CULPABILITE, Hétéronomie, Psychanalyse, Savoir

Si l'on ne veut pas sombrer dans une culpabilité indéfinie, comme le redoutait Nietzsche, il faut poser la culpabilité dans le savoir, où elle recevra sa juste mesure. Il faut distinguer deux types de culpabilité. Il existe une culpabilité fausse liée à la haine de soi, reflet de la haine pour le créateur. Et puis il existe une culpabilité essentielle reposant sur une hétéronomie fondamentale : c'est la culpabilité éprouvée devant l'Autre absolu, qui se mesure dans le rapport à Dieu établi par le judaïsme et le christianisme. Mais elle repose aussi sur une pluralité, en ce sens qu'elle s'éprouve également devant les autres finis. La psychanalyse, avec l'inconscient, a fait entrer la culpabilité dans le domaine du savoir, et ce n'est certes pas pour s'en débarrasser mais au contraire pour la reconnaître comme essentielle (elle consiste à avoir cédé sur l'essentiel, soit son désir).


"Telle est la culpabilité qu’a dégagée, dans l’espace du savoir rationnel pur, la psychanalyse. Lacan souligne ainsi que la psychanalyse ne vise en rien à « apaiser la culpabilité ». Il y a certes, d’après lui, une culpabilité fausse, dont il convient, autant qu’il est possible, de se libérer. C’est la culpabilité de l’« homme du commun », « reflet de sa haine pour le créateur quel qu’il soit qui l’a fait si faible et si insuffisante créature ». Mais il y a aussi une culpabilité fondamentale qu’il faut reconnaître, et qui est d’« avoir cédé sur son désir », c’est-à-dire d’avoir renoncé à son être d’individu, en se soumettant au « service des biens », à l’ordre commun du monde."
JURANVILLE, 2000, ALTER

CULPABILITE, Choix, Finitude, Moi, KIERKEGAARD

Kierkegaard met en avant l'ineffaçable culpabilité du sujet : quand bien même celui-ci aurait fait le choix essentiel, appelé en ceci par l'Autre absolu, il lui serait impossible de proclamer un quelconque accomplissement objectif du choix, le libérant de la culpabilité - cela reviendrait simplement à nier la finitude. "Même au moment où la tâche est assignée, il y a déjà du temps perdu", écrit Kierkegaard : il faut partir d'un tel "devenir-coupable" pour réaliser que le seul choix authentique devant l'existence, le seul choix personnel, est précisément le choix de la culpabilité ("ce n’est qu’en me choisissant comme coupable que je me choisis moi-même"). Position que le métaphysicien ne saurait seulement entendre, lui qui ramène la finitude à une faiblesse temporaire, lui qui suppose une culpabilité (devant le savoir, ou devant l'idéal) seulement chez le disciple, nullement de la part du maître. Par ailleurs il ne suffit pas de critiquer la fausse culpabilité, celle du ressentiment, pour accéder à l'autonomie de l'existence, comme le voudrait Nietzsche - lequel se laisse entrainer à une nouvelle dissimulation de la culpabilité, et à une tentation sacrificielle. Freud, de son côté, a bien vu une culpabilité inéliminable liée à l'amour (universel) pour le père, mais seulement par ses effets indésirables : agressivité, névrose, etc., comme s'il était possible, pour un moi "théoriquement" sain, de les évacuer (rien d'autre que l'idéal scientiste). La clairvoyance de Nietzsche comme de Freud aura été de montrer que toute culpabilité fausse cherche à se dissimuler, à dériver vers des pratiques sacrificielles douteuses ; leur aveuglement aura été de nier à leur tour la culpabilité vraie, constitutive, celle que cherchent précisément à dissimuler les formes inessentielles et dérivées de culpabilité.


"Car qu’est-ce qui permet cette dissimulation ? Nietzsche l’a montré, et Freud l’a redit après lui : le monde social, le fait que plusieurs ont la même culpabilité (fausse) et qu’ils s’en défont sur la victime du sacrifice. Tant que n’est pas dénoncé, dans un monde social nouveau, le jeu de la culpabilité ordinaire (fausse), tant que la culpabilité constitutive n’est pas reconnue socialement, la dissimulation de la culpabilité se maintient.
JURANVILLE, 2000, ALTER"

CRITIQUE, Vérité, Pouvoir, Individu, FOUCAULT

Foucault, initialement proche de l’École de Francfort et de sa critique de l’idéologie dominante, a formulé trois objections : cette critique repose sur une théorie mal fondée de la représentation, suppose une opposition binaire entre vrai et faux, et ignore les mécanismes d’assujettissement, notamment dans les régimes totalitaires où le discours scientifique peut devenir oppressif. Il passe alors de la critique de l’idéologie à la notion de savoir-pouvoir, où le savoir exerce un pouvoir via des pratiques constitutives et des techniques de domination. Ensuite, Foucault introduit les « régimes de véridiction », actes par lesquels une nouvelle vérité émerge, instaurant un nouveau savoir et un nouveau pouvoir, soit un nouveau gouvernement des hommes. Plutôt que de critiquer la rationalité européenne, il propose une critique visant à analyser les conditions et effets de ces régimes véridictionnels, pour promouvoir le « désassujettissement » et une forme d'autonomie individuelle face aux pouvoirs oppressifs. Cette critique, enracinée dans la spiritualité chrétienne et la pastorale, s’inspire de Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? ») et du thème de la sortie de l’homme de sa minorité. Elle se manifeste comme un art de « ne pas être tellement gouverné », une attitude de questionnement des pouvoirs abusifs, visant un salut collectif par la parole vraie (parrhèsia) et la reconnaissance de l’individu véritable.


"« La philosophie comme ascèse, la philosophie comme critique, la philosophie comme extériorité rétive à la politique, c’est le mode d’être de la philosophie moderne. C’était, en tout cas, le mode d’être de la philosophie ancienne » (Foucault). La philosophie est bien une visée – et une affirmation – du savoir vrai, absolument rationnel, portant avant tout sur l’homme en tant qu’il peut devenir individu véritable, par les autres et avec les autres, par la parole pleine et vraie de l’un (parrhèsia) tournée vers la parole pleine et vraie de l’autre – et il n’y a pas de souci de soi sans cette fonction critique."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CRITIQUE, Savoir, Histoire, Finitude

En proposant un savoir de la négation, et en l'intégrant dans l'histoire, la critique philosophique (moderne) tente bien d'obtenir pour ce savoir une reconnaissance universelle. Et cependant il lui manque toujours de poser l'existence, donc la finitude radicale, pour qu'un tel savoir à la fois critique et historique, mais tenant compte de ladite finitude, soit effectivement reconnu.


"Savoir et négation, cela définit la critique. Critique qui se mène donc au nom d’un savoir de l’essentiel. Or la philosophie, quand elle en vient à se concevoir comme critique – ce qui caractérise décisivement les Temps modernes –, se heurte inévitablement au rejet radical toujours là, par le sujet social, du savoir vrai et découvre qu’elle ne peut d’abord, par elle-même, comme critique, ni concevoir un tel rejet, ni agir contre lui."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CRITIQUE, Fondation, Philosophie, Certitude

Pour éviter d'être vaine et de s'assimiler à un refus de tout savoir, pour accomplir la vocation politique de la philosophie, la critique (qui est, rappelons-le, négation et savoir) ne saurait être immédiate ; elle présuppose la question comme ce qui accomplit la vocation éthique de la philosophie. Mais c'est bien la politique qui, finalement, justifie l'éthique, et en constitue l'aboutissement. Grâce à la critique, la philosophie est doublement fondatrice. D'abord, du côté de l'objet, elle permet de fonder l'objectivité vraie face à l'objectivité ordinaire, laquelle tend toujours à s'absoluiser faussement : elle le fait par la puissance spéculative et créatrice (métaphorique) du concept. Ensuite, du côté du sujet, elle permet à la subjectivité de se fonder elle-même sur la certitude, comme fondatrice du savoir et de l'objectivité du savoir. Mais ce principe fondateur subjectif implique la reconnaissance de la finitude radicale - par le moi s'identifiant à l'Autre absolu et assumant l'élection, donc pas seulement en tant qu'individu.


"C’est ainsi par le moi que se déploie subjectivement la critique. Moi qui a fait, comme individu, dans la position d’exclu de la « scène primitive », sous la menace du sacrifice, l’épreuve de la finitude radicale. Moi qui est entré, comme individu, dans le travail de l’œuvre et de la question – car, s’il s’engage dans cette épreuve en tant que moi, c’est en tant qu’individu qu’il la fait. Mais moi qui, par la critique, vise expressément (c’est son élection de moi, au-delà de la grâce de l’individu, de même que l’élection du concept va au-delà de la grâce de l’être) à instituer le monde juste où chacun pourra devenir individu – et moi."
JURANVILLE, 2000, JEU

CRITIQUE, Méthode, Pratique, Autre

Pour qui affirme l'existence, une méthode d'écriture - que l'on qualifiera de "critique - doit laisser advenir en tout autre une subjectivité créatrice, productrice d'une objectivité nouvelle. En effet cette méthode est portée par une négation radicale du savoir ordinaire en vue d'établir le savoir vrai de l'existence : or négation et savoir définissent précisément la critique. C'est au moyen de la critique que la pratique s'accomplit, là où la méthode n'était que l'acte de la pratique. Disons que la critique élève la méthode au rang de pratique véritablement révolutionnaire, capable de changer l'état d'esprit du "critiqué", lequel doit pouvoir accéder à son tour à la critique.


