitude, il est nécessaire comme l'énonce Saint Augustin d'en appeler à l'intervention d'un médiateur - entre le masculin et le féminin (et leur illusoire complémentarité), entre la vie et la mort, entre l'humain et le divin. Cette figure quasi-universelle que l'ethnologie a désigné sous le nom de trickster (le tricheur, celui qui ne joue pas le jeu), il convient de l'élever à sa fonction de Messie, soit un homme qui, au-delà de son rôle local de "fusible", de régulateur d'une forme sociale déterminée, remplisse la mission de mettre en cause pour tous les hommes le système social sacrificiel. Le seul médiateur vrai agissant pour la créature humaine au nom de l'Absolu créateur ne saurait être que le Christ, lui qui d'abord en tant Fils de Dieu s'est incarné en la personne de Jésus, prouvant ainsi que péché n'est pas constitutif de la chair (voulue par Dieu) mais de la (mauvaise) volonté humaine ; lui ensuite qui s'est sacrifié, qui a souffert la Passion jusqu'à son terme pour dénoncer justement le système du sacrifice, prouvant ainsi son amour pour les hommes ; lui enfin qui a ressuscité, prouvant ainsi la véracité de la parole divine et l'existence effective d'une justice, applicable à tous les hommes.


"Celui qui, pour le sujet social, pour le peuple, peut effectuer la mise en question du système sacrificiel est donc bien le médiateur. Mais pour autant seulement que, au lieu d’être considéré comme devant être aboli sacrificiellement au nom de l’Autre absolu faux ou idole, il apparaît comme l’envoyé de l’Autre absolu vrai, l’« oint » du Seigneur, le messie – envoyé pour dénoncer ledit système et témoigner que le vrai Dieu ne veut pas de tels sacrifices et se tourne de lui-même, par amour, vers les hommes. Celui qui, pour saint Augustin, est le Fils incarné – car « si, comme c’est beaucoup plus probable, tous les hommes sont nécessairement malheureux aussi longtemps qu’ils sont sujets à mourir, il faut chercher un médiateur qui non seulement soit homme, mais aussi soit Dieu » ".
JURANVILLE, 2010, ICFH

CHRIST, Grâce, Pardon, Philosophie

Pas plus que le judaïsme, qui a énoncé la loi juste, la philosophie, qui a pour tâche de faire accepter de tous la société juste, ne peut y parvenir sans faire référence à la vérité du christianisme. Non seulement parce que, par son sacrifice, le Christ a dénoncé le système social sacrificiel privant l'homme de toute perspective d'autonomie, mais surtout parce qu'il a pardonné aux hommes leur péché par le fait même de sa Résurrection. Décisivement, ce pardon accomplit la grâce qui libère l'homme, parce qu'en s'effaçant lui-même, en renonçant à tout pouvoir, celui qui accorde la grâce reconnaît en l'autre - et même lui confère effectivement - la capacité d'accéder au bien et à la vérité. Ainsi la grâce du psychanalyste en direction du sujet individuel, en lui supposant un savoir inconscient où il pourra déchiffrer sa propre vérité ; ainsi la grâce du philosophe en direction du sujet social (et des différents discours où il s'inscrit), en lui supposant la volonté et la faculté rationnelle d'accéder au vrai universel. Reste que seule la grâce christique, au nom de l'Autre absolu, propose le salut par lequel tout homme - et donc aussi la philosophie - peut assumer la finitude radicale - cette tendance inéliminable à refuser et la justice sociale et l'autonomie individuelle - et enfin oeuvrer selon la loi.


