Kierkegaard décrit le désespoir comme une "maladie mortelle", une perte de sens touchant la vie aussi bien que la mort, puisque la mort elle-même ne saurait nous en délivrer. Le non-sens étant général, il ne reste plus qu'à le poser comme constitutif de l'existence et à supposer le sens venant exclusivement de l'Autre absolu. Cet état d'esprit caractérise la foi. Or si Kierkeggard reconnait que celle-ci peut finalement donner sens à l'existence, en reconduisant le moi jusqu'à sa source et donc jusqu'à lui-même, si elle parvient même à vaincre le désespoir, il ne fait aucune mention d'une causalité entre la positivité du moi, porté par la foi, et l'affirmation du sens ; autrement dit le moi ne dispose d'aucune autonomie supplémentaire grâce à la foi, ce qui reste malgré tout, bien désespérant !
DESESPOIR, Mort, Foi, Non-sens, KIERKEGAARD
DESESPOIR, Non-sens, Répétition, Absolu, KIERKEGAARD
La répétition se définit comme sens et en même temps non-sens - non sens essentiel (sinon il n'y aurait pas de répétition). Or qu'est-ce que d'abord ce non-sens ? La négation (horrifiée) de tout absolu qui ferait sens, et en même temps l'affirmation paradoxale d'un absolu faux (faux car excluant toute finitude radicale, toute relation essentielle à l'Autre). Le sens d'un tel non-sens consistera à le conduire jusqu'à son terme, avec la négation de l'absolu faux et l'affirmation (désespérée) du non-sens essentiel.
DENEGATION, Analyse, Discours, Monde
Le procédé linguistique propre de la cure, qui fait apparaître l'inconscient dans le discours, est la dénégation. Le sujet y tient la place du Père symbolique, puisque telle est l'identification imaginaire suscitée par l'analyse. Le sujet cherche à produire la signification, à reconstituer la consistance du monde dans l'élément du discours et de la parole signifiante, mais à ce niveau sans interaction avec le monde. C'est la négation qui permet cela, et plus précisément la dénégation, qui souligne l'hétérogénéité, voire la contradiction, entre le signifiant et le monde : "ce n'est pas cela, cela ne peut pas être ainsi". C'est un processus d’évitement de la castration, au même titre le refoulement névrotique, le déni pervers, ou la forclusion psychotique, mais au lieu que le signifiant du désir apparaisse intrusivement comme symptôme, comme objet fétiche, ou comme hallucination, il apparaît exclusivement (en tant qu'autre) dans le discours, où le sujet le pose comme contradictoire avec la consistance du monde. Ce qui n'est pas sans effets réels, car comme l'écrit Juranville "ce qu’on tend de mieux en mieux à démontrer comme impossible, apparaît de plus en plus comme réel, conformément à la thèse de Lacan que l’impossible, c’est le réel".
DEMOCRATIE, Universalisme, Civilisation, Colonialisme
"L'universel de la démocratie devrait en soi déjà, de même que ceux de l'État, de l'église et de la science, s'étendre à l'univers entier. Il le devrait parce qu'il met en question, comme universel surgissant en l'Autre et ne venant à l'existant que pour autant que ce dernier est et se veut l'élu de cette Autre, les hiérarchies traditionnelles empêchant certains peuples d'entrer dans le mouvement de l'histoire. Et cependant, de même que ceux de l'État, de l'église et de la science, il se heurte à un double obstacle qui résulte là aussi du paganisme fondamental de l'humain."
JURANVILLE, 2015, LCEDL
DEMOCRATIE, Représentation, Peuple, Oeuvre, MARX
La plupart des philosophes ont vanté la démocratie comme le "régime où il fait meilleur vivre" (Platon), "le meilleur des régimes" (Aristote), ou "l’énigme résolue de toutes les constitutions" (Marx). Reste que la méfiance à l'égard de la représentation politique, la crainte d'une séparation entre l'Etat dirigeant et la société civile, ont engendré les conceptions illusoires, théoriquement et pratiquement, de la "démocratie directe" (Rousseau) ou de la "démocratie sociale" (Marx) qui ont, à chaque fois, débouché sur des régimes de terreur. Marx voit dans la démocratie politique, en particulier dans sa version libérale, un pur produit de l'idéologie, mais lui-même traite abstraitement de la représentation, refusant de considérer le travail concret qu'elle représente elle-même, travail sur soi et surtout travail de l'oeuvre en tant qu'universalisable.
DEMOCRATIE, Représentation, Finitude, Election, SCHMITT
Ceux qui se confrontent à la mort en combattant l'ennemi acquièrent un grand pouvoir fondé sur le prestige ; mais ceux qui affrontent la finitude radicale, la pulsion de mort en eux, acquièrent une grande autorité et surtout une double responsabilité : celle d'assumer pour eux-mêmes cette finitude (inéliminable) tout en la dépassant, celle aussi d'en témoigner auprès d'autrui à travers la constitution de l'oeuvre. Tel est le principe de l'élection - pour peu que l'oeuvre soit reconnue et validée par le peuple - sur lequel repose la démocratie représentative ou parlementaire. Dès lors, la position centrale de l'élu et l'influence qu'il exerce dans la cité ne doit pas masquer sa fondamentale solitude, ni surtout le fait qu'il devient immanquablement objet de haine et de jalousie de la part de ceux qui - à juste titre ou non - s'estiment déshérités ou en situation d'exclusion. Si la finitude est la même pour tous - c'est le sort de la Créature - il n'y a pas d'égalité naturelle et encore moins sociale devant la capacité de s'y confronter. Finitude ou pulsion de mort qui est, fondamentalement, aliénation à la répétition et refus du choix, refus de "changer les choses" (même si l'on voudrait que "les autres" le fassent). Mais certains utiliseront la misère du peuple, prétendant le représenter "directement", pour conquérir le pouvoir ; ils n'auront de cesse d'obtenir la chute, et si possible, l'exclusion d'élus compétents mais jugés trop "éloignés du peuple" ; ils s'en prendront finalement au régime démocratique qui avait permis leur élection. Tel est la loi sacrificielle d'un monde livré aux idoles populistes, ayant fait bon marché de la démocratie.