"Autre qui critique le fait alors toujours, au fond, au nom de l’Autre absolu et toujours, plus explicitement, au nom du savoir vrai, mais aussi de la justice, qui mettra chacun en position de reconstituer un tel savoir. Et l’Autre qui critique le fait d’autre part en communiquant au critiqué la grâce que lui-même a reçue. D’où l’efficace de la critique. Critique qui est bien critique interne, immanente, mais interne et immanente à une identité nouvelle qui n’a pu venir que de l’Autre – en quoi elle est quand même critique externe, transcendante."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

PHILOSOPHIE, Justice, Discours, Critique, LEVINAS

Levinas conçoit la philosophie comme une quête de justice, en opposition à la pensée de Heidegger, qu’il associe à un enracinement ontologique païen et sacrificiel. Contre toute sacralisation de l’Être, la philosophie doit se tourner vers l’Autre et viser une justice fondée sur la reconnaissance éthique : reconnaître en Autrui un maître. Le savoir véritable ne se réduit ni au savoir scientifique ni à une vérité identitaire, anticipable : il suppose l’ouverture à l’Infini, une origine en-deçà de toute origine, révélant un sujet créé et investi par l’Autre. Le discours philosophique doit donc rester profondément diachronique, fondé sur un rapport au Dire toujours instable, toujours à redire, qui ne se referme jamais sur le dit. Ce Dire n’est pas contenu dans un système : il est une parole qui doit se dédire, car vouloir la rassembler reviendrait à la trahir, à ramener l’Autre à l’Être. Le Moi, chez Levinas, est toujours déjà substitué par l’Autre, dans une relation d’obsession, de persécution, qui le prive de toute possibilité de repli identitaire. Il est voué à une an-archie, à une absence de fondement qui empêche toute clôture du savoir ou de la conscience.
Cependant, cette altérité radicale ne se limite pas à la relation au prochain. Levinas introduit la notion de tiers, figure essentielle pour penser la société, la justice et la politique. Le tiers, c’est l’autre du prochain, mais aussi un autre prochain, par lequel surgit la nécessité de l’égalité, de la comparaison, et d’un ordre commun. Cette dimension n’est pas empirique : elle est d’emblée inscrite dans la relation à Autrui, et appelle une justice qui dépasse la simple proximité éthique. Elle introduit la pensée, l’histoire, l’écriture, et suppose un juge souverain entre les incomparables. Ainsi, la philosophie devient la mesure – non de la charité, mais de l’amour transformé en sagesse politique. Toutefois, Levinas contesterait toute tentative de clore cette justice dans un système. Un savoir universellement reconnu et anticipable par tous serait incompatible avec l’ouverture imprévisible à l’Autre. La justice, même politique, reste chez lui une exigence éthique, une orientation, non une institution achevée. Elle ne rompt pas avec le monde sacrificiel par une fondation nouvelle, mais persiste comme question : celle de savoir si la nécessité rationnelle peut être principe, ou si elle suppose un en-deçà, un au-delà de tout principe, fondé sur la transcendance de l’Autre.



"La critique devrait, chez Levinas, conduire à un savoir absolument rationnel fondé sur un principe. Car elle est, par lui, identifiée à la philosophie et dite l’essence du savoir. Elle viserait le savoir vrai, donnant place, en lui, à l’Autre comme tel; un savoir allant au-delà du savoir ordinaire qui reste, lui, dans les limites de l’identité anticipative et fausse, que ce soit celui du monde traditionnel païen ou celui de la science... La critique semble bien conduire à assumer, dans le cadre du discours comme Dire et comme Dit, ce moment de critique radicale exercée contre le discours lui-même. À l’assumer comme une conséquence nécessaire de l’existence essentielle et de sa finitude radicale en l’homme. À l’assumer comme vérité supposée en l’autre homme et en sa parole surgissant imprévisiblement. De là ce qu’on peut appeler le discours philosophique au sens propre, comme tiers discours. On serait passé par le discours ontologique avec sa réduction du Dire au Dit; puis par le discours sceptique s’en tenant au Dire contre le Dit; et enfin on en viendrait à un Dire dont le Dit assumerait ce passage – et qui exprimerait le savoir de l’existence... Mais la critique ne peut aucunement, aux yeux de Levinas, en venir à proposer un savoir qui se poserait comme tel, à partir d’un principe."
JURANVILLE, 2024, PL

CRITIQUE, Discours, Philosophie, Existence, LEVINAS

La pensée de Levinas se rapproche de la doctrine critique de Kant par son refus de poser un savoir ontologique définitif, cette fois au nom de la finitude de l'existence. Il distingue d'abord le discours ontologique basé sur l'essence (attitude dogmatique chez Kant), puis le discours sceptique contestant l'unité et la vérité de l'essence au nom de la différence énonciative (attitude sceptique chez Kant), et enfin le discours philosophique conditionnant le savoir ontologique au légitime jeu des discours (attitude critique chez Kant). Sauf qu'il s'agit d'un jeu sans fin car, malgré la rationalité reconnue du discours philosophique, il est exclu que ce discours puisse déboucher sur un savoir universel, ce qui hypothèque la possibilité d'une justice réelle. La responsabilité de l'homme devant l'erreur demeure absolue.


"Le discours philosophique, proprement philosophique, apparaît alors comme un tiers discours qui, gardant le savoir ontologique, y ajoute la nécessité existentielle de cette succession de discours, de ce passage du Dire au Dédire (« Faut-il rappeler l'alternance et la diachronie comme temps de la philosophie ?») mais sans que cette nécessité puisse être posée comme telle et que ce nouveau discours (attitude critique chez Kant) puisse se présenter comme la synthèse et la justification définitive de cette succession. Or, conséquence de ce rejet d'un véritable savoir philosophique, Lévinas ne peut que récuser le christianisme qui, avec le judaïsme, eût fondé dans l'absolu cette limite et mesure mise, pour l'homme, à la responsabilité."
JURANVILLE, UJC, 2021

CREATION, Sacré, Oeuvre, Trinité

Si la présence est d'acte du sacré, et la puissance ce par quoi et dans quoi il s'accomplit la création est à la fois l'effet et le principe subjectif du sacré. Il s'agit, par la création, d'échapper à la puissance fantasmatique, traditionnelle, du sacré, la création qui débouche sur l'oeuvre individuelle elle-même engageant tout autre à créer à son tour. Certes l'existant suppose toujours d'abord la création de l'Autre absolu, celle qui vient du Père (le sacré par excellence), s'accomplit par le Fils (via son Sacrifice), et vise à étendre l'Esprit sur la terre. S'ouvre alors l'espace du sacré, et donc de la création, pour la créature séparée imitant en cela l'oeuvre du Christ, c'est-à-dire réalisant son individualité. Lui aussi traverse la passion de l'oeuvre et lui aussi accomplit en cela un sacrifice essentiel. Comme le Fils, il communique d'abord sa présence et sa grâce et s'efface devant son oeuvre, s'en remettant à l'Autre ; puis il communique sa puissance et son élection, à l'oeuvre comme à tous ceux qui la poursuivront et devront à leur tour en subir la passion ; enfin il communique la création elle-même et la foi en celle-ci, dans le fait que l'oeuvre sera finalement accueillie par tous et accomplira la Révélation.


"Le sacré est enfin création. Car il n’y a plus, pour le fini qui suppose ou affirme une puissance vraie, et qui refuse d’être rabattu en fait à la puissance fantasmatique traditionnelle, pour le fini qui veut aller jusqu’au bout de ce à quoi l’invite la puissance du Sacré et accomplir cette puissance par la sienne propre, pour le fini qui veut donner toute sa vérité au sacré, qu’à poser la création. Comme création effective, et non pas abstraite ; et donc notamment comme création par le fini en général, à partir de la finitude, débouchant sur l’œuvre... Le savoir philosophique est alors l’œuvre par excellence du fini, où la puissance créatrice est à la fois, explicitement, ce par quoi tout est « produit », et de quoi tout est « déduit ». Où l’on rejoindrait existentiellement ce que Spinoza a dit formellement, que « l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses »."
JURANVILLE, 2000, JEU

CREATION, Raison, Autonomie, Loi

Comme vérité de l'autonomie, la création - qu'elle soit humaine ou divine - veut la loi, la loi telle qu'elle provient de l'Autre comme cause - que cet Autre soit déjà là ou à venir. Mais par ailleurs la loi demande à être justifiée par la raison, qui elle-même demande à être posée socialement dans le savoir (pour répondre à toutes les objections).