"Saint Paul avait souligné lui-même qu’il n’avait pas, par la foi, aboli la loi . Mais il avait dit aussi que la loi, venue pour découvrir à l’homme sa finitude radicale, son péché, s’était heurtée à cette finitude, à ce péché, par quoi l’homme est toujours détourné d’œuvrer selon la loi ; que la loi avait été impuissante face au péché. Et que la grâce prend son sens là, de libérer les hommes, de sorte qu’ils pourront œuvrer selon la loi. La grâce, disons, affirme la vérité comme en l’autre auquel elle est dispensée. Elle le libère – c’est son efficace. Et notamment elle le met en position de reconnaître le savoir. Ainsi pour la grâce dispensée au sujet individuel par la psychanalyse ou discours psychanalytique du seul fait de l’affirmation de l’inconscient. Et de même pour la grâce que dispense la philosophie ou discours philosophique au sujet social, aux autres discours. Encore fallait-il, pour la philosophie, que le sujet social (le peuple) eût d’abord reçu cette grâce, expressément, de l’Autre absolu lui-même – et c’est ce qu’a fait le Sacrifice du Christ. Nous affirmons que la grâce dispensée par le Sacrifice du Christ, pour fausse qu’elle soit devenue et qu’elle devienne toujours à nouveau, permettra à la philosophie de conduire tous les hommes jusqu’à la société juste."
JURANVILLE, 2010, ICFH

TRINITE, Christ, Finitude, Existence

La philosophie est-elle capable, par elle-seule, de remettre en cause le système sacrificiel qui a débouché sur la condamnation de Socrate, puis à une échelle plus universelle, sur le sacrifice du Christ ? La philosophie ne peut espérer faire reconnaître son savoir par tous en raison de la finitude radicale qui subsiste, quelque soit l'émancipation qu'elle propose au nom de la raison - l'altérité et l'universalité de celle-ci n'étant que partielle. La dénonciation de l'injustice n'est jamais suffisante tant qu'elle n'émane pas de l'Autre absolu, ce qu'accomplit le "médiateur" divin en la personne du Fils. Il s'agit pour l'homme de parvenir à une autonomie réelle lui permettant d'assumer la finitude radicale, le péché même de n'en rien vouloir savoir. Maintenant pourquoi la trinité, pourquoi le Fils ? Ce n'est que dans l'imitation du Fils que l'homme peut se libérer de la faute qu'il a tendance, névrotiquement, à attribuer au Père, lui l'enfant exclu de la "scène primitive", victime du père réel. C'est ainsi que la Création du Père (cause matérielle) ne peut s'accomplir que par la Révélation du Fils (cause formelle) ; et la paternité du Père ne peut être reconnue, depuis la créature, que par la médiation du Fils, fils engendré (et certes non créé) comme Verbe à partir de la Chair du Père. Le Verbe se déploie (c'est la "cause finale", selon Schelling) par le Saint-Esprit qui procède identiquement des deux premières Personnes, qui est leur Amour parfait, et qui entraîne les hommes également dans l'Amour et la vie de l'esprit. Cette vérité trinitaire, que Schelling a rapporté aux trois causes citées, Saint-Paul l'avait résumée par la formule : « Toute chose est de lui, par lui et pour lui. » La philosophie y puise sa définition de l'existence comme identité dans la relation à l'Autre et à partir de cette relation.


"Les hommes ne peuvent donc aller jusqu’au bout de leur libération du système sacrificiel que dans la mesure où ils entrent dans l’imitation de l’Autre absolu comme Fils, s’affrontent par amour à leur finitude radicale et l’assument heureusement. Ce qui les fait participer à la vie de cet Autre comme Esprit : l’Esprit procède du Père et du Fils et est leur amour en tant que cet amour est, en celui qui engendre et en celui qui est engendré, tout à fait identique ; l’Esprit, dit aussi Schelling, est « ce qui entraîne tout le mouvement » – cause finale. L’Autre absolu apparaît alors dans sa vérité trinitaire. Cette vérité trinitaire, la révélation chrétienne l’a proclamée. Et saint Paul l’a scellée par la formule : « Toute chose est de lui, par lui et pour lui. »  Elle correspond exactement au Dieu supposé par l’affirmation de l’existence  : car l’existence est non pas identité close, mais identité dans la relation à l’Autre et à partir de cette relation. Cette vérité trinitaire, Rosenzweig l’a rejointe, avec son ternaire de la Création, de la Révélation et de la Rédemption. Ainsi peut-on dire : dans la Rédemption, le Verbe se déploie, parmi les hommes, en dialogue universel."
JURANVILLE, 2010, ICFH