DEMOCRATIE, Autorité, Représentation, Totalitarisme
Il se produit une "crise de l'autorité" lorsque les représentants titulaires d'une charge, d'une responsabilité politique, se trouvent dénigrés et donc délégitimés par des forces contestataires (de l'intérieur) ou ennemies (de l'extérieur), leur reprochant soit un excès d'autoritarisme soit à l'inverse - le plus souvent - un excès de faiblesse. Ainsi la crise d'autorité de la démocratie, notamment parlementaire, peut sembler systémique, dans la mesure où l'autorité des représentants comme des gouvernants repose sur leur volonté explicite d'exercer ladite autorité pour réaliser le bien commun. Or c'est cette volonté qui peut faire défaut au regard de ce qu'implique de fondamentalement vertueux la vraie autorité : faire accéder l'Autre à la liberté et à l'égalité effectives, augmenter littéralement (augeo, « augmenter ») sa créativité, lui permettre d'exercer un jour, à son tour, pareille autorité qui implique nécessairement (là où il y a élection) la reconnaissance de l'oeuvre. Ainsi les régimes totalitaires (ou, à un degré moindre, tyranniques et autocratiques), qui ignorent la vraie autorité comme elles ignorent la vérité de l'oeuvre individuelle, n'ont pas de tâches plus pressantes que de saper l'autorité des démocraties, meilleur moyen d'éliminer la démocratie elle-même. Or c'est souvent la relation assumée des démocraties avec le capitalisme (en tant qu'il laisse place à l'oeuvre individuelle), et l'affaiblissement politique et moral qu'elle est censée engendrer (l'éloignement des "valeurs traditionnelles", la "perte de sens", etc., bref la "crise de l'autorité" !), qui a servi de prétexte aux anti-démocrates dans l'histoire récente, pour attaquer les démocraties et tenter d'en finir avec elles.
DEMOCRATIE, Religion, Politique, Capitalisme
"La philosophie doit donc d’une part, pour accomplir la démocratie, reconnaître la portée politique décisive, contre le paganisme, des grandes religions (au-delà de la tentative purement formelle de Platon dans Les Lois, avec le religieux qu’il y affirme). Portée politique décisive du christianisme d’abord parce que c’est par lui que l’acceptation jusqu’au bout, par le sujet social, de la démocratie devient possible, et qu’il est la voie (pour reprendre Rosenzweig reprenant saint Jean). Du judaïsme ensuite parce qu’il est, apparue d’emblée, la vérité qu’il faut atteindre au bout de cette voie. De l’islam enfin et, au-delà de la révélation, de toutes les grandes religions instituées par l’homme, parce que celui-là et celles-ci sont la vie en tant qu’elle peut, par cette voie, s’élever à cette vérité. Et la philosophie doit alors d’autre part, parce que le paganisme foncier est inéliminable, donner toute sa place – jusqu’à l’instituer – au capitalisme comme forme minimale du paganisme. Sans les grandes religions et sans le capitalisme, la démocratie ne pourra s’accomplir."
JURANVILLE, 2010, ICFH
DEMOCRATIE, Discours, Pouvoir, Politique
Le monde démocratique a pour vertu de reconnaître la vérité du discours psychanalytico-individuel que le monde sacrificiel, au contraire, rejetait en bloc. Or tel qu'il est apparu historiquement à l'époque moderne, l'Etat démocratique s'appuie plus précisément sur le discours philosophico-clérical, le seul capable de concevoir et de mettre en acte la "volonté générale" à travers le pouvoir législatif. Mais il reconnait aussi la vérité des deux autres discours qui, comme lui, correspondent à l'exercice d'un pouvoir politique, ce qui permet de garantir constitutionnellement la séparation des trois pouvoirs ou au moins leur équilibre. Ainsi le discours clérical ou philosophico-clérical, dont on parle, correspond au pouvoir législatif (aspect artistocratique du système) ; le discours du maître correspond au pouvoir exécutif (aspect monarchique) ; et le discours du peuple correspond au pouvoir judiciaire (aspect populaire donc), pouvoir que Montesquieu dit « pour ainsi dire invisible et nul » puisqu'il ne fait qu'appliquer la loi (fort heureusement car son essence "pénale" l'expose particulièrement au risque sacrificiel). Le quatrième discours, psychanalytico-individuel, ne correspond à aucun pouvoir, si ce n'est celui que Platon reconnaissait à la science réthorique pour épauler, de concert avec le discours philosophico-clérical, le pouvoir législatif.
DEMOCRATIE, Peuple, Egalité, Etat
La véritable démocratie, telle que la veut la philosophie, doit être parlementaire et donc ne saurait être parfaitement égalitaire. L'égalité politique doit être établie, mais instituer (autoritairement) l'égalité sociale reviendrait à nier la finitude radicale (pulsion de mort, volonté du mal pour le mal) face à laquelle chacun ne lutte pas également. Viendrait un moment où l'égalité sociale mettrait en danger l'égalité politique. Quant au projet d'une démocratie directe, anti-parlementaire, il reviendrait pareillement à nier les principes de représentation et d'élection en vertu desquels certains individus, et pas tous, manifestent la volonté de faire passer le bien commun avant l'intérêt personnel. La démocratie n'en demeure pas moins le pouvoir du peuple, soit d'une part un sujet politique se dotant du pouvoir constituant, d'autre part une communauté « se trouvant déjà lié par quelque union d’origine, d’intérêt ou de convention » comme dit Rousseau qui décline rien de moins, en ces termes, que la notion d'identité nationale. Or le peuple n'en demeure pas moins, fatalement, par finitude radicale, rattrapé par ses tendances païennes et sacrificielles ; parce que le "peuple", sujet politique, est toujours en même temps le "bas peuple" opprimé, avide de revanche, voire de vengeance (sentiment "humain, trop humain"). Les nouveaux "dirigeants" ayant chassé les "représentants" vont commencer par falsifier la véritable identité nationale (en soi jamais "pure", toujours redevable à l'Autre) pour la ramener à quelque mythe des origines, puis ils vont dramatiser les risques (intérieurs comme extérieurs) de désunion pour attenter aux droits individuels, puis à l'individualité comme telle. En tout cas, il n'est pas de peuple dont le destin historique ne soit de fonder un Etat, et un Etat démocratique, fût-il le "peuple élu", le peuple juif, ayant reconnu pleinement l'Individu dès son origine du fait de la Révélation du Dieu unique, car justement il ne devrait pas exister meilleure protection pour l'individu - et pour un peuple - que l'existence d'un Etat démocratique.