"Dès qu’il affirme l’existence, le fini suppose une raison vraie, au-delà de la raison ordinaire qui est, en son fond, violente. Que lui manque-t-il dès lors pour poser enfin cette raison vraie, pour la poser socialement, dans le savoir, comme elle doit l’être au demeurant, puisqu’elle ne serait pas raison si elle ne répondait pas à toutes les objections ? Que lui manque-t-il pour rompre réellement avec le fond violent de la raison ordinaire, avec la soumission à la loi de l’Autre faux, et pour reconnaître la loi dans toute sa vérité ? Il lui manque de donner vérité objective à l’autonomie qu’il a reçue de l’Autre. Et donc de s’engager jusqu’au bout dans la création, qui est vérité de l’autonomie. La création est ainsi ce qui, en l’homme comme en Dieu, veut la loi."
JURANVILLE, 2000, JEU

CREATION, Oeuvre, Consistance, Dieu

Contrairement à la chose, consistante mais non produite, et contrairement à l'outil, produit mais inconsistant (par lui-même), l'oeuvre se veut consistante en même temps que produite. Par consistance il faut entendre à la fois la totalité et l'unité de l'oeuvre (elle tient en ses divers éléments) et son achèvement (elle apparait dans le temps, après l'épreuve de la finitude). Mais ces conditions mêmes renvoient à une consistance parfaite qui ne peut être que celle de la Création divine, hors finitude. La consistance de l'Oeuvre originelle tient à la substance même de son Créateur, essentiellement trinitaire, ce en quoi elle consiste - et ek-siste - elle-même avec ses trois Personnes en relation (Père, Fils, Esprit). Trois Personnes qui entrent en jeu par deux fois dans la création, dont la structure est le sénaire (les "6 jours" de la Création), deux fois le ternaire, le second aboutissant à l'achèvement de la créature créatrice, l'être humain.


"L'œuvre est produite et doit avoir une consistance. Et cette consistance est atteinte seulement après que des éléments ont été posés ensemble sans que cela ne «tienne», ne «consiste» - à chaque fois on fait l'épreuve de la finitude, de la dépendance -, et quand un dernier élément est posé qui fait que le tout enfin «tient». Or une consistance véritable, absolue, ne dépendant plus de rien, ne peut être atteinte, aux yeux et en faveur de l'homme, de l'existant, que s'il y en a primordialement une telle en l'Autre absolu, en l'Autre divin. Mais la consistance explicite du Dieu chrétien (implicite du Dieu judéo-chrétien) est celle d'un Dieu unique en trois Personnes - une seule substance, mais avec en elle des relations, dit saint Augustin, disons quant à nous une substance qui est existence."
JURANVILLE, 2021, UJC

CREATION, Nomination, Homme, Dieu

La création s'exerce par la nomination, divine d'abord (comme il est rapporté dans la Genèse), humaine ensuite pour donner consistance aux choses. "Dieu se reposa lorsque dans l’homme il eut déposé  son pouvoir créateur" et lorsque "les choses reçoivent  leur nom de l’homme" écrit Benjamin. Ensuite Dieu créa la femme afin que l'homme ne se sente pas seul, à partir d'une côte prélevée sur l'homme (on peut voir dans cette partie désormais manquante le Phallus dont parle la psychanalyse) : elle devient dès lors son semblable et son égale. Cependant la puissance créatrice ne tarde pas à se fausser chez l'homme, à se transformer en rivalité avec Dieu (adoration d'idoles fausses, sacrifices, prétention par la magie d'égaler Dieu... toute la panoplie du paganisme). C'est bien parce qu'un matriarcat s'installe, célébrant la Nature plutôt que le divin, ou le corps maternel plutôt que la parole paternelle, que la tentation - ourdie par le serpent-phallus (prétendant effacer la castration) - touche d'abord la femme, puis l'homme immédiatement, puisqu'il ne tarde pas à croquer à son tour dans la pomme (objet partiel du corps maternel). Même finitude donc, chez l'homme et la femme, qu'ils devront assumer (et non pas nier) dans le désir et la sexualité comme moyen de se tourner vers l'Autre, de le "connaître", et bien sûr moyen de procréer ...des semblables, d'autres créatures de Dieu.


"En fait, conformément à ce que dit le chapitre I de la Genèse  (« Mâle et femelle il les créa » – pour la reproduction, comme  les animaux), et de même si l’on suit les chapitres ii et iii,  l’homme et la femme sont rigoureusement égaux, dans leur finitude humaine. Car, si la femme est tentée la première, par le serpent qui incarne l’ordre matriarcal traditionnel, l’homme l’est aussitôt après, par la femme qui lui tend la pomme. Laquelle n’est autre que le corps maternel ou une partie de ce corps, l’objet pulsionnel (ou objet a de Lacan), avec quoi il va tenter  de combler son manque (celui qu’a provoqué l’extraction de la côte, ou encore la castration symbolique). Dès lors l’homme désirera pour autant qu’au lieu de tenter de le combler par la  pomme, il laissera se creuser ce manque et l’assumera en se rapportant à l’Autre; et la femme désirera pour autant que, sans manque apparent à l’origine, mais finie et ayant cédé à la tentation du serpent-phallus, l’ayant envié, elle assumera elle aussi son manque. Ce désir, en l’un et l’autre sexes, se forme à partir de la tentation par l’objet partiel (pomme ou serpent-phallus), est toujours d’abord, en cela, désir sexuel, voué, comme le voulait l’Autre divin, à la reproduction. Laquelle, pour les humains, devient procréation, production de semblables spirituels qui auront à être voulus et aimés comme Autres vrais."
JURANVILLE, 2024, PL

CREATION, Historicité, Autre, Existant

En tant que créateur, tout existant participe de l'historicité. Laquelle s'accomplit précisément dans la création, qui représente son objectivité absolue. L'historicité suppose donc, tout d'abord, la Création par l'Autre absolu (même si elle s'accomplit par la création humaine), parce qu'il faut bien que l'existant ait reçu de cet Autre toutes les conditions pour s'établir lui-même dans son autonomie et devenir créateur.


"L’historicité se donne au savoir comme création. Car l’histoire, toujours d’abord chassée de son immédiateté par l’existant, est acceptée par lui pour autant qu'il s'établit dans son autonomie (un mode de l'immédiateté) et qu'il veut la faire reconnaitre de tous. Autonomie et vérité, ce qui définit la création. L'existant, par son œuvre propre, participe au déploiement de l'histoire, puisque toute œuvre requiert un monde où elle puisse être reconnue de tous et invite chacun à entrer à son tour dans son œuvre d'individu. La création est l'objectivité absolue de l'historicité et ce dans quoi elle s'accomplit. Comme création par l'existant radicalement fini, elle suppose que celui-ci en ait reçu les conditions (grâce, élection, foi) de l'Autre absolu. Elle suppose donc la Création par l'Autre absolu, puisque ces conditions font de l'existant l'œuvre de cet Autre."
JURANVILLE, 2017, HUCM

CREATION, Existence, Autre, Essence

Si l'existence est absolument essentielle (conforme absolument à son essence), c'est parce qu'elle est essentiellement création. Elle est d'abord le fait de l'Autre divin qui, tourné vers son Autre, lui supposant l'existence, lui donne toutes les conditions pour exister vraiment, c'est-à-dire pour créer.


"Comme absolument essentielle (et donc absolument conforme à son essence), l'existence n'est pas celle de l'homme (radicalement fini), mais celle de Dieu. Elle se déploie comme création. L'existant primordial, Dieu, donne à son Autre qu'il suppose exister de quoi exister essentiellement lui aussi. Il le fait « à son image », c'est sa créature, qui peut donc exister essentiellement, mais d'une existence au mieux relativement essentielle."
JURANVILLE, UJC, 2021

CREATION, Mélancolie, Absolu, Autonomie, KIERKEGAARD

La création est l’acte par lequel l’être fini transforme sa finitude en autonomie et en vérité, recréant un absolu à partir de lui-même. Cette création est issue de la mélancolie, elle-même causée par le Bien. La mélancolie pousse l’être fini à désirer le savoir, à participer à l’Œuvre de la Création. Mais il existe deux formes de mélancolie : la vraie mélancolie, féconde, qui mène à la création et à un savoir absolu, et qui doit être supposée à tout créateur y compris au créateur suprême (car il attend que son oeuvre soit confirmée par sa créature) ; la mélancolie fausse, stérile, où le sujet se replie sur un faux absolu, une Chose close sur elle-même, refusant la relation et la finitude — ce que Kierkegaard appelle le "démoniaque". Kierkegaard reconnaît une mélancolie sublime, tournée vers une grande idée, mais refuse d’en faire la base d’un savoir absolu, craignant qu’on nie ainsi la finitude humaine. Or refuser d’objectiver la création et le savoir, c’est paradoxalement tomber dans la mélancolie fausse que Kierkegaard dénonce. Par ailleurs la création, troisième temps de l'analyse de la mélancolie, correspond à la troisième preuve de l'existence de Dieu chez Descartes, celle qui établit Dieu comme cause première absolue et l'être fini comme cause absolument libre, capable de devenir créateur.