CHOSE, Oeuvre, Commerce, Connaissance

La Chose (réalité de l'unité), considérée dans sa vérité, entre dans la définition de l'oeuvre en laquelle la connaissance s'accomplit, au-delà de la seule expérience. Mais pour accomplir cette Chose qu'est l'oeuvre, encore faut-il en saisir l'occasion, au-delà du simple intérêt, et c'est le commerce qui offre une telle occasion : il s'agit pour l'existant, appelé à devenir Chose lui-même, de s'établir dans le commerce (puis le marché) des choses existantes. Le commerce en effet consiste à s'offrir à l'échange, suscitant ainsi la demande. Même si le commerce primordial reste le commerce charnel (par lequel un homme, est-il dit dans la Bible, "connait" une femme), certes appelé à être dépassé dans la distance et dans l'esprit, il permet d'accepter et de vouloir la proximité de l'Autre comme Prochain. Ainsi se noue le commerce d'amour, naissant dans la grâce, se poursuivant dans l'élection (où l'on communique à son tour sa grâce).


"Cette chose vraie ou œuvre, l’existant ne peut s’y rapporter, et la saisir comme occasion pour son œuvre propre, pour la connaissance, que s’il se veut lui-même une telle chose vraie. Et donc s’il s’arrache à son rencoignement initial de chose fausse, close sur soi, mélancolique, et s’il s’établit en relation avec cette chose vraie qui est occasion. Ce qui caractérise le commerce. De même que l’intérêt montre qu’on a saisi l’occasion, de même le commerce est ce qui fournit, qui offre des occasions à saisir. De même que la connaissance dans son acte, l’identité, ne peut aller jusqu’au bout d’elle-même que dirigée par l’intérêt – et si l’existant s’est intéressé à l’Autre qui toujours déjà s’intéresse à lui et duquel vient l’identité –, de même la connaissance dans ce par quoi elle s’accomplit, la chose, ne peut aller jusqu’au bout d’elle-même que déployée par le commerce – et si l’existant s’est établi dans le commerce des choses existantes et s’y est fait lui-même chose."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

CHOSE, Sujet, Objet, Séparation

Ce n'est pas parce que le sujet interprète d'abord la Chose comme un objet à posséder, mais dont il finit par reconnaître la finitude, qu'il doit renoncer à poser la Chose dans sa vérité d'objet absolu, ni à devenir lui-même la Chose. D'autant moins que c'est la Chose qui l'appelle à affronter cette finitude de l'objet, son non-sens constitutif, jusqu'à reconstituer peu à peu l'unité, sinon l'intégralité du sens. Pour cela le sujet doit accepter de s'établir dans la séparation, quitte à s'objectiver pour maintenir ouverte la distance avec l'Autre, jusqu'au savoir de cet Autre qui est la vraie jouissance. Telle est la finalité éthique de la cure (même si elle n'est jamais présentée comme telle) : se faire le sujet de l'Autre, d'abord en assumant ses symptômes comme sa vérité à soi, renoncer à la tendance pulsionnelle à jouir de l'Autre comme d'un objet, reconstituer au contraire la consistance de Chose de cet Autre. L'enjeu pour le sujet est toujours de choisir la séparation plutôt que la soumission (à la pulsion, au Surmoi), séparation que seul le savoir rend effective, ainsi qu'il rend effective la jouissance (qui n'est plus possession) de cet Autre, de cet Autre réel qu'est la Chose.


"La tâche du sujet, c’est ainsi de s’établir dans la séparation. Car le sujet ne s’objective que pour maintenir ouverte la relation à l’Autre impliquée par l’objet et pour laisser être cet Autre dans sa consistance de chose. Surtout, il ne le fait que parce que c’est l’Autre qui l’y appelle. Il n’y a donc pas de confusion du sujet s’objectivant et de l’objet. En fait la chose constitutivement, de par la création, se produit comme pluralité de choses séparées (« L’Esprit, dit Lévinas, est multiplicité d’individus »). Dans la séparation le sujet jouira enfin de l’Autre comme Autre, au-delà de la jouissance immédiate qui refuse, elle, la séparation. Mais ce n’est qu’en atteignant au savoir de cette jouissance, à un savoir dans lequel il témoigne de l’Autre absolu et le glorifie, qu’il s’établira définitivement dans la séparation... Lévinas et Lacan refusent néanmoins que le sujet puisse se réclamer d’un tel « savoir de la chose ». S’en réclamer, se réclamer du savoir, d’un savoir suffisant, caractériserait une subjectivité qui fuit sa finitude réelle. Mais cette prétendue altérité absolue que Lévinas et Lacan défendent ainsi, et qui exclut, pour le sujet, tout savoir vrai, a comme conséquence que celui-ci ne peut pas se poser objectivement dans sa séparation, et que, par rapport à l’Autre faux qui règne d’abord dans le monde social, et qui rejette toute séparation, le sujet apparaît toujours soumis, en fait non séparé."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