DEMOCRATIE, Parlementarisme, Liberté d'association, Peuple
La liberté d'association, grande conquête de l'institution démocratique, débouche à l'époque contemporaine sur la formation des partis, à travers lesquels s'expriment dans les conditions d'un débat encadré par la loi des conceptions politiques divergentes. Gauche/droite, par exemple, forment une nouvelle division de la société succédant à celles des actes, des ordres et des classes. Or les partis finissent par devenir des forces d'influence, des groupes de pression tentant soit de protéger un gouvernement soit de conspirer contre lui, au détriment des débats d'idées. D'où la haine du parlementarisme et la tentation de convoquer directement le "peuple" comme étant le seul "parti" légitime, en l'opposant aux "élites" afin de soi-disant revitaliser la démocratie. L'imposition d'un parti unique vient alors consacrer le mariage entre populisme et totalitarisme... et signer la fin de la démocratie.
DEMOCRATIE, Opinion, Philosophie, Norme, PLATON
La philosophie à la fois suppose la démocratie (elle ne pouvait naître que sous un régime laissant une place à la parole de l'individu) et accomplit la démocratie, en ceci qu'elle éduque le peuple au sens critique afin que le débat rationnel et éclairé prenne le pas sur la simple "opinion". L'opinion n'est pas fausse en soi, elle est avant tout irréfléchie et mimétique ; elle se contente d'opiner, de dire oui aux idées préconçues, aux normes établies, ce qui motivait déjà les réserves de Platon l'égard d'un tel régime. Celui qui opine ne remet pas en cause les identités immédiates ou déjà-là, il tend à répéter et à valider dans son discours les normes les plus traditionnelles, les plus communément admises et souvent les plus injustes (car injustifiées). Celui qui, dans pareil contexte, tente de porter malgré tout un discours critique, un discours de vérité, sera immanquablement accusé de trahison, condamné et, selon le contexte, sacrifié aux "dieux de la Cité" : tel fut le sort de Socrate. A notre époque, le "règne de l'opinion" est amplifié par les moyens technologiques, et si le risque encouru par l'individu déviant est nettement moins sévère (essentiellement en raison des progrès du droit), le principal danger demeure celui qu'avait dénoncé Platon, à savoir que le règne de l'opinion conduit tout droit à la tyrannie.
DEMOCRATIE, Norme, Souveraineté, Décision, SCHMITT
"Certes la philosophie se heurte à une « situation effective » où la démocratie ordinaire est norme. Elle détermine à l’avance quelle réalité pourra prendre place dans la société, parce qu’on peut s’y identifier. Elle peut être vraie (la norme de la société juste) et laisser tout son espace à l’individu. En l’occurrence, ce à quoi se heurte la philosophie, c’est à la norme fausse qui exclut à l’avance tout acte imprévisible, venant d’un individu véritable. Mais justement la « situation effective », « normale », doit toujours d’abord, en fait, être dénoncée, selon l’acte que tente la philosophie, par une décision souveraine. La situation « normale » doit être, précisons-le, dénoncée par une décision rompant, au nom de la liberté, avec ce qui se prétendait libre et ne l’était pas (l’opinion). Et par une décision souveraine portant sur la situation exceptionnelle."
JURANVILLE, 2010, ICFH
DEMOCRATIE, Nation, Droit, Peuple
Si la démocratie est bien le gouvernement du peuple, ce dernier, en tant qu'il exerce le pouvoir, donc comme sujet politique, est avant tout Nation. L'institution de la démocratie se manifeste donc par la nationalisation du droit, l'exposant de ce fait au risque du nationalisme. Ce qui se produit lorsque le peuple perd de vue les principes de l'internationalisation du droit ou les juge incompatibles avec ses intérêts nationaux - ceci, bien entendu, aux dépens de l'universalisme démocratique.
DEMOCRATIE, Guerre, Europe, Droit
Avec l'effondrement du "droit public européen", et sa conception de la "guerre dans les formes", l'universalisme démocratique (français puis européen) se trouve confronté à de nouvelles revendications tout aussi absolutistes de justice, de nouveaux expansionnismes au nom de la démocratie, qui entraînent l'univers dans les guerres mondialisées dévastatrices, puisqu'il faut plutôt les appeler des "guerres totales" (qui emportent même avec elles le droit de la guerre).
DEMOCRATIE, Election, Opinion, Volonté générale
"Les élus du peuple, ses représentants, ne sont pas ses délégués. Il n'y a pas dans la vraie démocratie de mandat impératif. Car la vérité, la "volonté générale", est en acte dans chacun des représentants; mais elle est, dans le peuple, simplement supposée, en sommeil, et recouverte ordinairement par ce que Rousseau appelle "la volonté de tous". Et il ne faut pas exiger qu'à la diversité de la populations corresponde une diversité des représentants puisque, si le peuple peut confirmer par ses votes la volonté générale, ce sont les représentants seuls qui en sont l'expression."
JURANVILLE, 2015, LCEDL
DEMOCRATIE, Individu, Capitalisme, Paganisme, HOBBES
L'inscription du capitalisme dans la structure de l’État semble favoriser l’émergence de l’individu, mais cette configuration ne suffit pas à fonder une démocratie authentique. L’histoire, loin de consolider la démocratie représentative, tend à faire ressurgir les mirages de la démocratie directe. Que le peuple reste profondément lié à une logique païenne, malgré l'avènement du christianisme, semble le présupposé de Hobbes dans son Léviathan, puisque l’État y est présenté comme une idole, un « dieu mortel » imposant une soumission totale. L'espace de liberté intérieure concédée à l'individu (christianisme oblige) n'autorise aucun progrès, aucune émancipation, tellement cette liberté reste abstraite ; l’individu réel, capable de se manifester à travers une œuvre reconnue publiquement, n’y trouve pas sa place. Même les apports de Spinoza sur la liberté d’expression ne suffisent pas à faire émerger la figure d'un individu autonome.
IDEOLOGIE, Autonomie, Finitude, Capitalisme, MARX
C'est légitimement que Marx voit d'abord dans le capitalisme le prolongement du système sacrificiel qu'il prétend abolir, un système injuste qui entrave depuis toujours l'accès à l'autonomie individuelle. Ce qu'il ne voit pas c'est que cette autonomie suppose la reconnaissance de la finitude radicale (sinon pourquoi l'autonomie devrait-elle être conquise ?), la pulsion de mort qui travaille l'homme tant au plan social qu'individuel. Or le projet marxiste de société communiste, unitaire, voire totalitaire, montre qu'il n'est pas prêt à assumer ladite finitude, en l'occurrence ce qu'il y a d'inéliminable dans l'aliénation capitaliste et d'imparfait dans le système démocratique parlementaire. La philosophie critique se meut donc en idéologie, concrètement en idéologies conquérantes et concurrentes, dont le but démentiel est l'instauration d'un pouvoir absolu et l'éradication de toute autonomie individuelle.