"Reste que, si l’on n’affirme pas ainsi la création – ce que le sujet d’abord ne fait pas, ce que la pensée de l’existence ne fait pas non plus –, la mélancolie ne peut plus avoir la vérité que nous avons dite : susciter le désir du savoir et entraîner jusqu’à la constitution effective d’un « savoir absolu ». Et que proclamer le désir d’un tel savoir relève bien alors d’une mélancolie, mais de la mélancolie courante, fausse, celle que fait apparaître et dénonce Kierkegaard, chez Hegel, mais aussi au cœur de tout sujet existant. Pareille mélancolie résulte certes toujours de l’exigence venue de l’Autre absolu, du Bien, de s’affronter à la finitude. Elle est souffrance à la finitude. Mais souffrance qui tend à se fausser – au point, éventuellement, de ne plus se percevoir. Comment se fausse-t-elle ? En rejetant l’absolu vrai. Et en s’en fabriquant un faux, auquel le sujet s’identifie. Identification psychotique, mais selon une psychose pathologique. À la Chose, mais comme fausse, close sur soi, excluant toute finitude et toute relation. De cette Chose, le savoir anticipatif du monde commun, de même que ses prolongements métaphysique et empiriste, est alors la forme la plus décisive. C’est ce rejet, cette clôture sur soi, que Kierkegaard décrit sous le nom de démoniaque. « Le démoniaque, dit-il, est l’angoisse du Bien. »"
JURANVILLE, 2000, ALTERITE

CREATION, Consistance, Oeuvre, Histoire

La consistance est ce qui caractérise l'oeuvre, d'abord divine avec le sénaire primordial de la Création (double ternaire comprenant le divin et l'humain), puis humaine (avec le quaternaire) dans la mesure où l'homme doit reprendre à son compte cette création qu'il a lui-même faussée, en se posant lui-même comme quart-élément. La consistance du quinaire s'impose aussi du fait que l'oeuvre humaine n'est réalisable que dans l'Histoire, ouverte avec le sacrifice du Christ. Enfin le sénaire se répète avec la consistance du savoir sur lequel débouche l'oeuvre humaine.


"La consistance primordialement présente, pour l'existant, en l'Autre divin et déployée en double ternaire, en sénaire, dans l'œuvre de la Création doit se retrouver dans l'œuvre de l'homme qui a à confirmer l'œuvre de Dieu - « Dieu se reposa lorsque dans l'homme il eut déposé son pouvoir créateur », dit Benjamin. Consistance du Quatre (quaternaire) pour l'œuvre en général et pour l'existence de chacun parce que l'homme d'abord fausse radicalement le ternaire primordial de la Trinité divine et doit assumer cette falsification, en étant posé, et en se posant, comme quart terme. Consistance du Cinq (quinaire) pour l'œuvre collective qu'est l'histoire - il faut en effet fixer explicitement que l’homme ne peut par lui seul, par son œuvre propre seulement, s’arracher au paganisme et qu'il ne le peut que pour autant que l'Autre absolu est intervenu comme Christ dans l'histoire dejà commencée et interrompue. Consistance du Six (sénaire) pour l'oeuvre du savoir - où, dans la méthode, on doit et s'identifier à Dieu et reconnaître que cette identification est d'abord falsification (finitude radicale de l'homme) et qu'elle doit être répétée pour devenir vérification (assomption de cette finitude)."
JURANVILLE, 2021, UJC

CONTRAT, Autonomie, Contrat social, Finitude, ROUSSEAU, MARX

Pour le fini la société est d'abord une totalité close qui n'admet pas spontanément l'autonomie. C'est le contrat qui institue la société juste laissant une place à l'autonomie, car le contrat se définit comme écriture et position - or la position suppose l'autonomie, et l'écriture est ce qui garantit l'objectivité du contrat. Le contrat réduit ("contraction") l'essentiel à un trait, et comme limitation inévitable il se veut une épreuve assumée de la finitude, et même mieux, un engagement devant l'Autre et avec l'Autre à s'y confronter. C'est le sens profond du mot "souscription", gros d'un avenir collectif, d'une création certes d'abord individuelle mais de toute façon partagée. Notons que le seul engagement, le seul contrat susceptible de recueillir la reconnaissance universelle est l'oeuvre du savoir, en l'occurrence savoir juridique (soutenu et justifié par la philosophie). D'où l'exceptionnelle importance du "contrat social" théorisé par Rousseau ; contrat qui dépasse le cadre de telle ou telle communauté, puisqu'il en appelle explicitement à l'Autre absolu (pour Rousseau, la Volonté générale) ; contrat par lequel chacun accepte de renoncer à la jouissance immédiate qui était la sienne dans l'état de nature, et qui s'était faussée. Ce contrat social se distingue par sa radicalité du contrat politique de Locke (que reprend Hegel), lequel ne fait que justifier le droit de jouir des biens acquis dans l'état de nature. Marx a bien montré que ce contrat, simple "association dictée par la nécessité" selon lui, couvre en fait une situation de domination : c'est le cas avec le "contrat de travail" dont les termes sont viciés du point de vue du travailleur, puisqu'il y engage seul sa force vitale, ce qui revient à nier son autonomie réelle et à rompre la relation d'égalité. On en revient donc au contrat ordinaire, sacrificiel dans son principe (en l'occurrence sacrifiant la puissance créatrice du travailleur), érigeant un Autre faux en position de maître absolu (le Leviathan de Hobbes) ou même d'idole (l'argent, le Capital). Marx oublie néanmoins de préciser que l'existant, initialement, accepte ce contrat de son plein gré, par finitude radicale, reculant devant l'autonomie que lui octroie l'Autre absolu vrai ...dont il ne veut pas.


"La société est d’abord contrat. Car l’existant commence par s’arrêter à une totalité – c’est ce qu’on appelle communément la « société », le « monde social » – qui rejette l’autonomie vraie, avec la finitude radicale, et n’en accepte qu’une fausse, hors une telle finitude, autonomie fausse qui est alors le principe de l’objectivité (savoir) caractérisant cette totalité. Laisser venir l’autonomie vraie, c’est laisser venir ce qui sera le principe de l’objectivité elle-même vraie, et ordonnera une totalité nouvelle. Or l’objectivité est, avec l’existence, langage ; en tant que reconnue, elle est parole ; et, comme objectivité vraie contre la fausse, elle est vérité donnée à la parole, écriture. Mais l’autonomie en tant que principe de l’objectivité est ce qui la pose. Et écriture et en même temps position définissent, selon nous, le contrat. C’est donc par le contrat que se donne la société, la société en soi, la société juste. Contrat qui est cette société dans l’acte qui l’institue...
Ce contrat est suprêmement, pour l’homme, celui du savoir, seule œuvre à pouvoir s’assurer de sa reconnaissance, à pouvoir s’affirmer contrat bilatéral, et même universel. Et il est alors ce qu’on a appelé contrat social. Contrat social que veut et sur quoi débouche la philosophie, et qui institue la société politique ou société par excellence (au-delà des sociétés particulières qu’on peut former, toujours certes par contrat). Contrat social par quoi s’établit le droit qui ordonne cette société – et ce qu’on dénomme ordinairement, dans le cadre du droit, contrat, suppose ce contrat fondamental."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

CONTRADICTION, Parole, Autre, Inconscient

Le premier stade du paradoxe est la contradiction, puisqu'il s'agit de s'opposer à une soi-disant vérité, niant la finitude radicale, pour en proposer une autre qui, justement ne soit pas purement formelle ou convenue, mais existentielle : il s'agit d'un acte authentique, toujours d'abord refusé. Pour cette raison la source de la contradiction essentielle ne saurait être que l'Autre, l'Autre absolu, et puisqu'elle survient comme parole, parole pure (ou pure signifiance), elle ne saurait être que celle du Fils engendré. Ajoutons qu'il faut la grâce de cet Autre pour que la contradiction soit, non seulement formulée, mais solutionnée ; il faut que l'Autre absolu se retire d'une certaine façon, afin de laisser l'existant accueillir la contradiction, et réaliser son oeuvre, métaphorique, de substitution. Encore faut-il que la vérité nouvelle puisse se déployer jusqu'à l'objectivité, ce qui représente le but de la conscience, mais seulement lorsque l'inconscient, comme parole Autre et contradiction pure au niveau du sujet, a été entendu et analysé (ce qui ne serait pas possible si l'Autre inconscient ne dispensait pas sa grâce, en se faisant lui-même non-sens et non pensée, en se faisant objet).


"L’existant cependant refuse d’abord une telle contradiction essentielle qui, venant de l’Autre, et même, au fond, de l’Autre absolu, et étant la parole même, lui ferait dégager, comme nous venons de l’évoquer, toute l’objectivité vraie et existante. Face à quoi pareille contradiction ne peut revenir– et certes elle revient– que par l’Autre absolu comme Fils incarné dans le Christ. Incarnation absolument décisive pour l’histoire. Et l’Autre absolu surgissant comme contradiction essentielle de l’Homme-Dieu donne à l’existant toutes les conditions pour accueillir cette contradiction. Ce que celui-ci fait et a à faire en tant que conscience, puisque devant la contradiction il est et doit devenir toujours plus conscience, comme on l’a vu. Mais ce qu’il ne peut faire qu’en reconnaissant la conscience fausse qui était et demeure toujours d’abord la sienne. Et en accueillant, comme conscience devenue vraie, la contradiction pure qu’est alors l’inconscient même – lequel est, en soi, parole et, en fait, l’Homme-Dieu."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT

CONTRADICTION, Identité, Essence, Objectivité, HEGEL

La contradiction se présente comme la négation d'une identité, et plus profondément d'une essence reconnue comme fausse au coeur de cette identité. Grâce à la contradiction, la véritable essence peut être posée dans le concept ; mais cette essence sera nécessairement faussée, par finitude, et donc à son tour contredite. D'une façon générale, la contradiction fait s'effondrer, chez le sujet ou en dehors de lui, toute identité supposée déjà là et donc anticipative ; corollairement elle fait découvrir l'Autre comme le lieu premier de la vérité. La contradiction principale, bien décrite par Hegel, est celle du sujet et de l'objet, puisque le premier n'a de cesse, sur le chemin de la reconnaissance, de chercher à s'objectiver ; ce faisant il commence par poser l'identité déjà-là de l'objet, depuis sa propre identité subjective supposée, ce qui n'aboutit qu'à une détermination subjective de l'objet ; il ne lui reste plus qu'à remette également en question sa propre identité subjective. Etc.