CHOSE, Signifiant, Nom, Parole, LACAN

Si la Chose est certes signifiante, incarnant le signifiant dans le réel, et même "rassemblant le monde" (Heidegger), c'est le Père symbolique qui instaure le monde au moyen de la nomination. Par elle-même la Chose est signifiant pur, avant toute émergence du signifié, et si Lacan dit qu'elle "fait mot" ("motus"), c'est seulement parce qu'elle est nommée ; et en ce sens toute chose rencontrée est la Chose, même si pour tout homme elle est d'abord la mère en appelant au Nom-du-Père. En un sens la Chose parle, non en disant ceci ou cela, mais en faisant référence à l'Autre elle incarne la possibilité et l'instant même de la parole. C'est pour cela que les hommes ont à rencontrer les choses comme choses, et par là-même à se confronter avec la castration, posés qu'ils sont par la Chose, d'abord maternelle, en tant que sujets parlant (Heidegger dirait plutôt "habiter le monde en poète"). Seule la théorie lacanienne du signifiant implique la réalité ontologique de la Chose à la limite entre le monde et le réel.


"La Chose, au sens le plus quotidien, est donc le signifiant surgissant comme signifiant, incarné, dans le réel. Réalité muette du signifiant pur, si la parole suppose le signifié. Lacan dit que la Chose « fait mot », au sens où le mot (= motus), c’est ce qui se tait. Mais en même temps elle introduit au monde par sa référence à l’Autre de la loi et du Nom. Toute chose est à chaque fois l’occasion de la rencontre de « la Chose », dès lors que s’y produit ce surgissement du signifiant verbal pur. Non dans sa détermination spécifique (tel signifiant plutôt que tel autre, ce qui renvoie non plus au réel, mais au symbolique), mais dans la coupure de son émergence : soit l’instant de la parole. Toute chose la plus commune, pour autant qu’elle nous convie à la considérer comme chose, est la rencontre de l’autre sujet dans son corps advenant à la subjectivité... Mais dans l’existence commune, on ne laisse de tenter d’esquiver cette présence insuppressible de la Chose dans la parole, soit aussi des choses dans le monde."
JURANVILLE, LPH, 1984

CHOSE, Réalité, Unité, Existence

Pour poser la finitude comme bonne et vraie pour chacun, et ainsi assumer l'abandon essentiel (sans retomber dans des formes faussées de l'abandon), il convient de poser la Chose dans son unité et dans sa réalité. D'abord présente dans l'Autre absolu, donc dans l'inconscient, la Chose advient par un acte de parole qui est création, donc en toute chose dès lors qu'elle est nommée. Une création qui se fait dans le temps réel, c'est pourquoi ni la métaphysique ni l'empirisme ne connaissent la Chose : soit l'on concevra métaphysiquement une sorte d'unité supratemporelle, mais sans réalité pour le sujet, soit l'on admettra l'existence d'une réalité empirique, mais dont l'unité ne sera que nominale ou formelle, là encore hors du temps. Quant à la Chose kantienne, quand bien même elle existe "derrière" le phénomène, elle reste "en soi" inconnaissable et muette - et même si elle "se fait" connaître au sujet, sur le plan pratique, comme un idéal impossible à atteindre. La Chose réapparait dans sa vérité avec la philosophie de l'existence, dès lors que celle-ci admet la réalité d'un temps pur où le sens n'est jamais anticipable et où l'on est, toujours par conséquent, confronté au non-sens (sens et non-sens que récusent respectivement l'empirisme et la métaphysique, rappelons-le). Ainsi la Chose apparaît au coeur de l'existence, pour Heidegger, comme ce qui contient l’Ereignis, et comme ce qui enfante ("rassemble") le monde vrai autour de son propre vide, selon la structure du Quadriparti (Geviert). Ainsi encore la Chose est introduite dans sa vérité, par Lacan, comme Chose parlante ("moi la Vérité je parle") et plus généralement comme la passion de la parole ("ce qui du réel pâtit du signifiant") - en tout cas elle est davantage que cet illusoire souverain Bien, objet du désir, que Lacan évoque le plus souvent. Mais cette chose bien réelle, existante ou inconsciente, n'est jamais présentée dans son unité consistante, faute d'avoir fait de l'inconscient l'essence même de l'existence (ce que seule une raison philosophique, déployant la structure quaternaire de l'inconscient jusqu'à la totalité de l'existence, peut assumer).