DEMANDE, Visage, Vide, Temps
La demande marque une forme de négativité qui dépasse l’immédiateté du corps pulsionnel et de l’objet. Elle introduit la différence symbolique dans la parole, où le sens naît de la distinction entre les mots, et accueille le vide, non seulement dans le corps mais dans le langage. Ce vide s’ouvre vers l’autre, nommé et interpellé comme visage, non simple surface corporelle mais limite du monde. On peut dire que le visage fait le vide tout en étant plein du regard qui comprend, respectant la frontière entre soi, l’autre et le monde. On échappe alors au fantasme pur, mais on se leurre d’un tout en croyant que la parole de l’autre pourrait tout comprendre. Ainsi, la demande donne une positivité au temps, mais le signifiant n'est pas posé comme tel. Le fantasme d’un rapport sexuel totalisant persiste, autant dans la pulsion que dans la demande.
DEMANDE, Désir, Transfert, Pulsion, LACAN
Lacan, contrairement à Freud qui relie transfert et idéalisation, articule le transfert à la demande tout en soulignant son ambiguïté : la demande vise un absolu (désir inconditionné), mais en fuyant la finitude de la pulsion sexuelle, elle masque le vrai désir. En réalité, elle devient elle-même pulsion, quête illusoire de jouissance, et l’Autre s’y réduit à objet de la pulsion. Le sujet en demande reste fermé sur lui-même, sous couvert d’ouverture à l’Autre. D’où la nécessité, pour Lacan, de dépasser cette demande fausse pour assumer la finitude dans le désir, conçu non comme inconditionné mais comme « condition absolue » du sujet fini. Le désir, et d’abord comme désir de l’analyste, dégage, au contraire, dans cette demande la pulsion. D’où ce que dit Lacan que, « si le transfert est ce qui, de la pulsion, écarte la demande, le désir de l’analyste est ce qui l’y ramène ». Cette demande, dans le transfert, deviendrait alors « face de vérité ». Elle serait sensible dans la formule : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. ». Lacan frôle ici une limite : peut-on encore « demander l’impossible » sans effacer la demande elle-même, comme le fait Levinas par une soumission radicale à l’Autre ?
"La demande est parole, et l’imaginaire, dans la parole, doit, pour la psychanalyse comme discours, recevoir sa vérité (par la théorie des nœuds). La demande vraie est alors demande à l’Autre - à l’Autre absolu, mais aussi, bien sûr, au psychanalyste - de permettre la séparation, l’autonomie, le vrai désir et, pour cela, de faire reconnaître la finitude. Une telle demande, plus même que le seul désir (désir du patient, répondant au désir de l’analyste), serait, pour Lacan lui-même, la « face de vérité » du transfert. Ce qu’il rassemble dans la formule suivante (introduite, avec le nœud borroméen, lors du séminaire Ou pire) : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça. » Or, qu’il appelle à déborder le plan de la demande, ou qu’il reconnaisse la demande vraie dont nous venons de parler, Lacan ne rejoint-il pas ce qui fait le fond de la demande courante, c’est-à-dire la clôture sur soi et, pour le sujet comme pour l’Autre, la transformation de son Autre en pur moyen, en déchet ? Ne plus rien demander, et dégager le désir hors de toute demande essentielle, n’est-ce pas en effet, pour le sujet, s’établir dans l’autonomie abstraite ? Demander à l’Autre son refus, sans lui demander en même temps son don, le don de sa grâce, sans lui « demander l’impossible », n’est-ce pas par ailleurs, pour le sujet, se faire le déchet de l’Autre, et lui imputer la même autonomie abstraite ? Et n’est-ce pas vers ce dernier effacement problématique de soi que conduit Lévinas avec la soumission, à quoi il appelle, à la demande venue de l’Autre ?"
JURANVILLE, 2000, INCONSCIENT
DEFI, Absolu, Hystérie, Désespoir
Le défi est une manifestation du désespoir dirigée contre l'absolu faux, mais sous deux formes. D'un côté défi à l'absolu vrai pour l'accuser de s'être transformé en usurpateur injuste et violent, et ainsi l'amener à se (re)manifester comme vrai, tout en sachant qu'il ne cédera jamais devant pareille provocation - c'est le défi diabolique tentant de faire souffrir le Dieu bon et vrai (ou encore défi de Don Juan au Commandeur en tant que vrai père). D'un autre côté, défi à l’ordre commun sacrificiel qui l'on sait injuste et faux, non pour le combattre mais pour l'amener à se manifester et donc se dénoncer comme tel - c'est le défi hystérique, par exemple le défi de Sganarelle à son maître Don Juan. Certes la pensée de l'existence dénonce ce double défi hystérico-diabolique, puisqu'il s'en tient à l'Autre absolu faux, mais sans vouloir elle-même porter le défi essentiel jusqu'à l'objectivité - n'est-pas alors s'en tenir au désespoir ?
DECONSTRUCTION, Messianisme, Finitude, Avènement, DERRIDA
"Déconstruction commandée par des spectres qui nous habitent (et nous déconstruisent) et qui sont des figures de l'Autre faux (Surmoi…). Mais déconstruction qui s'opère dans la perspective de "l'indéconstructible justice", d'une "affirmation", d'une "appropriation" (de la finitude radicale), et donc d'une identité nouvelle et vraie que Derrida présente comme le "messianique" : une vue nouvelle serait alors possible dans l'accueil de l'autre homme, dans l'hospitalité à lui offerte."
JURANVILLE, 2015, LCEDL
DECISION, Liberté, Choix, Psychose
La vraie liberté, celle qui s'établit dans la relation à l'Autre, consiste déjà à nier la fausse liberté, celle qui nie la finitude : cela définit la décision, qui prépare au choix consistant à poser la liberté. Un choix sans décision pourrait paraître arbitraire. La décision relève d'une "folie du commencement" ; c'est la "bonne psychose" permettant de rompre avec la psychose primitive de l'immédiateté ; dans le langage kierkegaardien : acte de foi et transcendance.
DASEIN, Grâce, Etre, Objet, HEIDEGGER
La grâce propre du Dasein est d'affirmer absolument, en soi comme en l'Autre, la finitude de l'existence marquant à la fois, dans les termes de Heidegger, "la relation de l’être à l’essence de l’homme et le rapport essentiel de l’homme à l’ouverture (“là”) de l’être comme tel". Même s'il faudrait préciser l'analyse heideggérienne par des considérations plus proprement théologiques.