"La contradiction devient réelle et vraie, quand l’identité immédiate, même sous sa forme la plus pure, comme anticipative, et aussi l’essence telle qu’elle est d’abord déterminée, sont reconnues comme fausses et comme devant être mises en question. Et donc quand on affirme l’existence. La vraie contradiction, d’une part, fait s’effondrer l’identité que se supposait toujours déjà le sujet ; d’autre part, elle fait découvrir l’Autre comme lieu premier de l’identité vraie par laquelle elle se résoudra ; et enfin, elle conduit, grâce à ce qui vient de cet Autre, à la position effective, par le sujet, et pour autant qu’il a traversé toute la finitude, de l’identité nouvelle. Elle est en elle- même, parce qu’au fond de l’identité c’est de l’essence qu’il s’agit, négation de l’essence, négation de l’essence fausse, pour accéder à la vraie. Elle prépare au concept, comme position de l’essence, et y appelle. Dans le travail ici présenté, à tous les niveaux de l’analyse, joue une telle contradiction vraie et existante. L’essence est posée, sous tel ou tel mode, dans un concept ; mais le fini fausse cette essence ; d’où la contradiction ; et sa résolution dans un nouveau concept, que devra créer ou recréer le fini. La contradiction est ainsi, à tous les niveaux de l’analyse, et dans le cadre, à chaque fois, de la forme métaphorique, le mode général de la progression du savoir."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONTRADICTION, Identité, Autre, Existence, KIERKEGAARD

La pensée de l’existence oppose à la conception hégélienne une contradiction radicale, rencontrée par le sujet dans son mouvement vers l’objet, qui détruit l’espace du savoir et toute identité anticipative. Car il s'agit d'une contradiction inhérente à l'existence même. Le sujet fini ne peut résoudre cette contradiction seul et doit se tourner vers l’Autre, lieu de l’identité vraie. Avec les conditions données par l’Autre, le sujet peut ensuite la résoudre, car l’Autre veut la contradiction pour sa relation au fini et son mouvement créatif. Selon Kierkegaard, l'affirmation d'une contradiction radicale (qu'il nomme "paradoxe") caractérise la sphère religieuse - pas de contradiction dans la sphère esthétique, seulement une contradiction interne au sujet dans l'éthique. Cependant, la pensée de l’existence exclut que cette contradiction et l’identité vraie puissent être posées dans un savoir. A partir de là on ne voit pas comment la contradiction, pour le sujet social, pourrait cesser d'être perçue seulement comme terreur et sacrifice.


"En refusant qu’à partir de la contradiction éprouvée par le fini, et grâce à l’Autre qui s’y manifeste, un savoir nouveau puisse advenir, la pensée de l’existence ne rejoint-elle pas ce qui fait le fond de la conception commune ou métaphysique ? Ne rejoint-elle pas l’image d’un Autre absolu tout-puissant qui ne voudrait pas pour lui, comme Autre vrai, la contradiction dans sa relation au fini comme son Autre, mais qui, lui-même hors contradiction, vouerait, comme Autre faux, le fini à une contradiction sans vérité, destructrice de toute identité, et de tout être, à la contradiction devenue terreur sacrificielle ? Nous verrons plus loin que la terreur est elle-même, face à la contradiction comme négation de l’essence, négation de l’être."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Sens, Savoir, Autre, HEGEL, HUSSERL

La conscience n'est pas seulement liberté, mais sens. Or le sens est donné par l'Autre, il s'agit donc que le sujet parvienne au même savoir qu'il suppose en l'Autre ; c'est alors qu'il se fait con-scius, complice ou confident de l'Autre. Hegel se contente de distinguer la conscience d'objet et la conscience de soi, chacune représentant l'Autre par la seconde. Mais cette identification des consciences reste interne au sujet : nul Autre vrai ici pour lui faire éprouver la finitude radicale. Comme si la vérification du savoir, la vraie connaissance, pouvait se réaliser sans l'Autre ! Un début de solution pointe chez Husserl, avec la conscience constituante, déjà ex-sistante - mais il ne précise pas comment cette conscience, d'abord psychologique, devient phénoménologique en s'identifiant à l'Autre pour reconstruire le savoir. Et pour cause : depuis Freud, cet Autre porte le nom d'Inconscient.


"Le sujet comme conscience veut s’être réellement mis du point de vue de l’Autre ; et il ne l’aura fait que s’il lui offre le sens objectif qui lui conviendra, et s’il atteint au même savoir qu’il suppose en cet Autre ; il sera alors con-scius, complice (ou confident) dans le même savoir. Un tel sens, qui est propre, avant tout, à la conscience psychologique (et phénoménologique), est capital aussi, bien sûr, pour la conscience morale, si elle ne veut pas se perdre dans le subjectivisme. La conscience comme liberté et sens est ainsi ce qui, dans le sujet, l’appelle à reconstituer, à « vérifier » ou, mieux, à recréer imprévisiblement, un savoir supposé en l’Autre. Elle est ce qui ouvre au travail de la pensée, et ce qui devient le lieu de ce travail, où peu à peu s’accomplit le savoir. Elle implique une bonne névrose, et la montre permettant tout le déploiement de la sublimation."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Raison, Totalité, Entendement, HEGEL

Comment le sujet fini, qui vise un jugement vrai en tenant compte de celui de l’Autre sur lui, peut-il éviter de confirmer le jugement d’objectivation condamnante ? Comment aller jusqu’au bout de ce jugement vrai et donner toute sa vérité à la conscience ? Par la raison. Car l’Autre absolu doit être reconnu comme source première du jugement vrai, et le sujet fini, en intégrant ce jugement, doit permettre à tout autre sujet d’y accéder également. C’est ce que permet la raison : vérité de la totalité que chacun peut reconstruire à partir de soi. De même que la création veut l’inconscient, la raison veut la conscience, et dans un monde juste, elle reconnaît en chacun sa puissance créatrice et rationnelle. Hegel a bien pensé la raison comme vérité de la totalité, mais seulement comme un processus naturel ne mobilisant qu'une contradiction apparente. Or le refus de la totalité vraie, par le fini, impose le recours au jugement de l'Autre absolu qui non seulement s'impose comme absolument vrai mais peut être reconstituer par chacun, dans sa solitude et son autonomie d'individu. C'est ici que le jugement vrai, avant de se réaliser dans la raison et dans l'histoire, se forme premièrement dans l'entendement pur individuel - tant critiqué par Hegel. En refusant le jeu essentiel de l'existence, qu'il reconnait pourtant, en ignorant l'oubli inévitable et a fortiori l'oubli essentiel impliqué par cette existence, Hegel ne fait que projeter dans la conscience absolue finale une vérité présente au départ - simple état de fait social - allant progressivement vers sa supposée confirmation.


"Certes Hegel a bien vu que la raison est vérité de la totalité – d’où sa critique, à la fois, contre l’entendement kantien, et contre la raison kantienne. Mais ce qu’il n’a pas vu, et pas pu voir, c’est que la raison ne se réalise pas par un mouvement naturel, qu’elle ne va pas ainsi vers la reconnaissance universelle, et que, dans le mouvement non naturel de sa réalisation, l’entendement pur a une place décisive. Car le fini refuse toujours d’abord la totalité vraie, et s’arrête toujours d’abord à une totalité fausse, sacrificielle. Seul dès lors l’Autre absolu, l’Autre divin, raison universelle, nécessité primordiale, loi, mais loi qui s’efface pour laisser les hommes la recréer librement, peut faire que finalement tous les hommes acceptent la raison. Ce qu’il fait par la révélation. Et le fini qui s’est engagé, porté par la foi, dans la raison, dans la totalité vraie de la raison vraie, doit de son côté, avant de pouvoir faire reconnaître cette totalité et cette raison, parvenir seul à l’entendement pur, dans son autonomie d’individu, dans sa solitude qui est celle aussi, autrement, de l’entendement divin."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Jugement, Inconscient, Travail

Le jugement est ce par quoi s’accomplit la conscience, là où l’entendement est l’acte de la conscience. De même que le concept a en propre la position de l'essence, le jugement a en propre la position de l'être, soit la venue de l'essence dans l’immédiateté du fini. Le jugement est ce qu’on vise dans la conscience, de même que le travail est ce dont on est inconscient. Et cependant la conscience a besoin de l'inconscient pour s'accomplir, de son mouvement et de son travail, lequel implique la confrontation avec le jugement de l'Autre puisque bien sûr le premier jugement, porté depuis le monde ordinaire, est toujours un jugement faux. Accepter le jugement de l'Autre revient ainsi à accepter l'inconscient puisque celui-ci n'est rien d'autre, sous cet angle, qu'un travail produisant le savoir sur lequel s'appuie la conscience pour émettre un jugement, et ultimement, poser la consistance de la chose jugée. Consistance qui est aussi celle de l'oeuvre produite, qui juge, et qui s'offre elle-même au jugement. Notons que la pensée de l'existence s'arrête à une conception répressive et objectivante du jugement, le réduisant à une condamnation. Elle accepte le jugement de l’Autre, comme conscience et voix de la conscience, qui lui fait toucher sa finitude radicale, elle admet l'objectivité de son propre jugement (sinon juger n'aurait aucun sens), mais ne conçoit pas qu'il puisse être reconnu comme tel ; dans le meilleur des cas, dans la psychanalyse, elle reconnait l'inconscient mais n'assume pas en retour le passage à la conscience.