"Qu’est-ce en effet la chose dont nous avons déjà si souvent parlé ? L’unité de la réalité. La réalité (realitas, détermination propre de la res, de la chose), mais en tant que cette réalité est prise dans son unité. Chose qui est d’abord en l’Autre absolu, et qui, par la création, advient ensuite, comme chose créée, dans le fini, dans la créature. Une telle chose, qui est la forme la plus générale du principe du savoir vrai, se détermine finalement, pour le sujet fini, comme chose inconsciente, l’inconscient même... (...) Mais ni Heidegger (et ce que nous appelons la pensée de l’existence), ni Lacan (dont le discours psychanalytique prolonge cette pensée), n’acceptent que puisse être posée comme telle l’unité de la chose existante et inconsciente, et que puisse être justifiée à partir du principe la nécessité de la structure quaternaire. Montrons au contraire, quant à nous, que c’est ce que permet l’inconscient quand il est repris dans le discours philosophique et reconnu, par ce discours, comme l’essence de l’existence."
JURANVILLE, 2000, JEU

CHOSE, Quadriparti, Quaternaire, Signifiant, HEIDEGGER, LACAN

Il existe une homologie évidente - et des différences - entre le quadriparti de l'existence chez Heidegger et la structure quaternaire du signifiant chez Lacan, et tous deux supportent la Chose. D'un côté la Chose "rassemble le monde", de l'autre elle se donne comme objet du désir de l'homme ; dans les deux cas elle se constitue d'un vide central (Heidegger évoque façonnage de la main dans l'exemple de la cruche, quand Lacan attribue ce vide à l'action du signifiant : "ce qui du réel pâtit du signifiant"). Les quatre pôles sont, d'un côté, les humains (cause efficiente), la terre (cause matérielle), le ciel (cause formelle), les divins (cause finale) ; de l'autre le sujet S, l'objet maternel, l'idéal du moi (et le père réel), le Père symbolique (qui nomme et fait surgir le signifié du désir, tout comme les divins donnent la loi de la cruche, dans le versement).


"Le désir de l’homme est pris dans le quaternaire parce qu’il est d’abord non pas désir œdipien, interdit, mais désir pour la Chose. La Passion que subit la Chose, d’être écartelée aux quatre coins du quaternaire n’est autre que celle que l’homme a à souffrir du fait de son désir... Pour Heidegger, « la chose retient le quadriparti… La chose rassemble le monde »... Mais cette « chose » de Heidegger, quoiqu’elle n’ait d’unité que partielle, que sa présence soit inséparable de ce que Heidegger appelle une ex-propriation de l’être, provient de l’être en quoi se trouve l’unité. Pour Lacan, rien de cela, mais le fait pur de la pulsion de mort, et la vérité rien que partielle."
JURANVILLE, 1984, LPH

CHOSE, Psychose, Sublimation, Jouissance

La sublimation totale implique un devenir-chose, une identification à la chose de la part du sujet, qui correspond structurellement à la psychose - soit un rapport à l'existence comme autonomie et jouissance. Mais il s'agit ici de la "bonne" psychose, faisant advenir la jouissance vraie, jouissance au savoir en lien avec la sublimation.