CULPABILITE, Hétéronomie, Psychanalyse, Savoir
Si l'on ne veut pas sombrer dans une culpabilité indéfinie, comme le redoutait Nietzsche, il faut poser la culpabilité dans le savoir, où elle recevra sa juste mesure. Il faut distinguer deux types de culpabilité. Il existe une culpabilité fausse liée à la haine de soi, reflet de la haine pour le créateur. Et puis il existe une culpabilité essentielle reposant sur une hétéronomie fondamentale : c'est la culpabilité éprouvée devant l'Autre absolu, qui se mesure dans le rapport à Dieu établi par le judaïsme et le christianisme. Mais elle repose aussi sur une pluralité, en ce sens qu'elle s'éprouve également devant les autres finis. La psychanalyse, avec l'inconscient, a fait entrer la culpabilité dans le domaine du savoir, et ce n'est certes pas pour s'en débarrasser mais au contraire pour la reconnaître comme essentielle (elle consiste à avoir cédé sur l'essentiel, soit son désir).
CULPABILITE, Choix, Finitude, Moi, KIERKEGAARD
Kierkegaard met en avant l'ineffaçable culpabilité du sujet : quand bien même celui-ci aurait fait le choix essentiel, appelé en ceci par l'Autre absolu, il lui serait impossible de proclamer un quelconque accomplissement objectif du choix, le libérant de la culpabilité - cela reviendrait simplement à nier la finitude. "Même au moment où la tâche est assignée, il y a déjà du temps perdu", écrit Kierkegaard : il faut partir d'un tel "devenir-coupable" pour réaliser que le seul choix authentique devant l'existence, le seul choix personnel, est précisément le choix de la culpabilité ("ce n’est qu’en me choisissant comme coupable que je me choisis moi-même"). Position que le métaphysicien ne saurait seulement entendre, lui qui ramène la finitude à une faiblesse temporaire, lui qui suppose une culpabilité (devant le savoir, ou devant l'idéal) seulement chez le disciple, nullement de la part du maître. Par ailleurs il ne suffit pas de critiquer la fausse culpabilité, celle du ressentiment, pour accéder à l'autonomie de l'existence, comme le voudrait Nietzsche - lequel se laisse entrainer à une nouvelle dissimulation de la culpabilité, et à une tentation sacrificielle. Freud, de son côté, a bien vu une culpabilité inéliminable liée à l'amour (universel) pour le père, mais seulement par ses effets indésirables : agressivité, névrose, etc., comme s'il était possible, pour un moi "théoriquement" sain, de les évacuer (rien d'autre que l'idéal scientiste). La clairvoyance de Nietzsche comme de Freud aura été de montrer que toute culpabilité fausse cherche à se dissimuler, à dériver vers des pratiques sacrificielles douteuses ; leur aveuglement aura été de nier à leur tour la culpabilité vraie, constitutive, celle que cherchent précisément à dissimuler les formes inessentielles et dérivées de culpabilité.
CRITIQUE, Vérité, Pouvoir, Individu, FOUCAULT
"« La philosophie comme ascèse, la philosophie comme critique, la philosophie comme extériorité rétive à la politique, c’est le mode d’être de la philosophie moderne. C’était, en tout cas, le mode d’être de la philosophie ancienne » (Foucault). La philosophie est bien une visée – et une affirmation – du savoir vrai, absolument rationnel, portant avant tout sur l’homme en tant qu’il peut devenir individu véritable, par les autres et avec les autres, par la parole pleine et vraie de l’un (parrhèsia) tournée vers la parole pleine et vraie de l’autre – et il n’y a pas de souci de soi sans cette fonction critique."
JURANVILLE, HUCM, 2017
CRITIQUE, Savoir, Histoire, Finitude
En proposant un savoir de la négation, et en l'intégrant dans l'histoire, la critique philosophique (moderne) tente bien d'obtenir pour ce savoir une reconnaissance universelle. Et cependant il lui manque toujours de poser l'existence, donc la finitude radicale, pour qu'un tel savoir à la fois critique et historique, mais tenant compte de ladite finitude, soit effectivement reconnu.
CRITIQUE, Fondation, Philosophie, Certitude
Pour éviter d'être vaine et de s'assimiler à un refus de tout savoir, pour accomplir la vocation politique de la philosophie, la critique (qui est, rappelons-le, négation et savoir) ne saurait être immédiate ; elle présuppose la question comme ce qui accomplit la vocation éthique de la philosophie. Mais c'est bien la politique qui, finalement, justifie l'éthique, et en constitue l'aboutissement. Grâce à la critique, la philosophie est doublement fondatrice. D'abord, du côté de l'objet, elle permet de fonder l'objectivité vraie face à l'objectivité ordinaire, laquelle tend toujours à s'absoluiser faussement : elle le fait par la puissance spéculative et créatrice (métaphorique) du concept. Ensuite, du côté du sujet, elle permet à la subjectivité de se fonder elle-même sur la certitude, comme fondatrice du savoir et de l'objectivité du savoir. Mais ce principe fondateur subjectif implique la reconnaissance de la finitude radicale - par le moi s'identifiant à l'Autre absolu et assumant l'élection, donc pas seulement en tant qu'individu.
CRITIQUE, Méthode, Pratique, Autre
"Autre qui critique le fait alors toujours, au fond, au nom de l’Autre absolu et toujours, plus explicitement, au nom du savoir vrai, mais aussi de la justice, qui mettra chacun en position de reconstituer un tel savoir. Et l’Autre qui critique le fait d’autre part en communiquant au critiqué la grâce que lui-même a reçue. D’où l’efficace de la critique. Critique qui est bien critique interne, immanente, mais interne et immanente à une identité nouvelle qui n’a pu venir que de l’Autre – en quoi elle est quand même critique externe, transcendante."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT
PHILOSOPHIE, Justice, Discours, Critique, LEVINAS
Cependant, cette altérité radicale ne se limite pas à la relation au prochain. Levinas introduit la notion de tiers, figure essentielle pour penser la société, la justice et la politique. Le tiers, c’est l’autre du prochain, mais aussi un autre prochain, par lequel surgit la nécessité de l’égalité, de la comparaison, et d’un ordre commun. Cette dimension n’est pas empirique : elle est d’emblée inscrite dans la relation à Autrui, et appelle une justice qui dépasse la simple proximité éthique. Elle introduit la pensée, l’histoire, l’écriture, et suppose un juge souverain entre les incomparables. Ainsi, la philosophie devient la mesure – non de la charité, mais de l’amour transformé en sagesse politique. Toutefois, Levinas contesterait toute tentative de clore cette justice dans un système. Un savoir universellement reconnu et anticipable par tous serait incompatible avec l’ouverture imprévisible à l’Autre. La justice, même politique, reste chez lui une exigence éthique, une orientation, non une institution achevée. Elle ne rompt pas avec le monde sacrificiel par une fondation nouvelle, mais persiste comme question : celle de savoir si la nécessité rationnelle peut être principe, ou si elle suppose un en-deçà, un au-delà de tout principe, fondé sur la transcendance de l’Autre.