"C’est précisément avec le jugement qu’on voit en quoi la conscience s’accomplit par l’inconscient. Le jugement, en effet, implique un mouvement... Mouvement d’écriture qui fait du jugement ce par quoi s’accomplit la conscience – tandis que l’entendement est l’acte de la conscience, la lettre qui résulte de ce mouvement. Mouvement d’écriture qui suppose et dispense l’élection, de celui qui juge et de celui qui est jugé – tandis que la lettre suppose et dispense la grâce, de celui qui entend et de celui qu’il entend. Un tel mouvement d’écriture est celui de toute œuvre, laquelle juge et s’offre au jugement. Car il faut pas se méprendre sur la formule de l’Évangile : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés. » Elle ne vise qu’à mettre en garde contre un jugement qui condamne. Elle met celui qui juge en face de sa responsabilité. Le verset suivant précise : « Car c’est avec le jugement dont vous jugez que vous serez jugés, et c’est avec la mesure dont vous mesurez qu’il vous sera mesuré. »"
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Intersubjectivité, Finitude, Autre, HUSSERL

Husserl attribue - légitimement -  au sujet une "conscience constituante" créatrice de sens et capable de reconstruire le savoir, à condition de dépasser l'attitude naturelle par la réduction phénoménologique. Or cette capacité suppose a minima une foi en la raison, héritée de la philosophie grecque. Mais il est illusoire, pour la conscience, de prétendre dépasser la finitude radicale sur la foi de l'intersubjectivité raisonnable - altérité fausse. S'impose, au coeur même de la conscience, la présence d'un Autre absolu capable d'instiller une "conscience de la rupture de la conscience" (Levinas), ce qui ouvre alors la voie vers l'inconscient - altérité vraie.


"Et cependant Husserl se leurre quant à la possibilité pour la conscience, à partir de cette foi, d'échapper à la finitude radicale. Plus généralement il se leurre quant à la science phénoménologique que pourrait constituer cette conscience en se faisant confirmer par l'intersubjectivité. Comme si l'intersubjectivité, le rapport à l'autre homme comme alter ego, n'était pas une altérité fausse. Il se leurre avec son idée d'une surconscience sans inconscient, puisque l'Autre vrai alors manqué par la conscience est l'inconscient même, et puisque l'inconscient est ce que la philosophie, comme, selon Lévinas, "conscience de la rupture de la conscience", eût dû proclamer."
JURANVILLE, 2015, LCEDH

CONSCIENCE, Entendement, Subjectivité, Sens

Pour le sujet fini, la conscience se manifeste initialement par la reconnaissance de ce qui est objectivement partagé dans son monde. Cependant, la vraie conscience définie comme sens et subjectivité, émerge lorsque le sujet reconstitue un sens objectif à partir de sa propre liberté. C'est la condition pour que lui-même, mais aussi tout autre, puisse "entende" (et comprendre) le sens de ce qui est dit. Ce sens concerne l’existence humaine, dans sa finitude et son autonomie, lorsqu'interviennent les concepts philosophiques : correctement définis et articulés, ils deviennent des règles pour la pensée, à réinstituer à chaque fois par chaque sujet.


"Sens et subjectivité définissent l’entendement : quand il produit le sens à partir de soi, le sujet « entend », « comprend », ce qu’il dit et ce qui est. C’est donc par l’entendement que se donne la conscience. Entendement qui en est l’acte, comme la jouissance, sens et temporalité, est l’acte de verra, de l’inconscient. Le sens que produit un tel entendement est celui, suprêmement, de l’existence, dans sa finitude et son autonomie... Par l’entendement le fini devient ainsi parfaitement l’Autre (dans sa puissance créatrice). La conscience constituante de Husserl, laquelle, à partir du noème, et donc, à la fois, de l’idée du sens et de la réalité du non-sens, crée ou plutôt recrée l’objet."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Entendement, Autre, Subjectivité

La conscience, devenue psychologique ou phénoménologique, s'accomplit dans l'entendement qui est subjectivité et sens (l'on se fait sujet de l'Autre, dont la parole a été, littéralement, "entendue"). C'est le moment de l'objectivité absolue de la conscience, cette conscience que Husserl nomme "constituante", quand le travail des concepts, notamment dans la philosophie, devient effectif et ce jusqu'au savoir.


"La conscience se donne au savoir comme entendement... On a ouï (ouïr, d'audire) l'appel de l'Autre, on y a obéi (obéir, d'oboedire, ob-audire), on l'a entendu (au sens de l'entendement — entendre a pris en français le sens d'ouïr, mais en gardant celui de comprendre). C'est la « vocation » en tant qu'elle mène jusqu'au bout de l'œuvre. Et c'est, pour l'œuvre qu'est la philosophie, la formation et l'usage des concepts spéculatifs où la conscience philosophique répond à la parole (appel) de l'Autre en supposant dans ses objets (et en elle-même) la même parole."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CONSCIENCE, Autre, Liberté, Sujet, HEIDEGGER

Si la conscience est bien liberté et sens, elle ne se limite pas, comme le voudrait Heidegger, à cette injonction purement morale de reconnaître l'oubli constitutif de l'être. L'Autre, par la voix de la conscience, appelle le sujet à s'identifier positivement à lui, à devenir sujet autonome, ce qui va jusqu'au savoir rationnel constitué objectivement. Autrement dit si la conscience est amenée à accueillir la loi de l'Autre, c'est en tant que conscience psychologique et phénoménologique aussi bien que morale. La distance, qui la caractérise comme liberté, comme elle caractérise l'Autre absolu, la conduit à s'identifier à cet Autre.


"La conscience est toujours d’abord ce qui vient de l’Autre, l’Autre dans le sujet. Elle est toujours d’abord conscience morale. Et cependant elle est toujours aussi, finalement, le sujet lui-même en tant qu’il s’identifie pleinement à cet Autre, et qu’il va jusqu’au savoir rationnel. Elle est toujours conscience psychologique et phénoménologique."
JURANVILLE, 2000, JEU

CONSCIENCE, Autre, Inconscient, Mémoire

La conscience (liberté avec sens) est l'altérité absolue de la mémoire et son essence, ce qui garde en mémoire l'essentiel dans la réalisation de l'œuvre. Ainsi peut être résolue la contradiction subjective de la mémoire. Rappelons que le mémorable est toujours cet évènement primordial que représente l'intervention de l'Autre, ultimement le sacrifice du Christ. Non seulement la conscience se présente comme cet appel (de l'Autre) à la responsabilité du souvenir, mais elle existe comme telle en tant que "prise de conscience" (...des illusions passées) et donc, en un sens, comme évènement elle-même. En tant qu'appel à devenir individu, en traversant sa passion propre, et en tant qu'appel à faire oeuvre, la conscience s'accomplit aujourd'hui exemplairement dans la relation psychanalytique, grâce à l'affirmation de l'inconscient, lequel donne enfin un contenu à la finitude que les pensées de l'existence n'avaient jamais précisé.


"Or cette conscience, qui est en chacun appel de l'Autre à devenir individu et, traversant, à l'imitation du Christ, sa passion propre, à faire oeuvre, s'accomplit suprêmement dans ce qui est apparu de nos jours sous le nom de relation psychanalytique, de psychanalyse. Là où elle comprend existentiellement la conscience, la pensée contemporaine ne peut lui donner tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps l'inconscient — c'est le cas de Heidegger. Et, là où elle en vient à affirmer l'inconscient (et ouvre par là même l'espace de la relation psychanalytique), la pensée contemporaine ne peut donner à celui-ci tout son accomplissement, parce qu'elle ne pose pas en même temps la conscience — c'est le cas de Lacan."
JURANVILLE, HUCM, 2017

CONSCIENCE, Autre, Appel, Oubli, HEIDEGGER

La conscience existante est l'Autre dans le sujet, conscience qui l’appelle à ne pas oublier ...l'inévitable oubli de l'existence. Elle est l'étranger en moi, cette "étrangeté qui traque le Dasein et menace sa perte oublieuse de soi." écrit Heidegger. Le sujet qui entend l'appel de cette conscience, d'abord morale, éprouve sa culpabilité constitutive qu'il assume en "voulant-avoir-conscience", dans la résolution du "se projeter silencieux et prêt à l’angoisse vers la culpabilité la plus propre" écrit-il toujours. Une résolution qui, "s’appropriant authentiquement la non-vérité", débouche sur l’œuvre. Juranville, comme toujours, souligne les limites de cette analyse heideggérienne qui, au nom de la conscience existante, dénie à celle-ci le pouvoir de poser socialement son autonomie en travaillant, justement, à faire reconnaître l'objectivité de l'oeuvre. Ce qui revient, comme toujours, à laisser libre court à la conscience ordinaire et inauthentique, à la valider passivement.