"C’est en posant la chose et, de ce fait, en advenant soi-même comme chose, qu’on s’établit dans la jouissance vraie, spirituelle, par quoi, d’après ce que nous avons dit, l’inconscient se donne. Or poser la chose et advenir, par là comme chose, c’est s’identifier à la chose. Ce qui caractérise la psychose."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

CHOSE, Prochain, Proximité, Jouissance, LEVINAS

La Chose se caractérise comme l'unité réelle de la réalité, mais dans son désir d'approcher ce "prochain" au plus près, le sujet fausse à la fois son désir et la Chose elle-même; en la fantasmant comme une unité mythique (c'est le corps de la mère) dont il pourrait jouir : il se confondrait alors avec elle et abdiquerait face à l'épreuve de la finitude et du non-sens. La Chose doit au contraire rester Autre, séparée, pour être désirée comme le prochain. C'est ainsi que Levinas thématise la "proximité" du prochain, une proximité fondamentalement "encombrante", dont le sujet ne sait quoi faire - à part l'aimer, à part se constituer lui-même comme sujet dans l'amour. Mais s'il évoque bien une "sagesse de l'amour", Levinas n'envisage pas, au nom de l'altérité, la possibilité d'établir un savoir effectif de cette proximité.


"Le sujet, dans son désir, veut rendre la chose toujours plus proche, s’approcher toujours plus du cœur de la chose, du cœur qui unifie tout le réel. Mais le sujet, en fait, désire d’abord posséder la chose et, par elle, combler le manque, effacer la finitude. Ainsi avant tout avec ce qui est pour lui, d’après la psychanalyse, la chose primordiale : le Nebenmensch (ou « prochain ») originel dont parle Freud, la mère, le « corps mythique de la mère ». Il découvre alors - ou plutôt doit découvrir, est appelé, par la chose comme Autre, à découvrir - qu’il lui faut renoncer à la jouissance immédiate qu’il peut en prendre."
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT

CHOSE, Création, Autre, Sujet

Devenir Chose est l'horizon du sujet, ce qui est possible par la création dans laquelle le sujet s'identifie à l'Autre absolu. Car en tant qu'unité et en même temps réalité, la Chose est d'abord la substance de cet Autre absolu créateur, puis elle devient celle de tout existant en devenir, par le biais de sa création. Cependant, elle tend à se réduire à une Chose mythique (corps maternel, monde sacrificiel) et, même accomplie, l'œuvre devient statique et inerte, fascinée par elle-même.


"Elle est pour nous la réalité dans son unité, unité et en même temps réalité – d’abord la substance de l’Autre absolu et, à partir de là, celle, en formation, de  chaque existant. La Chose est, fondamentalement et d’abord, la Chose vraie, que l’existant a à devenir à l’image de l’Autre absolu comme Chose créatrice par excellence."
JURANVILLE, 2024, PL

CHOSE, Objet, Sujet, Unité

La Chose n'est pas l'objet, mais c'est pourtant ainsi qu'elle se donne d'abord au sujet, l'objet présentant la seule forme d'unité compatible avec la fausse unité que le sujet se donne toujours d'abord, parce que la confrontation avec la Chose réelle ferait voler en éclats celle-ci. Il n'en demeure pas moins que la tâche d'"élever l'objet à la dignité de la Chose", dans la création, incombe au sujet - à la fois pour que la Chose soit reconnue comme différente de l'objet, et pour qu'elle se présente effectivement au sujet dans l'objet.


"Laisser venir la chose, c’est donc, pour le sujet fini, d’une part et d’abord, reconnaître la chose au-delà de l’objet, la chose en tant qu’unité en soi, au-delà de l’objet en tant qu’unité pour lui – car l’objet est toujours d’abord faussement déterminé. Et, d’autre part et ensuite, faire que peu à peu l’objet se conforme à la chose, « élever l’objet », et non pas formellement mais réellement, « à la dignité de la chose » – car une chose qui ne deviendrait pas, comme telle, objet, ne serait rien pour le sujet. C’est ainsi par l’objet, par l’objet devenant peu à peu objet vrai, absolu, que se donne, qu’ex-siste la chose pour le sujet fini. L’objet qui est la chose en tant que posée."
JURANVILLE, 2000, JEU