"La critique devrait, chez Levinas, conduire à un savoir absolument rationnel fondé sur un principe. Car elle est, par lui, identifiée à la philosophie et dite l’essence du savoir. Elle viserait le savoir vrai, donnant place, en lui, à l’Autre comme tel; un savoir allant au-delà du savoir ordinaire qui reste, lui, dans les limites de l’identité anticipative et fausse, que ce soit celui du monde traditionnel païen ou celui de la science... La critique semble bien conduire à assumer, dans le cadre du discours comme Dire et comme Dit, ce moment de critique radicale exercée contre le discours lui-même. À l’assumer comme une conséquence nécessaire de l’existence essentielle et de sa finitude radicale en l’homme. À l’assumer comme vérité supposée en l’autre homme et en sa parole surgissant imprévisiblement. De là ce qu’on peut appeler le discours philosophique au sens propre, comme tiers discours. On serait passé par le discours ontologique avec sa réduction du Dire au Dit; puis par le discours sceptique s’en tenant au Dire contre le Dit; et enfin on en viendrait à un Dire dont le Dit assumerait ce passage – et qui exprimerait le savoir de l’existence... Mais la critique ne peut aucunement, aux yeux de Levinas, en venir à proposer un savoir qui se poserait comme tel, à partir d’un principe."
JURANVILLE, 2024, PL
CRITIQUE, Discours, Philosophie, Existence, LEVINAS
La pensée de Levinas se rapproche de la doctrine critique de Kant par son refus de poser un savoir ontologique définitif, cette fois au nom de la finitude de l'existence. Il distingue d'abord le discours ontologique basé sur l'essence (attitude dogmatique chez Kant), puis le discours sceptique contestant l'unité et la vérité de l'essence au nom de la différence énonciative (attitude sceptique chez Kant), et enfin le discours philosophique conditionnant le savoir ontologique au légitime jeu des discours (attitude critique chez Kant). Sauf qu'il s'agit d'un jeu sans fin car, malgré la rationalité reconnue du discours philosophique, il est exclu que ce discours puisse déboucher sur un savoir universel, ce qui hypothèque la possibilité d'une justice réelle. La responsabilité de l'homme devant l'erreur demeure absolue.
CREATION, Sacré, Oeuvre, Trinité
Si la présence est d'acte du sacré, et la puissance ce par quoi et dans quoi il s'accomplit la création est à la fois l'effet et le principe subjectif du sacré. Il s'agit, par la création, d'échapper à la puissance fantasmatique, traditionnelle, du sacré, la création qui débouche sur l'oeuvre individuelle elle-même engageant tout autre à créer à son tour. Certes l'existant suppose toujours d'abord la création de l'Autre absolu, celle qui vient du Père (le sacré par excellence), s'accomplit par le Fils (via son Sacrifice), et vise à étendre l'Esprit sur la terre. S'ouvre alors l'espace du sacré, et donc de la création, pour la créature séparée imitant en cela l'oeuvre du Christ, c'est-à-dire réalisant son individualité. Lui aussi traverse la passion de l'oeuvre et lui aussi accomplit en cela un sacrifice essentiel. Comme le Fils, il communique d'abord sa présence et sa grâce et s'efface devant son oeuvre, s'en remettant à l'Autre ; puis il communique sa puissance et son élection, à l'oeuvre comme à tous ceux qui la poursuivront et devront à leur tour en subir la passion ; enfin il communique la création elle-même et la foi en celle-ci, dans le fait que l'oeuvre sera finalement accueillie par tous et accomplira la Révélation.
CREATION, Raison, Autonomie, Loi
Comme vérité de l'autonomie, la création - qu'elle soit humaine ou divine - veut la loi, la loi telle qu'elle provient de l'Autre comme cause - que cet Autre soit déjà là ou à venir. Mais par ailleurs la loi demande à être justifiée par la raison, qui elle-même demande à être posée socialement dans le savoir (pour répondre à toutes les objections).
CREATION, Oeuvre, Consistance, Dieu
Contrairement à la chose, consistante mais non produite, et contrairement à l'outil, produit mais inconsistant (par lui-même), l'oeuvre se veut consistante en même temps que produite. Par consistance il faut entendre à la fois la totalité et l'unité de l'oeuvre (elle tient en ses divers éléments) et son achèvement (elle apparait dans le temps, après l'épreuve de la finitude). Mais ces conditions mêmes renvoient à une consistance parfaite qui ne peut être que celle de la Création divine, hors finitude. La consistance de l'Oeuvre originelle tient à la substance même de son Créateur, essentiellement trinitaire, ce en quoi elle consiste - et ek-siste - elle-même avec ses trois Personnes en relation (Père, Fils, Esprit). Trois Personnes qui entrent en jeu par deux fois dans la création, dont la structure est le sénaire (les "6 jours" de la Création), deux fois le ternaire, le second aboutissant à l'achèvement de la créature créatrice, l'être humain.
CREATION, Nomination, Homme, Dieu
La création s'exerce par la nomination, divine d'abord (comme il est rapporté dans la Genèse), humaine ensuite pour donner consistance aux choses. "Dieu se reposa lorsque dans l’homme il eut déposé son pouvoir créateur" et lorsque "les choses reçoivent leur nom de l’homme" écrit Benjamin. Ensuite Dieu créa la femme afin que l'homme ne se sente pas seul, à partir d'une côte prélevée sur l'homme (on peut voir dans cette partie désormais manquante le Phallus dont parle la psychanalyse) : elle devient dès lors son semblable et son égale. Cependant la puissance créatrice ne tarde pas à se fausser chez l'homme, à se transformer en rivalité avec Dieu (adoration d'idoles fausses, sacrifices, prétention par la magie d'égaler Dieu... toute la panoplie du paganisme). C'est bien parce qu'un matriarcat s'installe, célébrant la Nature plutôt que le divin, ou le corps maternel plutôt que la parole paternelle, que la tentation - ourdie par le serpent-phallus (prétendant effacer la castration) - touche d'abord la femme, puis l'homme immédiatement, puisqu'il ne tarde pas à croquer à son tour dans la pomme (objet partiel du corps maternel). Même finitude donc, chez l'homme et la femme, qu'ils devront assumer (et non pas nier) dans le désir et la sexualité comme moyen de se tourner vers l'Autre, de le "connaître", et bien sûr moyen de procréer ...des semblables, d'autres créatures de Dieu.