"Mais jamais cette appropriation ne deviendra explicitement objective. Jamais l’identification à l’Autre qui l’a jeté dans le Da, qui l’a jeté comme Dasein, ne pourra, pour le sujet, s’accomplir dans une objectivité reconnue comme telle. Or une telle conscience existante n’est-elle pas  existentiellement, pour le fini auquel elle ne permet pas de poser socialement son autonomie, la même conscience absolue fausse, le même Autre tout-puissant et tyrannique, le même Surmoi, qui règne derrière, dans et sur la conscience commune (ou métaphysique) ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

CONNAISSANCE, Oeuvre, Occasion, Objectivité

Celui qui affirme l'existence suppose certes une oeuvre primordialement vraie, celle de l'Autre absolu, mais il exclut d'abord de poser son oeuvre propre en toute objectivité. Or il n'y a pas d'autre moyen de poser et de confirmer l'oeuvre primordiale que d'y répondre (et d'en répondre) par son oeuvre propre - laquelle recrée de quelque manière la consistance de l'oeuvre antérieure. C'est ainsi seulement que l'oeuvre devient connaissance. Et c'est ainsi que s'accomplit l'occasion, seulement quand l'oeuvre est posé dans son objectivité.


"L’occasion, même si elle est, comme nous l’avons dit, occasion par l’œuvre, est bien, comme on le pense plus communément, occasion pour l’œuvre – mais pour une œuvre qui, se rapportant à une autre œuvre déjà là, est alors connaissance."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT 

CONNAISSANCE, Métaphysique, Sujet, Existence

En matière de connaissance, la métaphysique évite la question de la finitude radicale, ainsi que la relation à l'Autre comme tel. A l'époque antique, en plaçant la vérité dans l'objet à connaître, indépendamment des limitations du sujet ; à l'époque moderne, en situant au contraire la vérité dans le sujet, à partir de quoi seulement l'objet peut être connu. Avec cette conséquence que la connaissance métaphysique s'accomplit sous la forme d'une auto-objectivation du sujet tendant à faire disparaître l'extériorité de l'objet... et donc, avec ce dernier, le principe même de toute connaissance objective au profit du seul savoir (intérieur). Il est facile de voir qu'une telle connaissance métaphysique, avec son sujet tout puissant, réalise un fantasme sexuel, pervers qui plus est, où l'objet est censé venir combler tout manque dans l'Autre. Inversement, c'est contre toute forme de connaissance absolue et vraie que se dresse la pensée de l'existence, au nom du choix existentiel (« Choisis-toi toi-même » énonce Kierkegaard) et de la confrontation avec la finitude, primant sur toute démarche de connaissance (y compris le « Connais-toi toi-même » de Socrate). Lacan en particulier, remet radicalement en question les préjugés liés au statut épistémique de l'objet aussi bien que celui du sujet, les ordonnant plutôt, du point de vue de la psychanalyse, à la cause de désir. Toutefois la question des conséquences sociales et politiques d'une telle position reste entière et non résolue.


"La pensée de l’existence récuse toute idée de connaissance absolue. Pour elle, la connaissance, comme détermination effective de l’objet dans son unité par le sujet dans son unité, est une illusion. Illusion caractéristique aussi bien de la conception traditionnelle que de la métaphysique. Illusion par quoi l’existant se dissimule son existence... Ils maintiennent le refus, propre à toute la pensée de l’existence, de toute connaissance vraie qui pourrait se poser comme raison pure, et donc ordonner un monde social nouveau. Et alors on peut douter qu’il y ait eu véritable rupture avec l’ordre traditionnel et avec la connaissance comme « fantasme de l’inscription du lien sexuel ». Que la mystique glorifiée par Lacan se distingue réellement de la mystique érotique traditionnelle qu’il a si constamment dénoncée."
JURANVILLE, ALTER, 2000

CONNAISSANCE, Individu, Autre, Messie

L'individu est le principe subjectif de toute connaissance vraie. Car se vouloir individu, c'est affirmer son identité dans son unicité, et donc en faisant l'épreuve de la finitude, s'arracher aux lois ordinaires de ce monde. L’identité est l’acte de la connaissance, tandis que la chose est ce qui est à connaître, à travers l'oeuvre, et ce dans quoi s’accomplit la connaissance. L'oeuvre est connaissance dès lors qu'elle s'ouvre aux autres oeuvres, qui la précèdent, d'abord celle de l'Autre absolu, la création, ensuite toutes celles, humaines, avec lesquelles elle accepte d'entrer en dialogue. La reconnaissance pour son oeuvre, l'individu ne l'obtient pas immédiatement, c'est pourquoi dans ce chemin vers l'autonomie il est porté par la grâce qui lui permet d'anticiper cette reconnaissance - pour peu, une nouvelle fois, qu'il s'ouvre aux autres, qu'il accepte la grâce qu'ils peuvent lui communiquer. Mais l'existant préfère s'attacher, tout d'abord, à des formes de connaissance moins exigeantes. Il peut notamment choisir la connaissance empirique (scientifique et positive) en s'identifiant au sujet transcendantal en vigueur, avec ses maîtres et ses modèles socialement établis, dans le but de "produire" (non de créer) et surtout de "capitaliser" des connaissances utiles. Cette connaissance exclut toute relation à l'Autre comme tel, toute épreuve de la finitude radicale, et ne permet pas de créer l'oeuvre-chose dans son unité ; le travail de l'individu est toujours sacrifié à des fins collectives, monnayables, capitalisables. A contraire s'il accepte l'existence, et avec elle le principe d'une connaissance vraie, absolue, le sujet doit d'abord supposer cette connaissance à l'Autre absolu, et que cet Autre donne toutes les conditions à tout Autre pour y accéder à son tour. Mais, à cause de la finitude, il faut supposer également l'intervention en personne de cet Autre, par la médiation de son Fils incarné (c'est toujours d'un fils dont est attendue l'accès à la connaissance et au-delà la rédemption, ce fils initialement rejeté du microcosme sexuel parental - la fameuse "scène primitive") ; c'est pourquoi le Fils de l'Homme ne saurait être, d'abord et en même temps, que le Fils de Dieu. La connaissance vraie revêt donc, inévitablement, une portée messianique, puisqu'elle doit préparer, par l'instauration d'un monde juste, le retour du Messie.


"La connaissance est enfin, dans son principe subjectif, individu. Car l’existant peut bien en venir à affirmer ou à supposer une chose vraie et existante comme ce qui est à connaître, et cela en l’Autre absolu et en tout existant, une chose qui assumerait la finitude radicale, et une chose qu’il devrait devenir lui-même en tant que connaissant. Mais il se laisse d’abord prendre, c’est ce qu’on vient de voir, par le monde ordinaire et son fond sacrificiel. Ce qu’il lui faut, pour poser objectivement cette chose et, par là, donner toute sa vérité à la connaissance, c’est s’arracher à ce monde, c’est-à-dire s’arracher aux maîtres et modèles qu’il y trouve, auxquels il veut s’identifier, et qui le détournent de l’épreuve pure de la finitude. Ce qu’il lui faut, c’est ne vouloir d’identité que dans son unicité, et à partir de l’épreuve qui y est faite de cette finitude. C’est donc se vouloir individu. Individu qui est celui qui veut connaître et qui connaît, quand l’identité est l’acte et le fait de la connaissance, et que la chose est, elle, ce qui est à connaître, et ce dans quoi s’accomplit la connaissance."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT 

CONNAISSANCE, Existence, Sens, Inconscient

La connaissance porte sur le particulier externe, même si elle en tire de l'universel, et elle est toujours oeuvre particulière, certes tournée vers l'universel. Affirmer l'existence, c'est donc toujours viser une connaissance particulière, mais aussi essentielle. En effet en posant l'extériorité de l'Autre absolu, aussi bien que son identité, l'existant suppose sa propre extériorité séparée et la possibilité de l'exposer dans son oeuvre propre, ayant alors valeur de connaissance. Mais la pensée de l'existence juge d'abord inconciliables l'existence, vécue authentiquement, et l'extériorité objective de la connaissance, sans se rendre compte que l'existence soi-disant authentique n'est alors que le reflet idéaliste et donc la continuation complaisante du monde social, avec son faux savoir écrasant. C'est en affirmant l'inconscient, en plus de l'existence, que l'on peut éviter le piège de l'idéalisme et parvenir à une connaissance objective. Seule la science de l'inconscient laisse place au non-sens constitutif de l'existence, et lui donne un sens finalement à la (dé)mesure du sens que l'Autre absolu a donné à son Oeuvre. A la condition de s'identifier, dans son oeuvre, à cet Autre absolu, l'oeuvre peut délivrer un sens qui soit connaissance essentielle et universelle.