CREATION, Historicité, Autre, Existant
"L’historicité se donne au savoir comme création. Car l’histoire, toujours d’abord chassée de son immédiateté par l’existant, est acceptée par lui pour autant qu'il s'établit dans son autonomie (un mode de l'immédiateté) et qu'il veut la faire reconnaitre de tous. Autonomie et vérité, ce qui définit la création. L'existant, par son œuvre propre, participe au déploiement de l'histoire, puisque toute œuvre requiert un monde où elle puisse être reconnue de tous et invite chacun à entrer à son tour dans son œuvre d'individu. La création est l'objectivité absolue de l'historicité et ce dans quoi elle s'accomplit. Comme création par l'existant radicalement fini, elle suppose que celui-ci en ait reçu les conditions (grâce, élection, foi) de l'Autre absolu. Elle suppose donc la Création par l'Autre absolu, puisque ces conditions font de l'existant l'œuvre de cet Autre."
JURANVILLE, 2017, HUCM
CREATION, Existence, Autre, Essence
Si l'existence est absolument essentielle (conforme absolument à son essence), c'est parce qu'elle est essentiellement création. Elle est d'abord le fait de l'Autre divin qui, tourné vers son Autre, lui supposant l'existence, lui donne toutes les conditions pour exister vraiment, c'est-à-dire pour créer.
CREATION, Mélancolie, Absolu, Autonomie, KIERKEGAARD
La création est l’acte par lequel l’être fini transforme sa finitude en autonomie et en vérité, recréant un absolu à partir de lui-même. Cette création est issue de la mélancolie, elle-même causée par le Bien. La mélancolie pousse l’être fini à désirer le savoir, à participer à l’Œuvre de la Création. Mais il existe deux formes de mélancolie : la vraie mélancolie, féconde, qui mène à la création et à un savoir absolu, et qui doit être supposée à tout créateur y compris au créateur suprême (car il attend que son oeuvre soit confirmée par sa créature) ; la mélancolie fausse, stérile, où le sujet se replie sur un faux absolu, une Chose close sur elle-même, refusant la relation et la finitude — ce que Kierkegaard appelle le "démoniaque". Kierkegaard reconnaît une mélancolie sublime, tournée vers une grande idée, mais refuse d’en faire la base d’un savoir absolu, craignant qu’on nie ainsi la finitude humaine. Or refuser d’objectiver la création et le savoir, c’est paradoxalement tomber dans la mélancolie fausse que Kierkegaard dénonce. Par ailleurs la création, troisième temps de l'analyse de la mélancolie, correspond à la troisième preuve de l'existence de Dieu chez Descartes, celle qui établit Dieu comme cause première absolue et l'être fini comme cause absolument libre, capable de devenir créateur.
CREATION, Consistance, Oeuvre, Histoire
La consistance est ce qui caractérise l'oeuvre, d'abord divine avec le sénaire primordial de la Création (double ternaire comprenant le divin et l'humain), puis humaine (avec le quaternaire) dans la mesure où l'homme doit reprendre à son compte cette création qu'il a lui-même faussée, en se posant lui-même comme quart-élément. La consistance du quinaire s'impose aussi du fait que l'oeuvre humaine n'est réalisable que dans l'Histoire, ouverte avec le sacrifice du Christ. Enfin le sénaire se répète avec la consistance du savoir sur lequel débouche l'oeuvre humaine.
CONTRAT, Autonomie, Contrat social, Finitude, ROUSSEAU, MARX
CONTRADICTION, Parole, Autre, Inconscient
Le premier stade du paradoxe est la contradiction, puisqu'il s'agit de s'opposer à une soi-disant vérité, niant la finitude radicale, pour en proposer une autre qui, justement ne soit pas purement formelle ou convenue, mais existentielle : il s'agit d'un acte authentique, toujours d'abord refusé. Pour cette raison la source de la contradiction essentielle ne saurait être que l'Autre, l'Autre absolu, et puisqu'elle survient comme parole, parole pure (ou pure signifiance), elle ne saurait être que celle du Fils engendré. Ajoutons qu'il faut la grâce de cet Autre pour que la contradiction soit, non seulement formulée, mais solutionnée ; il faut que l'Autre absolu se retire d'une certaine façon, afin de laisser l'existant accueillir la contradiction, et réaliser son oeuvre, métaphorique, de substitution. Encore faut-il que la vérité nouvelle puisse se déployer jusqu'à l'objectivité, ce qui représente le but de la conscience, mais seulement lorsque l'inconscient, comme parole Autre et contradiction pure au niveau du sujet, a été entendu et analysé (ce qui ne serait pas possible si l'Autre inconscient ne dispensait pas sa grâce, en se faisant lui-même non-sens et non pensée, en se faisant objet).
CONTRADICTION, Identité, Essence, Objectivité, HEGEL
La contradiction se présente comme la négation d'une identité, et plus profondément d'une essence reconnue comme fausse au coeur de cette identité. Grâce à la contradiction, la véritable essence peut être posée dans le concept ; mais cette essence sera nécessairement faussée, par finitude, et donc à son tour contredite. D'une façon générale, la contradiction fait s'effondrer, chez le sujet ou en dehors de lui, toute identité supposée déjà là et donc anticipative ; corollairement elle fait découvrir l'Autre comme le lieu premier de la vérité. La contradiction principale, bien décrite par Hegel, est celle du sujet et de l'objet, puisque le premier n'a de cesse, sur le chemin de la reconnaissance, de chercher à s'objectiver ; ce faisant il commence par poser l'identité déjà-là de l'objet, depuis sa propre identité subjective supposée, ce qui n'aboutit qu'à une détermination subjective de l'objet ; il ne lui reste plus qu'à remette également en question sa propre identité subjective. Etc.