"Connaître est certes répéter en soi ce qu’il en est de ce qui est à connaître, mais de telle sorte qu’on ne le ramène pas à soi, et que bien plutôt on le recrée en le laissant à toute son extériorité. Le décisif dans la connaissance est le particulier, à partir duquel l’universel doit réadvenir imprévisiblement. C’est ce que note Adorno : « La connaissance vise le particulier, non l’universel. » D’où ceci que ce qu’on connaît est toujours l’unique. Unicité d’une part de celui ou de ce qui est à connaître, et qui est toujours à connaître comme œuvre, et d’autre part de celui qui connaît, et qui connaît toujours en faisant œuvre à son tour, trait par trait.
En quoi affirmer l’existence, est-ce supposer une connaissance essentielle ? Affirmer l’existence, c’est supposer d’abord l’extériorité de l’Autre absolu qui, surgissant en dehors de l’existant, lui fait éprouver sa finitude radicale. Mais c’est supposer ensuite l’extériorité de l’existant qui reçoit de cet Autre toutes les conditions pour accéder, à partir de la finitude, à son identité vraie de séparé– jusqu’à poser comme telle cette identité dans son œuvre, comme l’Autre absolu le fait toujours d’abord. C’est supposer donc l’extériorité et qu’elle soit reconstituée par l’existant, supposer l’extériorité et en même temps la vérité de cette extériorité, supposer la connaissance. La même connaissance, de l’œuvre par l’œuvre, pouvant, pour l’existant, advenir dans la relation, non seulement à l’Autre absolu, mais à l’autre existant qui, lui aussi, a reçu, comme tout existant, les mêmes conditions pour aller jusqu’à l’œuvre."
JURANVILLE, 2007, EVENEMENT 

CONCEPT, Essence, Etre, Métaphore

La position de l'essence est le concept, en tant qu'énonciation et acte de la pensée (non comme simple signifié, comme le veut Hegel), là ou l'être n'était que la substance de la pensée. Le concept est l'essence vraie et existante recevant effectivement sa vérité. Cet acte positionnel consiste en une métaphore, qui est le principe en acte de toute objectivité. Juranville dit quelle est "la chose originelle se posant elle-même comme Autre, créant son Autre", c'est-à-dire qu'elle pose l'essence et, avec celle-ci, maintient ouvert le champ de l'objectivité. Notons que la toute première métaphore reste la métaphore de l'être, où celui-ci se substitue à l'étant et reçoit par-là même une signification nouvelle, essentielle, celle de substance pour la pensée comme on l'a dit (en ce sens il n'est pas un concept comme les autres, il est le concept d'avant toute différenciation et toute conceptualisation). Les concepts se forment successivement dès qu'il s'agit de poser chacune des essences, chacun des modes particuliers de l'être. Les concepts surgissent donc, certes imprévisiblement, mais pour s'ordonner immanquablement en système, ne serait-ce qu'en raison de la structure propre de toute création métaphorique : en effet l'essence n'est posée dans un ternaire que pour être d'abord refusée, recréée dans un quaternaire (où le sujet se pose comme quart-élément), puis reposée dans un nouveau ternaire. Enfin la dynamique de la création des concepts relève de l'élection (de même que l'ouverture de l'être relevait de la grâce) ; élection qui "suppose l’assomption, par le sujet, de l’appel de l’Autre comme appel à l’œuvre et au savoir" dit Juranville, cet appel donc à poser les essences, à créer les concepts. Cela ne veut pas dire que l'existant reçoive et assume l'élection, le concept est donc toujours d'abord partiellement faux : ordinaire et convenu, empirique ou "scientifique", voire absolu ou métaphysique. Ou bien alors le concept est assumé comme création vraie et existante, mais dénié comme débouchant sur un savoir transmissible et systématique (c'est la position des pensées de l'existence, voire des pensées contemporaines de la "différence").


"De même que l’être ne peut être reconnu comme ouvrant à tout un développement objectif jusqu’au savoir, que par la grâce, de même le concept ne peut être reconnu comme constituant effectivement ce savoir, que par l’élection. Élection qui, certes, est liée très étroitement à la grâce. Élection cependant qui, à la différence de la grâce, suppose l’assomption, par le sujet, de l’appel de l’Autre comme appel à l’œuvre et au savoir. C’est par elle, communiquée comme la grâce, qu’on accède, dans la pensée, au concept qui pose l’essence. Essence qui est, pour tout existant, son autonomie réelle, sa puissance créatrice, son pouvoir, et même son devoir, de faire œuvre. Le fini toutefois refuse d’abord de poser ainsi l’élection. Et le concept ne peut donc plus, comme nous le voulions, déterminer effectivement le savoir vrai, vers quoi va la pensée. Dès lors, là aussi, comme pour l’être, deux possibilités. Ou bien – première possibilité – on affirme un concept qui exprimerait le savoir ; mais ce concept alors est faux. Tel est le concept vague du savoir ordinaire. Mais aussi celui de la science, qu’il soit pur ou empirique, et celui de la métaphysique. Ou bien – deuxième possibilité – on affirme un concept vrai, comme acte d’existence ; mais ce concept ne permet aucun savoir. Tel est le concept vers quoi conduit la pensée de l’existence. Or refuser ainsi tout savoir systématique où s’articuleraient des concepts vrais, n’est-ce pas laisser intouché le savoir déjà là, toujours supposé total ? N’est-ce pas renoncer à la pointe, sociale, de son autonomie d’existant ?"
JURANVILLE, 2000, JEU

COMPLOTISME, Soupçon, Totalitarisme, Liberté de la presse, NIETZSCHE

Nietzsche a bien diagnostiqué la maladive proximité entre le ressentiment et le soupçon, la souffrance et la culpabilisation de l'autre - il aurait pu ajouter entre la veulerie du troupeau et le complotisme. C'est toujours le même rejet de l'individualité créatrice, même lorsqu'elle se voue au bien commun ou au progrès de la justice. Le poison du soupçon n'est pas seulement dangereux par son mode de propagation, la rumeur, mais surtout parce que la rumeur mensongère, à l'ère de la démocratie dévoyée, est constamment orchestrée et entretenue par les Etats totalitaires. C'est pourquoi la meilleure antidote au complotisme reste encore la liberté de la presse - c'est bien pourquoi celle-ci, presse, ne manque pas d'en devenir la principale cible et victime.


"Le complotisme est la manifestation toujours en fait du même rejet primordial, par l'existant se faisant sujet social, non seulement de l'existence finie et de l'individualité où il l'assumerait, mais aussi de la justice véritable, celle qui s'établit à la fin de l'histoire. Rejet qui déboucha jadis dans le paganisme et qui voue aujourd'hui l'existant à se soumettre à l'idole abstraite du Soupçon. Parce que, en raison de la finitude de l'existant, la justice véritable qui tient ouvert pour lui l'espace de l'individualité est toujours à nouveau, par lui rejetée... Et, bien sûr, pour les régimes totalitaires, avec la place en eux de la police. Et c'est vers la même issue (souvent fatale) que le complotisme conduirait aujourd'hui comme hier (avec l'Holocauste et le Goulag), n'étaient les principes constitutionnels du monde actuel - éminemment la liberté de la presse - et l'ensemble de ses institutions politiques. La liberté de la presse, parce que la presse peut certes donner d'abord une tribune au complotisme, mais qu'elle en devient très vite une victime (l'élite des médias) et qu'elle est alors en position d'en démonter les mensonges et d'en dénoncer les intentions criminelles."
JURANVILLE, 2021, UJC

COMPLOTISME, Discours du peuple, Discours du maître, Discours de l'individu

Le discours complotiste, tenu par le peuple, suppose toujours qu'un petit groupe de maîtres détient secrètement le pouvoir et ment à la population. Dans la société traditionnelle un tel discours n'a pas lieu d'être, précisément parce que le discours du peuple y est dominant, hégémonique, massivement complotiste lui-même - même si ce sont d'autres discours qui organisent (discours du maître) ou légitiment (discours du clerc) le système sacrificiel, conformément à l'obscure volonté du peuple. Ce n'est qu'à l'aube de l'histoire, avec le discours du maître parvenu en position dominante (discours qui prône alors un minimum de justice et de rationalité), que le complotisme se déclare ouvertement et se répand parmi le peuple, précisément contre les maîtres supposés illégitimes. Il se déchaîne littéralement à la fin de l'histoire avec l'avènement du discours de l'individu (violemment rejeté par les masses), prenant pour cible le capitalisme, le "système", la finance, etc., ceci dans un contexte où si le discours du peuple globalement décline, il en va autrement de son pouvoir (demo-cratie) largement dévoyé dans les Etats totalitaires, ouvertement complotistes et anticapitalistes.


"Le complotisme est inconcevable dans le monde traditionnel. Car c'est une conception qui interprète les événements à partir de l'idée qu'un complot (une conspiration, une conjuration) a été ourdi secrètement par un groupe maléfique (les juifs, les francs-maçons, etc.) pour exercer la domination sur le peuple et occuper la place de maîtres... Il est en fait discours du peuple qui rejette ce groupe prétendu maléfique et le condamne à la violence sacrificielle... Mais cette captation de tous dans le social est mise en question avec l'avènement de l'histoire. Et le complotisme apparaît. Des individus (formant des groupes) surgissent alors qui agissent socialement en tant que maîtres nouveaux et qui introduisent des changements politiques dans le sens de la justice véritable. Le complotisme se dresse explicitement contre eux."
JURANVILLE, 2021, UJC