CONTRADICTION, Identité, Autre, Existence, KIERKEGAARD
"En refusant qu’à partir de la contradiction éprouvée par le fini, et grâce à l’Autre qui s’y manifeste, un savoir nouveau puisse advenir, la pensée de l’existence ne rejoint-elle pas ce qui fait le fond de la conception commune ou métaphysique ? Ne rejoint-elle pas l’image d’un Autre absolu tout-puissant qui ne voudrait pas pour lui, comme Autre vrai, la contradiction dans sa relation au fini comme son Autre, mais qui, lui-même hors contradiction, vouerait, comme Autre faux, le fini à une contradiction sans vérité, destructrice de toute identité, et de tout être, à la contradiction devenue terreur sacrificielle ? Nous verrons plus loin que la terreur est elle-même, face à la contradiction comme négation de l’essence, négation de l’être."
JURANVILLE, 2000, JEU
CONSCIENCE, Sens, Savoir, Autre, HEGEL, HUSSERL
"Le sujet comme conscience veut s’être réellement mis du point de vue de l’Autre ; et il ne l’aura fait que s’il lui offre le sens objectif qui lui conviendra, et s’il atteint au même savoir qu’il suppose en cet Autre ; il sera alors con-scius, complice (ou confident) dans le même savoir. Un tel sens, qui est propre, avant tout, à la conscience psychologique (et phénoménologique), est capital aussi, bien sûr, pour la conscience morale, si elle ne veut pas se perdre dans le subjectivisme. La conscience comme liberté et sens est ainsi ce qui, dans le sujet, l’appelle à reconstituer, à « vérifier » ou, mieux, à recréer imprévisiblement, un savoir supposé en l’Autre. Elle est ce qui ouvre au travail de la pensée, et ce qui devient le lieu de ce travail, où peu à peu s’accomplit le savoir. Elle implique une bonne névrose, et la montre permettant tout le déploiement de la sublimation."
JURANVILLE, 2000, JEU
CONSCIENCE, Raison, Totalité, Entendement, HEGEL
"Certes Hegel a bien vu que la raison est vérité de la totalité – d’où sa critique, à la fois, contre l’entendement kantien, et contre la raison kantienne. Mais ce qu’il n’a pas vu, et pas pu voir, c’est que la raison ne se réalise pas par un mouvement naturel, qu’elle ne va pas ainsi vers la reconnaissance universelle, et que, dans le mouvement non naturel de sa réalisation, l’entendement pur a une place décisive. Car le fini refuse toujours d’abord la totalité vraie, et s’arrête toujours d’abord à une totalité fausse, sacrificielle. Seul dès lors l’Autre absolu, l’Autre divin, raison universelle, nécessité primordiale, loi, mais loi qui s’efface pour laisser les hommes la recréer librement, peut faire que finalement tous les hommes acceptent la raison. Ce qu’il fait par la révélation. Et le fini qui s’est engagé, porté par la foi, dans la raison, dans la totalité vraie de la raison vraie, doit de son côté, avant de pouvoir faire reconnaître cette totalité et cette raison, parvenir seul à l’entendement pur, dans son autonomie d’individu, dans sa solitude qui est celle aussi, autrement, de l’entendement divin."
JURANVILLE, 2000, JEU
CONSCIENCE, Jugement, Inconscient, Travail
Le jugement est ce par quoi s’accomplit la conscience, là où l’entendement est l’acte de la conscience. De même que le concept a en propre la position de l'essence, le jugement a en propre la position de l'être, soit la venue de l'essence dans l’immédiateté du fini. Le jugement est ce qu’on vise dans la conscience, de même que le travail est ce dont on est inconscient. Et cependant la conscience a besoin de l'inconscient pour s'accomplir, de son mouvement et de son travail, lequel implique la confrontation avec le jugement de l'Autre puisque bien sûr le premier jugement, porté depuis le monde ordinaire, est toujours un jugement faux. Accepter le jugement de l'Autre revient ainsi à accepter l'inconscient puisque celui-ci n'est rien d'autre, sous cet angle, qu'un travail produisant le savoir sur lequel s'appuie la conscience pour émettre un jugement, et ultimement, poser la consistance de la chose jugée. Consistance qui est aussi celle de l'oeuvre produite, qui juge, et qui s'offre elle-même au jugement. Notons que la pensée de l'existence s'arrête à une conception répressive et objectivante du jugement, le réduisant à une condamnation. Elle accepte le jugement de l’Autre, comme conscience et voix de la conscience, qui lui fait toucher sa finitude radicale, elle admet l'objectivité de son propre jugement (sinon juger n'aurait aucun sens), mais ne conçoit pas qu'il puisse être reconnu comme tel ; dans le meilleur des cas, dans la psychanalyse, elle reconnait l'inconscient mais n'assume pas en retour le passage à la conscience.
CONSCIENCE, Intersubjectivité, Finitude, Autre, HUSSERL
Husserl attribue - légitimement - au sujet une "conscience constituante" créatrice de sens et capable de reconstruire le savoir, à condition de dépasser l'attitude naturelle par la réduction phénoménologique. Or cette capacité suppose a minima une foi en la raison, héritée de la philosophie grecque. Mais il est illusoire, pour la conscience, de prétendre dépasser la finitude radicale sur la foi de l'intersubjectivité raisonnable - altérité fausse. S'impose, au coeur même de la conscience, la présence d'un Autre absolu capable d'instiller une "conscience de la rupture de la conscience" (Levinas), ce qui ouvre alors la voie vers l'inconscient - altérité vraie.
CONSCIENCE, Entendement, Subjectivité, Sens
Pour le sujet fini, la conscience se manifeste initialement par la reconnaissance de ce qui est objectivement partagé dans son monde. Cependant, la vraie conscience définie comme sens et subjectivité, émerge lorsque le sujet reconstitue un sens objectif à partir de sa propre liberté. C'est la condition pour que lui-même, mais aussi tout autre, puisse "entende" (et comprendre) le sens de ce qui est dit. Ce sens concerne l’existence humaine, dans sa finitude et son autonomie, lorsqu'interviennent les concepts philosophiques : correctement définis et articulés, ils deviennent des règles pour la pensée, à réinstituer à chaque fois par chaque sujet.
CONSCIENCE, Entendement, Autre, Subjectivité
"La conscience se donne au savoir comme entendement... On a ouï (ouïr, d'audire) l'appel de l'Autre, on y a obéi (obéir, d'oboedire, ob-audire), on l'a entendu (au sens de l'entendement — entendre a pris en français le sens d'ouïr, mais en gardant celui de comprendre). C'est la « vocation » en tant qu'elle mène jusqu'au bout de l'œuvre. Et c'est, pour l'œuvre qu'est la philosophie, la formation et l'usage des concepts spéculatifs où la conscience philosophique répond à la parole (appel) de l'Autre en supposant dans ses objets (et en elle-même) la même parole."
JURANVILLE, HUCM, 2017